GEORG WILHELM FRIEDRICH HEGEL
(1770-1831)

SYAMASUNDAR: Hegel cherche à synthétiser les autres philosophies afin d’accéder à la vérité; ce faisant, il conclut que tout ce qui existe est raison : « Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel. »

SRILA PRABHUPADA: Ce qui signifie qu’il voulait accéder à l’Absolu, en qui n’existe aucune dualité, c.-à-d. Krishna qui dit :

paritrânâya sâdhûnâm vinâsâya ca duskrtâm
dharma-samsthâpanârthâya sambhavâmi yuge yuge

« J’apparais d’âge en âge pour libérer les croyants, anéantir les mécréants et rétablir les principes de la spiritualité. » (Gîtâ 4:8) Krishna apparaît sur la Terre pour protéger Ses dévots et anéantir les démoniaques. N’allons pas penser pour autant qu’Il soit partial. Citons ici l’exemple de la diabolique Pûtanâ : lorsqu’Il mit fin à ses jours, celle-ci accéda à une position semblable à celle de la mère de Krishna, Yashodâ. Comme Krishna est absolu, il n’existe aucune différence entre le fait qu’Il aime Yashodâ et qu’Il détruit Poûtanâ. Tout ce qu’Il accomplit est bon : peu importe qu’Il aime ou qu’Il tue. Les deux contraires se concilient en Lui. C’est ce qu’on appelle virouddhârta-sambandha en sanskrit.

SYAMASUNDAR: Hegel constate que ses prédécesseurs tendent de plus en plus à l’abstrait dans leur quête de la nature de la substance, tant et si bien qu’ils ont réduit la substance au néant.

SRILA PRABHUPADA: Ceci est dû à l’ignorance. C’est ce qu’on appelle virasa. Frustrée de n’avoir pu comprendre la nature ou la forme de Dieu par la spéculation, une personne dira : « Dieu n’existe pas. »

SYAMASUNDAR: Ses prédécesseurs réduisaient un objet par l’analyse en des parties toujours plus réduites jusqu’à ce qu’ils en arrivent à un non-être.

SRILA PRABHUPADA: Le fait est que l’Absolu ne peut être fragmenté. On peut lire dans la Bhagavad-Gîtâ (2:23) :

nainam chindanti sastrâni nainam dahati pâvakah
na cainam kledayanty âpo na sosayati mârutah

« Aucune arme ne peut fendre l’âme, ni le feu la brûler. L’eau ne peut la mouiller, ni le vent la dessécher. » Il est possible de fragmenter un objet matériel, mais non une entité spirituelle, inépuisable par nature. Les Mâyâvâdîs croient qu’étant omniprésent, l’Absolu n’a pas de forme. Ce qui est faux. L’Absolu peut conserver Sa forme originelle tout en Se déployant. Krishna dit : mayâ tatam idam sarvam jagad avyakta-mûrtinâ – « Cet Univers, Je le pénètre tout entier dans Ma forme non manifestée. » (Gîtâ 9:4) Krishna possède trois aspects : personnel, localisé et impersonnel – brahmeti paramâtmeti bhagavân iti sabdyate (Bhâgavatam 1.2.11). À moins de comprendre cette science, il sera très difficile de connaître les formes de la Vérité Absolue. Les incompétents au maigre savoir concluent que la Vérité Absolue est nirâkâra, néant. Mais rien n’est plus faux.

SYAMASUNDAR: Hegel veut renverser la tendance à l’abstrait en faveur du concret. Il croit que chaque objet phénoménal a une relation avec le Tout, lequel est réalité. Pour comprendre la réalité, il faut examiner tous les objets et les rattacher au Tout et entre eux.

SRILA PRABHUPADA: Telle est notre méthode. Krishna incarne le Tout auquel tout est rattaché. Puisque nous voyons tout en rapport avec Krishna, nous ne renonçons artificiellement à rien; nous cherchons plutôt à tout utiliser au service de Krishna. Quoique les philosophes mâyâvâdîs déclarent que tout est Brahman, leur méthode est celle du néti-néti : « Ni ceci ni cela. » Ainsi affirment-ils que Krishna et Son adoration seraient également mâyâ. Notre philosophie enseigne que tout est une manifestation de l’énergie de Krishna; l’énergie et sa source ne font qu’un. C’est ce qu’explique Nârada :

idam hi visvam bhagavân ivetaro yato jagat-sthâna-nirodha-sambhavâh
tad dhi svayam veda bhavâms tathâpi te prâdesa-mâtram bhavatah pradarsitam

« Le Seigneur Suprême, bien qu’Il soit Lui-même l’Univers, ne S’en trouve pas moins au-delà. De Lui seul provient la manifestation cosmique, en Lui elle repose, et en Lui elle se résorbe après sa destruction. Mais toi, âme noble, connais bien tous ces faits; aussi ne t’en ai-je montré qu’une vue rapide. » (Bhâgavatam 1.5.20) L’Univers entier est Bhagavân, Krishna, mais il semble distinct de Lui. La conscience de Krishna permet de comprendre qu’il n’en est rien. L’homme moyen conçoit deux entités distinctes : Krishna et ce qui n’est pas Krishna. Alors qu’il n’existe rien qui ne soit pas Krishna. Voilà en quoi réside l’illusion, car tout est Krishna.

SYAMASUNDAR: Pour Hegel, rien ne saurait être séparé du Tout spirituel, car toutes choses y sont rattachées. Pour Kant, le phénomène serait le mode dans lequel les « choses en soi » se représentent à l’individu.

SRILA PRABHUPADA: La Bhagavad-Gîtâ explique que Krishna possède deux énergies : l’énergie spirituelle, qu’on qualifie de supérieure, et l’énergie matérielle dite inférieure. De tels qualificatifs sont employés pour notre bénéfice, car nous ne pourrions comprendre autrement; en réalité, il n’existe qu’une seule énergie : l’énergie spirituelle dite supérieure. Quand l’ignorance recouvre cette énergie spirituelle, on qualifie celle-ci de matérielle. Dans son état naturel, le ciel est dégagé et nous pouvons habituellement voir le soleil; mais lorsque des nuages envahissent le ciel, ils nous cachent l’astre du jour quoique celui-ci n’en demeure pas moins présent. Quand nous ne pouvons voir ou comprendre Krishna, nous expérimentons alors ce qu’on appelle l’énergie matérielle. Mais le fait est que rien n’est matériel puisque tout est Krishna.

SYAMASUNDAR: Hegel dit que les objets mêmes sont l’esprit s’exprimant dans la Nature objective, tandis que Kant soutient que l’esprit s’exprime à travers les objets. Une distinction est ainsi établie entre l’esprit dans l’objet qui s’exprime et l’esprit en tant qu’objet.

SRILA PRABHUPADA: L’objet tel qu’il est s’avère spirituel. Dans un sens, les rayons du soleil ne sont pas l’astre quoique, dans un même temps, ils n’en soient pas différents puisqu’ils en incarnent la chaleur et la lumière. D’où notre philosophie de la différence et de la non-différence simultanées, dite achintya-bhédâbhéda-tattva. Tous ces objets sont en réalité de nature spirituelle; mais quand on est privé de toute conscience de Krishna, on les considère comme matériels. On nous reproche parfois d’utiliser des dictaphones, des machines à écrire et des avions. Et nous leur répondons que ces appareils ne sont pas matériels mais spirituels. On les dit matériels lorsqu’ils sont utilisés pour notre jouissance personnelle, mais spirituels quand ils sont utilisés au service de Krishna. C’est la conscience qui importe ici. Rûpa Goswami enseigne :

anâsaktasya visayân yathârham upayuñjatah
nirbandhah krsna-sambandhe yuktam vairâgyam ucyate
prâpañcikatayâ buddhyâ hari-sambandhi-vastunah
mumuksubhih parityâgo vairâgyam phalgu kathyate

« Est pleinement établie dans l’ordre du renoncement la personne qui vit conformément à la conscience de Krishna. Sans attachement pour les plaisirs des sens, elle doit accepter seulement ce qui s’avère nécessaire pour l’entretien du corps. Au contraire, le renoncement de la personne qui rejette ce qui pourrait être utilisé au service de Krishna, sous prétexte de matérialité, sera toujours incomplet. » (Bhakti-rasâmrita-sindhou 1.2.255-256) Tout est en relation avec Krishna. Tout rejeter comme faux est synonyme de renoncement artificiel. Notre méthode consiste à renoncer aux objets de plaisir pour nos sens, mais à tout accepter pour la satisfaction de Krishna, qui dit :

mâm ca yo ’vyabhicârena bhakti-yogena sevate
sa gounân samatîtyaitân brahma-bhouyâya kalpate

« Celui qui tout entier s’absorbe dans le service de dévotion, sans jamais faillir, transcende aussitôt les modes d’influence de la Nature matérielle et atteint le niveau du Brahman. » (Gîtâ 14:26) On se spiritualise dès qu’on s’engage pleinement dans le service de dévotion, car celui-ci ravive la qualité spirituelle de tout ce qui existe. En vérité, tout est spirituel; cette spiritualité est toutefois recouverte par notre conscience matérielle au même titre que l’or peut être recouvert de boue. En purifiant le cœur, on comprend aussitôt la nature spirituelle de toutes choses. Faisant preuve de conscience matérielle, nous croyons être américains, indiens, femmes, hommes, etc. Lorsque nous accéderons à la conscience spirituelle, nous réaliserons : « Je suis le serviteur de Krishna. » Nous comprendrons ainsi que nous sommes de nature spirituelle. Les conceptions matérielles sont comme des rêves. En rêve, on peut croire être ceci ou cela, ou qu’on accomplit tant d’activités; mais au réveil, on comprend notre véritable identité. En tant que parties intégrantes de Krishna, nous n’avons d’autre devoir que de Le servir. Lorsqu’on accède à cette conscience, tout est spirituel.

HAYAGRIVA: Dans La Philosophie de la religion, Hegel écrit : « Dieu est un Dieu vivant, qui agit et accomplit. La religion naît de l’esprit divin; elle n’est pas une découverte humaine, mais une œuvre de création et d’action divines en Lui [Dieu]. »

SRILA PRABHUPADA: Oui. Il est très important de comprendre que la religion n’est pas du ressort de l’homme. Nous définissons la religion comme étant « les directives de Dieu ». On lit dans la Bhagavad-Gîtâ (4:7-8) :

yadâ yadâ hi dharmasya glânir bhavati bhârata
abhyutthânam adharmasya tadâtmânam srjâmy aham
paritrânaya sâdhûnâm vinâsâya ca duskrtâm
dharma-samsthâpanârthâya sambhavâmi yuge yuge

« Chaque fois qu’en quelque endroit de l’Univers les principes de la religion connaissent un déclin et que s’élève l’irréligion, ô descendant de Bharata, Je descends en personne. J’apparais d’âge en âge pour libérer les croyants, anéantir les mécréants et rétablir les principes de la spiritualité. » Telle est la religion. Elle repose sur les directives de Dieu, Krishna. Si vous suivez rigoureusement les instructions de Krishna, vous êtes religieux, pieux, transcendantal. Mais si vous Le défiez et fabriquez de toutes pièces votre propre religion, vous êtes diabolique, asurique.

SYAMASUNDAR: Kant et Platon considèrent les objets temporaires comme les représentations d’un idéal. À titre d’exemple, cette table représente la table idéale; elle n’incarne pas en soi cet idéal.

SRILA PRABHUPADA: Nous enseignons également que l’Univers matériel est un reflet dénaturé du monde spirituel. On le compare à un mirage. Srîdhar Swami dit que le royaume de l’illusion où nous vivons semble réel de par la réalité du monde spirituel. La réalité de la table réelle nous permet de percevoir cette table-ci. Quoique l’entière Création matérielle ne soit qu’un reflet dénaturé de la réalité, les gens en sont captivés. Tant et si bien qu’ils croient qu’il s’agit ici d’une table réelle, d’un corps réel, d’une société réelle, d’un bonheur réel…

SYAMASUNDAR: Hegel dirait que ce sont d’authentiques extériorisations de la réalité, que c’est une table et des objets réels. Non pas qu’il s’agit d’images du réel, mais bien qu’ils sont eux-mêmes réels.

SRILA PRABHUPADA: Qu’entend-il par « réel » ? Pour nous, la réalité est ce qui ne cessera jamais d’être. Rien d’autre n’est réel.

nâsato vidyate bhâvo nâbhâvo vidyate satah
ubhayor api drsto ’ntas tv anayos tattva-darsibhih

« Les maîtres de la vérité ont conclu à l’éternité du réel et à l’impermanence de l’illusoire, et ce, après avoir étudié leur nature respective. » (Gîtâ 2:16) La réalité est ce qui existe éternellement. Comme son existence s’avère temporaire, cette table ne peut être qualifiée de réelle. On la compare à un rêve ou à une hallucination parce qu’elle est temporaire. On ne saurait dire qu’un rêve soit réel, quoique tout semble réel lorsqu’on rêve.

SYAMASUNDAR: Mais ne retrouve-t-on pas de table sur le plan spirituel ? Une table absolue ?

SRILA PRABHUPADA: Oui, toutes sortes de meubles – tables, chaises, etc. – existent éternellement dans le royaume de Krishna. Mais tous ces objets ne sont manifestés en ce monde que de façon temporaire.

SYAMASUNDAR: L’esprit s’exprime-t-il dans cet objet ou serait-il cet objet même ?

SRILA PRABHUPADA: L’objet est une expression de l’énergie spirituelle. Toute manifestation incarne une des deux énergies de Krishna, dont l’une est éternelle et l’autre temporaire. Est matériel ce dont la manifestation est temporaire, tandis que le spirituel est éternellement manifesté.

SYAMASUNDAR: Pourrait-on dire alors que cette table est faite d’esprit et que, dans un même temps, elle ne l’est pas ?

SRILA PRABHUPADA: À l’origine, elle est faite d’esprit en ce sens que Krishna incarne le Tout spirituel; et comme elle représente Son énergie, elle est effectivement Krishna. On peut façonner des jarres et des briques d’argile, mais lorsqu’elles seront détruites, celles-ci retourneront à l’argile dont elles furent temporairement tirées. Il existe trois états : l’informe, la forme et la résorption dans l’informe. Krisha dit à Brahmâ dans les pages du Srimad-Bhâgavatam (2.9.33) :

aham evâsam evâgre nânyad yad sad-asat param
pascâd aham yad etac ca yo ’vasisyeta so ’smy aham

« Je suis cette Personne Suprême, qui était avant la Création, lorsqu’il n’existait rien d’autre que Moi-même, et que la cause de la Création – la Nature matérielle – n’était pas encore manifestée. Je suis aussi Celui que tu vois maintenant, Moi, la Personne Suprême, et Je suis également Celui qui subsistera après l’annihilation. » Krishna existait ainsi à l’aube de la Création; c’est Lui qui la maintient et lorsqu’elle sera anéantie, Il continuera d’exister.

SYAMASUNDAR: Les Mâyâvâdîs diraient donc que cette table est mâyâ ?

SRILA PRABHUPADA: Oui, mais nous préférons dire qu’elle est temporaire.

SYAMASUNDAR: Mais il existerait également un monde spirituel riche en formes ?

SRILA PRABHUPADA: Oui, mais les Mâyâvâdîs l’ignorent. Quelle est la source de ces formes ? Le Védânta-soutra répond : janmâdy asya. La forme procède de la source originelle. Les formes que nous apercevons ici-bas ne sont pas éternelles. Elles ne sont qu’imitations, reflets dénaturés des formes éternelles. Aucun reflet n’est éternel.

SYAMASUNDAR: Hegel dit que ces formes ne sont pas éternelles, mais que leur interaction représente un procédé éternel.

SRILA PRABHUPADA: Le mirage n’est ni réel ni éternel, mais il existe une eau aussi réelle qu’éternelle. Sinon, comment quiconque pourrait-il la concevoir ?

SYAMASUNDAR: Mais si l’Univers est rationnel et si chaque chose a son utilité, cette forme temporaire s’avère aussi spirituelle car elle est d’une certaine utilité.

SRILA PRABHUPADA: En effet, nous employons tout pour servir les desseins de Krishna. Il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur.

SYAMASUNDAR: Mais si on ne connaît pas ce dessein ? L’objet demeure-t-il spirituel ?

SRILA PRABHUPADA: Oui. Les faits sont les faits, qu’on les connaisse ou non. Il nous faut simplement recevoir la connaissance d’un maître du savoir. Tous les objets sont de nature spirituelle, mais la personne sans savoir n’a pas les yeux pour voir cette spiritualité.

SYAMASUNDAR: Les desseins du Seigneur s’accomplissent donc en tous lieux, qu’on les saisisse ou non ?

SRILA PRABHUPADA: En effet. En plus de Se révéler dans la Bhagavad-Gîtâ, Il délègue également Son représentant pour accomplir Ses desseins. L’essence des choses est spirituelle, mais notre vision imparfaite rend les choses matérielles.

SYAMASUNDAR: Hegel croit que chaque chose a son utilité, que l’Univers entier est rationnel et qu’il se déploie sous la direction de la raison, l’esprit de l’Absolu.

SRILA PRABHUPADA: Certainement. Seul un vaurien penserait que la vie est sans but, que tout est le fruit du hasard.

SYAMASUNDAR: Selon Hegel, pour comprendre cette réalité, il faut examiner les corrélations entre les choses.

SRILA PRABHUPADA: Nous enseignons la même chose. Krishna incarne l’origine de tout ce qui existe, et Ses émanations énergétiques constituent tout ce qui est.

parasya brahmanah sâksâj jâta-vedo ’si havyavât
devânâm purusângânâm yajñena purusam yajeti

« Ô déva du feu, tu es une parcelle de Dieu, la Personne Suprême, Sri Hari, à qui tu apportes toutes les offrandes sacrificielles. Nous te prions donc d’offrir au Seigneur Souverain les ingrédients du yajña que nous destinons aux dévas, car Il en est le véritable bénéficiaire. » (Bhâgavatam 5.20.17) L’existence physique est chaleur et lumière, et ces énergies émanent de Krishna, la lumière originelle. Toute substance matérielle ou spirituelle est composée de chaleur et lumière. Celui qui a les yeux pour voir le spirituel peut voir ces choses.

SYAMASUNDAR: Hegel cherche à établir la relation entre les réalités concrètes. Les faits isolés, ou moments, comme il les appelle, ne peuvent jamais constituer la vérité parce que la vérité est le tout, l’unité intégrée qui est aussi organique que dynamique.

SRILA PRABHUPADA: En s’analysant, on peut comprendre qu’on existe en tant qu’âme et que nos traits corporels changent. On qualifie de matériel ce qui change. L’âme spirituelle, elle, existe en toutes circonstances. Voilà donc la différence entre la matière et l’esprit.

SYAMASUNDAR: Les moments, facteurs du tout organique, progressent de façon évolutive selon le cours défini par la raison, que Hegel appelle Welt Geist, l’Âme du monde.

SRILA PRABHUPADA: L’Âme du monde est une personne. À moins d’admettre l’existence d’un Dieu personnel, il ne saurait être question de raison. La Bhagavad-Gîtâ (9:10) explique cette raison qui guide tout en l’Univers :  mayâdhyaksena prakritih – « La Nature matérielle agit sous Ma direction. » Direction et raison sont synonymes. Dès qu’il est question de raison, il faut donc admettre l’existence d’une Personne Suprême qui dirige tout selon Sa raison suprême.

SYAMASUNDAR: Diriez-vous que tous les événements mondiaux sont des expressions de l’Âme du monde, ou raison universelle, qui Se manifeste ? Et quel serait le but ultime d’un tel dessein ?

SRILA PRABHUPADA: Ce dessein existe bel et bien, sinon pourquoi Krishna emploierait-Il le mot supervision (adhyaksena) ? Il y a dessein, direction et raison. Parties intégrantes de Krishna, les êtres vivants ont pour une raison ou pour une autre voulu tirer jouissance de l’Univers matériel. Krishna leur en a donc donné la possibilité, tout comme le père permet à ses jeunes enfants de jouer. Krishna dit :

sarvasya câham hrdi sannivistho
mattah smrtir jñânam apohanam ca

« Je Me tiens dans le cœur de chaque être, et de Moi viennent le souvenir, le savoir et l’oubli. » (Gîtâ 15:15) Le plan d’ensemble se résume ainsi : Krishna accorde à l’être la liberté de s’amuser pour ensuite retourner en sa demeure première. Il lui dit : « D’accord, tu veux jouer. Mais quand tu en auras assez de tous ces non-sens, renonce et reviens auprès de Moi. » Ce monde est tel un terrain de jeux pour âmes conditionnées, et le corps est tel un champ (kshétra) de dimensions réduites où l’être vivant désire se divertir.

idam sarîram kaunteya ksetram ity abhidhîyate
etad yo vetti tam prâhuh ksetrajñah iti tad-vidah

« On appelle champ le corps, ô fils de Kountî, et connaissant du champ celui qui connaît le corps. » (Gîtâ 13:2) Le corps matériel n’étant qu’un champ d’action, Krishna nous dit : « D’accord, prends ce corps et amuse-toi. Et quand tu en auras assez de jouer dans ce champ, tu pourras en avoir un nouveau. » Ainsi l’être change-t-il de corps, passant d’un champ d’action à l’autre.

SYAMASUNDAR: Ce jeu est-il futile ou y a-t-il évolution graduelle ?

SRILA PRABHUPADA: Il existe un but. Krishna nous transmet le savoir qu’on retrouve également dans les Védas. Krishna nous dit : « Ce jeu étant malsain, Je vous prie d’y renoncer pour revenir auprès de Moi. » Voilà le dessein.

SYAMASUNDAR: Selon la dialectique hégélienne, l’être et le néant seraient des abstractions creuses. L’être serait la thèse, le néant serait l’antithèse, et le changement ou le devenir représenterait la synthèse.

SRILA PRABHUPADA: La question de devenir se pose du fait que nous nous retrouvons dans une situation aussi délicate que marginale. Bien qu’éternels, nous voici prisonniers d’une entité mortelle. D’où vient que nous changeons de situation; c’est ce qu’on appelle la transmigration. Quand je mettrai fin à cette dernière, j’accéderai à mon être véritable, lequel est éternel.

SYAMASUNDAR: Hegel croit qu’après avoir épuisé toutes ses ressources, la dialectique rèvèle la Vérité Absolue dans son tout indivisé. Mais comme la Nature – guidée par l’Âme du monde – se déploie ad infinitum, la dialectique se perpétue également à l’infini.

SRILA PRABHUPADA: En d’autres mots, on ne peut découvrir l’ultime synthèse : il faut recevoir cette connaissance des shâstras. La thèse veut que l’âme qui habite le corps soit immortelle, et l’antithèse que le corps soit mortel. La libération de l’âme hors du corps représente la synthèse. Comprenant que notre situation est délicate en cet Univers matériel, on recherche la libération. À moins de comprendre que nous sommes prisonniers, il ne saurait être question de libération.

SYAMASUNDAR: Pour Hegel, la Vérité Absolue est toujours changeante et pourtant toujours permanente.

SRILA PRABHUPADA: L’Absolu ne change pas. Nous sommes nous-mêmes permanents. Faisant partie intégrante de Krishna, nous sommes permanents même si nous passons d’un corps matériel à l’autre. Même si Krishna Se manifeste dans différentes émanations, Il demeure inchangé.

SYAMASUNDAR: Hegel voit la Vérité Absolue Se déployer à travers l’Histoire, la biologie, la sociologie et autres sciences.

SRILA PRABHUPADA: Krishna incarne le centre dont tout émane. Les manifestations temporaires proviennent de Krishna et retournent ensuite en Lui. L’Histoire, elle, n’est que répétition.

SYAMASUNDAR: Pour Hegel, Dieu, ou la Vérité Absolue, Se manifeste sous trois formes : l’idée en-soi, l’idée pour-soi et l’idée en-soi-et-pour-soi.

SRILA PRABHUPADA: Ce qui signifie qu’il cherche à se créer un Dieu. Pour lui, Dieu serait une idée. Est-ce là sa philosophie ? Les Mâyâvâdîs croient aussi que Dieu n’existe pas vraiment, qu’Il est le fruit de l’imagination humaine, qu’Il est impersonnel ou mort. Tant de personnes sont occupées à se créer un Dieu. Vivekananda, à titre d’exemple, prétendait que Ramakrishna était Dieu.

HAYAGRIVA: En soutenant que l’essence de Dieu serait « pensée et réflexion » – quelle que soit l’image que Dieu puisse revêtir –, Hegel fait fondamentalement preuve d’impersonnalisme. Il écrit : « Dieu incarne dans Son essence même pensée et réflexion, peu importe que soient déterminées autrement Son image et Sa configuration. »

SRILA PRABHUPADA: Si Dieu est absolu, Son image et Sa parole le sont également puisqu’elles ne sont pas différentes de Lui. L’image du Seigneur adorée dans le temple est également Dieu de par Sa nature absolue. Le Seigneur affirme que terre, eau, feu et tout ce qui existe représentent Son énergie. De sorte que même en assimilant l’image de Dieu à la pierre, il nous faut reconnaître que celle-ci incarne Son énergie. Même s’il n’est pas l’électricité même, le fil de cuivre n’en demeure pas moins conducteur d’électricité; touchez-le et vous réaliserez qu’il n’est pas différent de cette dernière. D’un point de vue matériel, on peut penser qu’un objet est différent de Dieu; mais vu sous un angle spirituel, tout est Dieu.

arcye visnau silâdhîr gurusu nara-matir vaisnave jâti-buddhih

« Quiconque considère l’archâ-moûrti, la forme de Vishnou à laquelle on rend un culte, comme de la pierre, le maître spirituel comme un homme ordinaire, et un Vaishnava comme appartenant à une classe donnée de la société, possède une intelligence diabolique et court à sa perte. » (Padma Purâna) On ne doit pas voir la Déité comme de la matière, comme de la pierre (silâ). Dès qu’Il aperçut la Déité de Jagannâth, Chaitanya Mahâprabhou S’évanouit. Pour réaliser l’omniprésence de Dieu, il importe d’être formé à suivre les instructions du Seigneur. Hegel semble émettre l’hypothèse que Dieu serait une idée, alors qu’en réalité Dieu est substance.

SYAMASUNDAR: Qu’entendez-vous par « substance » ?

SRILA PRABHUPADA: On appelle substance ce qui s’avère concret. On peut se faire une idée de ce à quoi ressemblerait une montagne toute en or; mais quelle différence entre cette idée et la montagne même ! Quand vous voyez et touchez en réalité un tel mont, c’est qu’il existe bel et bien. Voilà ce qu’on appelle « substance ».

 SYAMASUNDAR: Selon Hegel, il y a idée, substance, et leur synthèse : l’esprit.

SRILA PRABHUPADA: Notre philosophie veut que l’esprit se réalise en trois étapes : Brahman, Paramâtmâ et Bhagavân. La réalisation du Brahman s’apparente à celle de la radiance impersonnelle du soleil. La réalisation du Paramâtmâ ressemble à celle du disque localisé de l’astre du jour. Mais s’il nous était possible d’accéder au soleil, nous pourrions y voir le Dieu Soleil, ce qui se compare à la réalisation de Bhagavân, l’aspect personnel de Dieu. En réalisant l’aspect personnel, on comprend automatiquement les aspects impersonnel et localisé. Selon la Brahma-samhitâ (5:40), l’impersonnel brahmajyoti est formé des rayons émanant du corps de Krishna. De même, le Paramâtmâ incarne l’aspect localisé de Krishna sis dans le cœur de chacun. Le soleil est un et non multiple, mais il peut néanmoins se refléter dans d’innombrables jarres d’eau. En voyant ces reflets du soleil dans autant de jarres, une personne pourrait penser : « Il existe des millions de soleils ». Quiconque n’a contemplé que la lumière du soleil le conçoit d’un angle impersonnel; mais qui connaît le Dieu Soleil en a atteint la réalisation personnelle. Dieu est la Personne Suprême : Sri Krishna. Cette vérité est compréhensible quand on conçoit clairement le Seigneur. On ne saurait réduire Dieu à une simple idée. Les idées jaillissent de la substance.

SYAMASUNDAR: Hegel utilise le mot « idée » pour désigner la forme rationnelle, laquelle précède la forme matérielle ou physique.

SRILA PRABHUPADA: Nous lisons dans la Brahma-samhitâ (5:1) que Krishna, l’Être Suprême, possède une forme (vigraha). Mais de quelle nature serait-elle ? Îsvarah paramah krsnah sac-cid-ânanda-vigrahah : « Krishna est le Dieu Suprême et Son Corps spirituel est aussi éternel que félicieux. » Sat signifie « éternel ». Notre corps actuel est temporaire ou asat, mais celui de Krishna s’avère différent. Le mot ânanda signifie que Krishna est toujours « plein de félicité ». Et chit signifie « savoir  » – Krishna sait tout. Ainsi Se révèle-t-Il différent de nous. Il n’est pas une idée mais la substance même.

SYAMASUNDAR: Dans notre entretien sur Platon, vous étiez d’accord que l’idéal précède la représentation physique.

SRILA PRABHUPADA: Les shâstras nous informent qu’il existe un monde spirituel, dont l’Univers matériel est le reflet dénaturé. Grâce aux shâstras, nous comprenons également que les demeures du monde spirituel sont faites de chintâmani : chintâmani prakara-sadmasu (Brahma 5:39). Notre monde n’a jamais vu de chintâmani [pierre philosophale], cette pierre qui transmue les autres métaux en or; mais on peut en acquérir quelque idée par l’écoute d’autorités en la matière. Non pas que nous inventons ou imaginons le monde spirituel. En d’autres mots, nous avons des idées de substances que nous n’avons peut-être pas vues.

SYAMASUNDAR: Pour Hegel, l’esprit engendre les idées et les actualise.

SRILA PRABHUPADA: Nous disons que tout vient de Krishna. Pourquoi seulement les idées et substances ? Pourquoi ceci ou cela ? Pourquoi tant de distinctions ? Tout procède de Lui. En l’absence de substance dans le monde spirituel, rien ne pourrait exister. En dernière analyse, il importe d’accepter le fait que tout émane de la substance. Janmâdy asya (Védânta). Toutes les idées peuvent être attribuées à la substance originelle : Krishna. Aussi Krishna déclare-t-Il : « De Moi tout émane. » (Gîtâ 10.8). En Krishna, vous accédez à l’ultime substance. Si vous comprenez Dieu, vous avez tout compris.

SYAMASUNDAR: Vous diriez donc que la forme précède l’idée et non l’inverse ?

SRILA PRABHUPADA: Oui, la forme précède l’idée. Krishna dit :

sarvasya câham hrdi sannivistho mattah smrtir jñânam apohanam ca

« Je Me tiens dans le cœur de chaque être, et de Moi viennent le souvenir, le savoir et l’oubli. » (Gîtâ 15:15) Quant à l’être humain, il ne peut rien inventer, mais seulement découvrir ce qui existe déjà.

SYAMASUNDAR: Hegel voit idée et substance s’opposer en tant que thèse et antithèse; et l’esprit serait la synthèse qui contient l’un comme l’autre.

SRILA PRABHUPADA: Nous sommes d’accord. Virouddhârta-sambandha : les contraires se concilient en Krishna, Lui qui est simultanément identique et différent de Sa Création. Comme il est impossible de concevoir de telles choses en l’Univers matériel, on les dit inconcevables.

SYAMASUNDAR: Ce que nous pouvons concevoir doit donc exister quelque part ?

SRILA PRABHUPADA: Oui. C’est un fait qu’on ne saurait concevoir ce qui n’existe pas. Dans l’Univers matériel, nous comprenons qu’un plus un font deux, et qu’un moins un font zéro. Cette loi ne s’applique pas toutefois dans le monde spirituel, où un plus un font un, et un moins un font un.

SYAMASUNDAR: Mais que dire de l’idée que Dieu serait malveillant ? Puis-je concevoir une telle chose ?

SRILA PRABHUPADA: Oui, mais non selon notre entendement. Dieu étant absolu, le bien comme le mal se concilient en Lui. On ne saurait dire que parce qu’on pense que Dieu serait malveillant, Il l’est. Au contraire, nous disons qu’étant l’Absolu, Il est infiniment bon.

SYAMASUNDAR: Que dire de l’idée que Dieu n’existerait pas  ?

SRILA PRABHUPADA: C’est un fait qu’Il n’existe pas en ce qui concerne les vauriens. Puisque ceux-ci ne peuvent comprendre le Seigneur, Il n’existe pas pour eux.

SYAMASUNDAR: Que dire de l’idée que je suis Dieu ?

SRILA PRABHUPADA: C’est aussi un fait puisque tu fais partie intégrante de Dieu. Tu peux dire « je suis Américain » et le président Nixon pourrait en dire autant. Mais n’allons pas croire pour autant que tu es Nixon. Ce serait pure folie que de le prétendre.

HAYAGRIVA: Concernant Dieu et l’homme, Hegel écrit : « Dieu n’est Dieu que dans la mesure où Il Se connaît Lui-même; Sa connaissance de soi est d’ailleurs Sa conscience de Lui-même en l’homme, et la connaissance humaine de Dieu – un savoir qui se prolonge dans la connaissance de soi humaine en Dieu. »

SRILA PRABHUPADA: S’il accepte l’existence et Dieu et de l’humain, pourquoi n’accepte-t-il pas de recevoir la science de Dieu du Seigneur même ? Pourquoi spéculer ? Dans sa quête de connaissance de Dieu, l’homme et la femme auraient avantage à s’informer auprès du Seigneur en personne. Or, Hegel refuse de recevoir instructions ou savoir de quelque source extérieure. Il va sans dire que si vous désirez en savoir davantage sur ma nature et moi, mieux vaudrait vous informer auprès de moi que de spéculer. Dans la Bhagavad-Gîtâ, Dieu explique qui Il est; en acceptant ce savoir donné par le Seigneur Lui-même, notre connaissance de Dieu sera parfaite. Pourquoi perdre son temps à spéculer ?

HAYAGRIVA: Peut-être qu’en l’absence de toute spéculation, le philosophe ne pourrait écrire autant de livres ?

SRILA PRABHUPADA: Au contraire. En possession du parfait savoir, vous pourrez écrire à la perfection. Sinon, vos écrits seront dénués de sens. Si nos livres ont quelque sens, c’est parce que nous ne spéculons pas sur Dieu : notre compréhension du Seigneur vient de Lui-même. Ainsi le veut la paramparâ. Selon Vishvanâth Chakravartî Thâkour : sâksâd-dharitvena samasta-sâstrair (Sri Gurv-astaka 7); toutes les Écritures acceptent le gourou, le maître spirituel [authentique], au même titre que le Seigneur Suprême car il n’invente rien. Serviteur de Dieu, son savoir fut transmis par le Seigneur. Si Hegel accepte le fait qu’il soit homme et que Dieu existe, il doit logiquement recevoir la science de Dieu du Seigneur même.

SYAMASUNDAR: Pour Hegel, l’idée absolue – l’idée en-soi-et-pour-soi – se manifeste dans l’esprit objectif sous la forme de lois, de moralité et d’éthique sociale, domaines où le libre arbitre se développe.

SRILA PRABHUPADA: Telles sont en effet les sphères du libre arbitre, qui se manifestent toutes dès qu’on accepte l’existence d’un maître suprême. Ce que refusent de faire les athées, d’où leur immoralité. À moins d’en fonder l’action sur quelque base, le libre arbitre ne rime à rien. Il doit exister une loi, une moralité. Dans un même temps, Krishna dit à Arjuna d’agir comme il lui plaira (Gîtâ 18:63). Tel est le libre arbitre. Après lui avoir expliqué la Bhagavad-Gîtâ, Krishna lui dit qu’il était libre de choisir.

HAYAGRIVA: Hegel accorde beaucoup d’importance à la liberté humaine. Il accuse les Orientaux, et plus spécifiquement les Hindous, de ne pas savoir « que l’esprit ou l’humain est libre en soi. Leur ignorance les prive de liberté. »

SRILA PRABHUPADA: Il parle de liberté humaine, mais il ne peut échapper à la naissance, la maladie, la vieillesse et la mort. Où est sa liberté quand il doit mourir ?

HAYAGRIVA: Hegel écrit : « Seules les nations germaniques ont accédé, grâce au christianisme, à la conscience que l’humain en tant que tel est libre et que la liberté de l’esprit constitue sa véritable nature. »

SRILA PRABHUPADA: Selon la religion chrétienne, l’être humain serait libre d’aller au ciel ou en enfer, c.-à-d. qu’il est libre de choisir. Mais une fois en enfer, où est sa liberté ? Tout citoyen peut vivre libre ou aller en prison; mais où est sa liberté en prison ? Sa liberté dépend d’autrui, qui lui permet de rester libre ou d’être jeté en prison. Notre liberté s’avère donc relative. C’est Dieu le maître absolu qui accorde à l’être vivant la liberté de choisir. L’être ne sera jamais aussi totalement libre que le Seigneur.

HAYAGRIVA: Hegel accuse l’hindouisme d’être une théocratie où l’humanité reçoit les lois d’un Dieu extérieur. Elle suit ainsi aveuglément une volonté extérieure, une attitude non confirmée en la personne même, estime Hegel. Il croit que l’exercice du libre arbitre humain serait la meilleure façon d’atteindre Dieu.

SRILA PRABHUPADA: S’il en est ainsi, pourquoi les animaux ne peuvent-ils pas atteindre Dieu ? Ils ont également le libre arbitre.

HAYAGRIVA: Hegel prétend que les animaux sont privés de volonté.

SRILA PRABHUPADA: Pourquoi alors prennent-ils différentes directions ?

HAYAGRIVA: Hegel va même jusqu’à dire dans Principes de la philosophie du droit que les animaux n’ont pas le droit de vivre, puisqu’ils sont sans volonté.

SRILA PRABHUPADA: Il s’agit d’abord de déterminer ce qu’est la vie. Les animaux mangent, dorment, s’accouplent et se défendent au même titre que nous. L’infime fourmi présente tous les symptômes de vie qu’on décèle en nous. Pourquoi l’humain aurait-il plus droit à la vie que la fourmi quand les symptômes de vie sont identiques ?

SYAMASUNDAR: Selon Hegel, la conscience individuelle opère une auto-évaluation et fixe son propre standard de moralité.

SRILA PRABHUPADA: Telle n’est pas notre moralité, puisqu’elle nous vient d’une autorité supérieure. Notre moralité est standardisée. Krishna dit : « Laisse là toutes formes de pratique religieuse et abandonne-toi simplement à Moi. » (Gîtâ 18:66) Voilà en quoi consiste notre moralité. Les lois humaines sont imparfaites, mais celles de Dieu sont parfaites. Pourquoi accepter l’avis imparfait d’autrui ?

SYAMASUNDAR: Selon Hegel, le mental subjectif traite les expériences intérieures, le mental objectif traite les expériences extérieures, et le mental absolu traite les deux, et les unit.

SRILA PRABHUPADA: C’est exact. Chacun peut comprendre qu’il en est ainsi de l’Absolu.

SYAMASUNDAR: Cet Absolu S’exprime sous trois formes : l’art, la religion et la philosophie. Dans l’art, l’Absolu prend la forme qu’on nomme « beauté ».

SRILA PRABHUPADA: Nous définissons en effet Dieu comme étant de toute beauté.

SYAMASUNDAR: Hegel considère la religion comme un moyen d’expression artistique. Alors que la philosophie conçoit ou médite sur l’Absolu, la religion Le représente ou Le décrit.

SRILA PRABHUPADA: Sans fondement philosophique, la religion n’est que sentimentalisme.

SYAMASUNDAR: Hegel soutient que l’art serait une expression de l’esprit.

SRILA PRABHUPADA: Tout est une expression de l’esprit. En quoi est-ce là une définition de l’art ?

SYAMASUNDAR: Qu’en est-il de l’arbre ? Pourrait-on dire qu’il est une manifestation artistique de l’Absolu ?

SRILA PRABHUPADA: L’arbre représente également une forme d’art. Krishna est d’ailleurs l’artiste suprême.

SYAMASUNDAR: Le mental absolu s’exprime à travers la religion, qui présente la Vérité Absolue comme des représentations dans notre conscience.

SRILA PRABHUPADA: La religion revient à accepter Dieu. S’il pense que la religion n’est qu’une représentation dans notre conscience, c’est qu’il n’en a aucune notion précise. Respecter les lois de Dieu, telle est la religion.

SYAMASUNDAR: Pour Hegel, la manifestation par excellence de l’Absolu serait la philosophie, synthèse de l’art et de la religion.

SRILA PRABHUPADA: La philosophie revient également à respecter les directives du Seigneur. Tout le reste n’est que spéculation stérile. Dieu dit : « Tu ne tueras pas ». Arrêter de tuer, c’est donc se montrer religieux. Mais comprendre pourquoi on ne doit pas tuer relève de la philosophie. Plusieurs reconnaissent Dieu en Krishna; le dévot hautement réalisé comprend Krishna, aussi Lui est-il très cher. Mais l’amour pour Krishna surpasse tout le reste. Bien qu’elles n’étaient pas des philosophes, les gopîs aimaient Krishna sans considération secrète. Chaitanya Mahâprabhou exprima Lui-même cet amour pour Krishna.

SYAMASUNDAR: Un jour, vous disiez que supérieure à la philosophie était la mise en pratique de celle-ci.

SRILA PRABHUPADA: En effet. Les gopîs pratiquaient la philosophie, car elles aimaient Krishna. Qui plus est, elles récoltaient les fruits de la philosophie.

HAYAGRIVA: Puisque le corps sert d’instrument à l’âme, Hegel estime que blesser le corps revient à blesser la personne même. Dans Principes de la philosophie du droit, il écrit : « Dire que la véritable personne – l’âme – ne peut être blessée lorsqu’on maltraite son corps, n’est qu’un vain sophisme… Faire violence à mon corps, c’est en réalité me faire violence. »

SRILA PRABHUPADA: Comment justifier alors l’abattage animal ?

HAYAGRIVA: Hegel dirait qu’une personne possède son corps parce qu’elle peut y appliquer sa volonté. Les animaux, cependant, n’ont pas droit à la vie puisqu’ils n’appliquent pas leur volonté à la possession de leur corps.

SRILA PRABHUPADA: S’il en est ainsi, pourquoi les animaux protestent-ils quand on les tue ? Qu’est-ce que c’est que cette philosophie ?

HAYAGRIVA: Hegel dit que l’humanité jouit du droit de propriété absolue. Il écrit : « Une chose appartient au premier venu qui par hasard l’obtient, car une seconde personne ne saurait prendre possession de ce qui appartient déjà à autrui. »

SRILA PRABHUPADA: En d’autres mots, la force prime le droit. Mais pensez-y : comment établirait-on un droit de propriété sur l’or ? Il s’agirait d’abord de trouver de l’or qui n’appartient à personne. Il faut donc chercher à savoir qui est le véritable propriétaire de l’or. Vous pouvez revendiquer un droit prioritaire de propriété, mais l’or existait d’ores et déjà. Qui en est le propriétaire ? Qui a fabriqué l’or et l’a gardé avant vous ?

HAYAGRIVA: Hegel dirait que « le premier venu n’est pas le propriétaire légitime en vertu du fait qu’il soit le premier venu, mais de par son libre arbitre. » En d’autres mots, c’est à moi parce que je veux qu’il en soit ainsi.

SRILA PRABHUPADA: D’accord. Mais quelqu’un a créé l’or et l’a gardé avant que vous ne le preniez. En voulant qu’il vous appartienne, ou en le prenant, vous devenez donc un vulgaire voleur et non un philosophe. N’étant ni créateur ni conservateur, notre titre de propriété s’avère faux.

SYAMASUNDAR: Concernant l’action, l’activité en accord avec la conscience serait appropriée, selon Hegel.

SRILA PRABHUPADA: Le voleur s’accoutume à voler et, par conséquent, sa conscience lui dit : « Oui, je dois voler. C’est mon droit. » La conscience de l’assassin lui dit de tuer. À l’origine, la Bible disait : « Tu ne tueras point. » Mais les gens ont créé une conscience qui leur fait penser : « Tuer n’est pas grave. » La conscience est façonnée par les fréquentations. La fréquentation d’âmes élevées produira une conscience vertueuse, les fréquentations indésirables auront l’effet contraire. Il n’existe pas de norme de conscience absolue. La conscience est la faculté de discernement.

SYAMASUNDAR: Hegel soutient qu’il existe une conscience absolue, laquelle serait pure rationalité.

SRILA PRABHUPADA: La conscience de Krishna incarne la pure rationalité. À moins d’accéder à ce niveau, ce qu’on appelle conscience et philosophie n’a guère de valeur.

SYAMASUNDAR: Hegel croit que le châtiment pour un crime est justifié, car il fait régner la justice et rétablit les droits.

SRILA PRABHUPADA: Exactement. Par conséquent, qui tue un animal doit s’attendre au même sort. Telle est la justice. Selon la Manu-samhitâ, la justice veut qu’on pende le meurtrier. Il serait injuste de l’épargner puisqu’en échappant à la pendaison, il échappe aussi à la justice : il lui faudra donc souffrir terriblement dans sa vie suivante. Afin de lui épargner de tels tourments, le meurtrier doit être mis à mort dans cette vie. Le roi qui le fait pendre lui rend justice en prenant vie pour vie. Or, selon la philosophie védique, la personne qui tue un animal doit s’attendre au même sort. Aucune personne saine d’esprit ne prendrait un tel risque.

SYAMASUNDAR: Constatant que dans la Nature, les êtres vivants s’entre-tuent, il semble logique que je puisse manger de la chair animale.

SRILA PRABHUPADA: La philosophie védique reconnaît également que chaque espèce sert de nourriture à une autre :

ahastâni sahastânâm apadâni catus-padâm
phalgûni tatra mahatâm jîvo jîvasya jîvanam

« Les êtres sans mains font la proie de ceux qui ont des mains; les êtres sans pattes font la proie de ceux qui marchent. Ainsi du faible se nourrit le fort, et la loi universelle veut que chaque espèce soit la nourriture d’une autre. » (Bhâgavatam 1.13.47) Mais n’allons pas croire pour autant qu’on peut tuer son fils pour s’en nourrir. Il faut faire preuve de discernement. La loi de la Nature veut que chaque espèce soit la nourriture d’une autre; il nous est donc permis de manger fruits et légumes. Un tel régime alimentaire ne cause pas la mort des arbres et des plantes; par contre, il faut tuer l’animal pour se nourrir de sa chair. Il s’agit ici d’agir avec intelligence pour faire contre mauvaise fortune bon cœur. Nous mangeons fruits, céréales, légumes et produits laitiers après les avoir d’abord offerts à Krishna, qui assume toute responsabilité concomitante. Une fois offerte à Krishna, nous honorons cette nourriture alors qualifiée de prasâdam.

yajña-sistâsinah santo mucyante sarva-kilbisaih
bhuñjate te tv agham pâpâ ye pacanty âtma-kâranât

« Les dévots du Seigneur sont affranchis de toute faute parce qu’ils ne mangent que des aliments d’abord offerts en sacrifice. Mais ceux qui préparent des mets pour leur seul plaisir ne se nourrissent que de péché. » (Gîtâ 3:13) En cuisinant pour soi, il faut accepter toute responsabilité concomitante, même si on est végétarien. Aussi honorons-nous les reliefs du yajña, du sacrifice, accompli par le fait même. Non pas que nous préparions des mets pour les consommer directement nous-mêmes.

HAYAGRIVA: Hegel croit fermement que l’humain a le droit de choisir son propre métier. Il écrit : « Dans l’État platonique, la liberté subjective était sans importance puisque le gouvernement assignait à chaque individu son occupation. Dans plusieurs États d’Orient, cette affectation découle de la naissance. Le choix subjectif qui devrait être respecté requiert le libre choix de la part des individus. »

SRILA PRABHUPADA: Les occupations sont déjà déterminées, mais vous êtes libre de choisir l’une d’elles. Krishna déclare dans la Bhagavad-Gîtâ (4:13) :

 

câtur-varnyam mayâ srstam guna-karma-vibhâgasah

« J’ai créé les quatre divisions de la société en fonction des trois gunas et des activités qui s’y rattachent. » Chacun peut faire son choix selon ses propres qualifications. À titre d’exemple, on peut devenir ingénieur en se qualifiant pour cette tâche. Les mots spécifiques employés ici sont guna et karma : l’occupation est déterminée par les qualités de chacun, non par sa naissance. Non pas qu’on devient automatiquement un brahmane parce qu’on naît au sein d’une famille brahmanique, mais plutôt parce qu’on a une meilleure chance de recevoir une formation brahmanique si notre père est brahmane, tout comme on risque davantage de recevoir une formation de musicien ou de cordonnier si tel est le métier de notre père. Il ne faut pas en déduire pour autant que le cordonnier ne pourrait pas devenir un brahmane. S’il en acquiert les qualifications, il doit être considéré comme tel. N’allons pas croire d’ailleurs que le fils d’un brahmane deviendra nécessairement brahmane sans en posséder les qualités. Il s’agit d’abord ici d’acquérir les qualifications requises et d’œuvrer en conséquence.

SYAMASUNDAR: Quant à l’État, Hegel écrit : « L’État incarne la réalisation de l’idéal éthique… Vénérons donc l’État comme la manifestation du Divin sur la Terre. »

SRILA PRABHUPADA: Comprenons d’abord en quoi consiste le devoir de l’État. Si on reconnaît qu’il représente Dieu, le premier rôle de l’État sera de développer la conscience divine de ses citoyens. Tout gouvernement qui négligerait ce devoir devrait être aussitôt rejeté, car il se disqualifierait. Peu importe que le leader soit roi ou président. La culture védique qualifie le roi de naradéva, ou Dieu sous forme humaine, et lui offre le respect qui convient. Le roi est ainsi honoré parce qu’on le considère comme le représentant de Dieu. Nous nous présentons nous-même comme le représentant de Krishna. Et quel est notre devoir ? Élever autrui à la conscience divine.

SYAMASUNDAR: Hegel recommande qu’un monarque soumis à une constitution soit l’exécuteur de l’Âme du monde, mais il était si vague que même Hitler pouvait utiliser sa philosophie politique à ses fins.

SRILA PRABHUPADA: Le monarque doit avoir préalablement reçu une éducation. Hitler n’était pas un roi mais un usurpateur. Aujourd’hui, n’importe quel vaurien peut prendre le pouvoir. Comme les leaders ne sont pas formés à protéger les citoyens, le monde entier est en péril puisqu’un leader pourrait par caprice déclarer la guerre et y entraîner tous les citoyens. La monarchie védique comporte une certaine succession disciplique, où le roi forme son fils pour que celui-ci puisse gouverner comme il se doit.

SYAMASUNDAR: Selon Hegel, au sein d’une monarchie ordonnée, seule la loi dispose d’un pouvoir objectif, le roi n’étant qu’un serviteur de la loi.

SRILA PRABHUPADA: Il s’agit donc ici d’un monarque soumis à une constitution, c.-à-d. un roi de pacotille. Le roi conscient de Dieu, adéquatement formé et exerçant un pouvoir absolu, est qualifié de râjarshi. La Bhagavad-Gîtâ (4:2) mentionne que ces saints rois d’antan comprenaient la science de la conscience de Krishna. Ils n’étaient pas des hommes ordinaires. Le roi devait être une âme sainte. Maîtrisant la philosophie de la Bhagavad-Gîtâ, il devait instaurer un système éducatif afin que les citoyens puissent comprendre la science de Dieu. Tel était le tout premier devoir du roi comme de l’État. Le Srimad-Bhâgavatam (5.5.18) enseigne que celui qui ne peut délivrer du péril éminent de la mort ceux qui dépendent de lui, ne devrait jamais devenir chef d’État, père ou gourou. Nous voici enlisés dans le cycle des morts et des renaissances répétées, et c’est le devoir de l’État de favoriser la libération hors de ce cycle.

  SYAMASUNDAR: Hegel considère que c’est la raison d’être de l’État et du roi d’appliquer la loi morale.

SRILA PRABHUPADA: Tel est le devoir du roi, mais les leaders des États démocratiques ne se préoccupent que de percevoir des impôts. Les shâstras déclarent que les leaders qui gardent les citoyens moralement aveugles, tout en exigeant d’eux des impôts, courent à leur perte. Parce qu’ils s’enrichissent de façon coupable, ils souffriront dans cette vie comme dans la suivante. Dans un même ordre d’idée, le gourou qui prend des disciples devient responsable de leurs fautes. Quand le roi prélève des impôts, il prend sur lui une part des réactions des fautes des citoyens. Si ceux-ci sont pieux, et le roi et les citoyens en bénéficieront. Sinon, c’est un aveugle qui conduit un aveugle : ils s’entraîneront mutuellement vers l’enfer. L’important ici, c’est que le chef d’État doit être un représentant du Seigneur dont le devoir sera de former les citoyens à éveiller leur conscience divine.

SYAMASUNDAR: Hegel soutient également que chaque État doit être indépendant et ne pas se subordonner à d’autres États.

SRILA PRABHUPADA: Il peut en être ainsi à titre individuel, mais chaque État doit dépendre des directives de Dieu et Le représenter. Comment serait-il question d’autonomie absolue ?

SYAMASUNDAR: Hegel avance qu’il n’existerait pas de corps supérieur qui puisse juger les États, dont les différends doivent être réglés grâce à la guerre.

SRILA PRABHUPADA: Il existe une autorité supérieure en présence de la spiritualité, de la philosophie et de brahmanes érudits.

SYAMASUNDAR: Hegel ne voit aucune autorité mondiale potentielle.

SRILA PRABHUPADA: Parce que le varnashram-dharma védique a été rejeté. Selon cette institution, la culture brahmanique surpasse la culture kshatriya. Les brahmanes doivent conseiller le roi. Ayant rejeté cette institution védique, les gens disent qu’il n’y a pas d’autorité.

SYAMASUNDAR: Aucun juge n’est venu résoudre le conflit opposant Râma et Râvana, qui a conduit à la guerre.

SRILA PRABHUPADA: Le juge était Dieu Lui-même, en la personne de Sri Râmachandra.

SYAMASUNDAR: Dans un sens, Hegel glorifie la guerre : « La guerre protège les gens contre la corruption que leur apporterait une paix perpétuelle. »

SRILA PRABHUPADA: À la conclusion de la Bataille de Kurukshetra, Sañjaya souligne que là où Se trouve Krishna, règne la victoire (Gîtâ 18:78). Si une guerre éclate, l’armée consciente de Dieu sera victorieuse. Si aucune des deux armées n’a cette conscience, on qualifiera le conflit de démoniaque. Non justifié, il s’apparente aux combats que se livrent chats et chiens. Lorsqu’il faut combattre, que ce soit pour le Seigneur Suprême. Voilà ce qu’on appelle dharma-youddha. Arjuna ne voulait pas combattre, mais Krishna l’informa : « Je suis avec toi; combats. » Arjuna fut victorieux puisque Dieu était avec lui.

SYAMASUNDAR: Pour Hegel, le conflit revêt une valeur éthique car il est purificateur en soi : « Grâce à la guerre, la santé morale de la nation est conservée et ses visées limitées sont déracinées. »

SRILA PRABHUPADA: C’est donc une guerre perpétuelle qu’il veut ? Dans ce cas-là, Hitler serait un homme exemplaire. Or, pourquoi condamne-t-on ce dernier ? De toute évidence, l’Univers matériel est peuplé d’éléments qui s’opposent, ce qui rend la guerre inévitable. N’allons pas croire qu’on puisse y mettre un terme. Mais quiconque reçoit l’appui de Krishna sera vainqueur. Nous n’affirmons pas qu’il serait possible de mettre fin à la guerre, mais qu’il faut combattre pour Krishna.

SYAMASUNDAR: Mais que dire de l’avis d’Hegel selon lequel le progrès n’est suscité que par les conflits, et que la paix est synonyme de stagnation.

SRILA PRABHUPADA: Nous ne sommes pas d’accord sur ce dernier point. Notre paix revient à œuvrer pour Krishna. Voilà la paix véritable. Nous enseignons que Krishna est notre ami, ce qui n’est pas synonyme de stagnation. Informer autrui des gloires de Krishna – voilà en quoi consiste notre paix.

SYAMASUNDAR: Ne sommes-nous pas en guerre contre Mâyâ, la Nature matérielle ? 

SRILA PRABHUPADA: Nous ne combattons pas Mâyâ. Mais ceux qui sont sous son emprise et qu’elle malmène sont aux prises avec elle. Nous n’avons rien en partage avec Mâyâ.

daivî hy esâ gunamayî mama mâyâ duratyayâ
mâm eva ye prapadyante mâyâm etâm taranti te

« Il est très difficile de surmonter cette énergie divine que constituent les trois gounas. Mais qui s’abandonne à Moi en triomphe aisément. » (Gîtâ 7:14) Pourquoi combattre Mâyâ quand elle ne nous trouble pas ?

SYAMASUNDAR: Hegel considère l’Histoire comme le tribunal suprême, juge supérieur des événements. L’Histoire confirmera la valeur d’un empire et de la politique nationale.

SRILA PRABHUPADA: Tout empire qui pourrait s’élever sera certes disloqué. Pas besoin d’étudier l’Histoire pour le savoir. Aucun empire athée ne saurait perdurer.

HAYAGRIVA: Hegel considère l’Histoire et la théologie comme intrinsèques. L’Histoire serait « une justification de Dieu », et raconte l’histoire de l’élévation humaine vers Dieu. Sans l’Histoire humaine, Dieu serait aussi seul que sans vie. Comme Dieu n’est pas transcendantal mais manifeste dans le monde, Il dépend de l’Histoire humaine.

SRILA PRABHUPADA: Mais s’Il dépend de l’Histoire humaine, en quoi l’Être Suprême serait-Il Dieu ? Dieu est toujours indépendant. Janmâdy asya yato ’nvayâd itaratas cârthesv abhijñah sva-rât (Bhâgavatam 1.1.1). S’Il dépendait de quoi que ce soit, Il ne serait pas Dieu.

HAYAGRIVA: L’Histoire de l’humanité a-t-elle nécessairement un sens ? Hegel considère l’Histoire comme évolutive.

SRILA PRABHUPADA: Qui dit Création dit Histoire. Cette dernière se poursuit jusqu’à l’annihilation universelle. Nous pouvons superficiellement considérer l’Histoire comme existant de la genèse à la fin de la manifestation cosmique, tout comme on peut considérer notre histoire personnelle comme s’étendant de notre naissance à notre mort. Dieu n’est toutefois pas assujetti à une telle histoire. Car Dieu n’est pas créé à un moment donné puis anéanti. Dieu étant éternel, il ne saurait être question d’histoire en ce qui Le concerne. L’Histoire traite d’entités ayant un passé, un présent et un futur. Comme il n’est pas question de passé, de présent ou de futur pour Dieu, il n’y a pas d’histoire non plus, car ces trois aspects du temps sont intrinsèques à l’Histoire.

SYAMASUNDAR: Hegel croit que la nation dominante, à quelque époque que ce soit, représente une phase dominante de l’Absolu à cette époque. À titre d’exemple, si les États-Unis prédominent à l’heure actuelle, c’est que l’Absolu S’exprimerait à travers l’Amérique.

SRILA PRABHUPADA: Il y a très longtemps, la Vérité Absolue était liée à la nation dominante, c.-à-d. à Mahârâj Parîkshit. Comme celui-ci et Mahârâj Youdhisthir représentaient Dieu, ils étaient à même de régner sur le monde entier. Désormais, tout cela appartient au passé; aujourd’hui, on compte tant de petits États non conscients de Dieu qui s’affrontent donc comme le feraient chats et chiens. Il n’en est pas moins vrai que les rois védiques – dont Mahârâj Râmachandra, Mahârâj Prithou, Mahârâj Youdhisthir et Mahârâj Parîkshit – étaient d’authentiques représentants du Seigneur. À l’époque, un roi régnait sur le monde entier. Aussi n’existait-il aucun conflit.

SYAMASUNDAR: La prédominance de l’Amérique dans le siècle actuel peut-elle être attribuée à la volonté divine ?

SRILA PRABHUPADA: Comprenons que toute puissance exceptionnelle dont nous sommes témoins découle de celle de Dieu. On pourrait ainsi dire que la prédominance de l’Amérique naît des bonnes grâces du Seigneur. Mais si les Américains diffusent la conscience de Krishna et rendent leur président conscient de Krishna, l’Amérique deviendra la nation investie de pouvoir du Seigneur. Que le président soit conscient de Krishna ! Et pourquoi pas ? Enseignez l’art de cette conscience aux gens et votez pour un président conscient de Krishna. Le Mouvement pour la Conscience de Krishna est entre vos mains; il n’en tient qu’à vous de l’utiliser pour devenir les vrais leaders du monde.
Ma mission consistait à venir en Amérique pour y enseigner la conscience de Krishna, sachant que si les Américains l’adoptaient, le monde entier en ferait autant. Vous êtes jeunes et cette mission est entre vos mains. Quelques communistes dont Staline et Lénine ont formé le Parti communiste, lequel domine une grande partie du monde. Il a suffi d’une poignée d’hommes pour l’instaurer. Plusieurs d’entre vous, jeunes Américains, ont compris notre philosophie de la conscience divine; il n’en tient désormais qu’à vous de répandre ce mouvement. Ne stagnez pas tout en pensant : « Maintenant que j’ai compris la conscience de Krishna, je vais m’asseoir et chanter le mantra Hare Krishna. » Une telle attitude serait indésirable. Diffusez la conscience de Krishna et glorifiez ainsi votre pays.

SYAMASUNDAR: Selon l’esthétique de Hegel, la beauté serait l’Absolu pénétrant le monde des sens.

SRILA PRABHUPADA: Aucune beauté ne surpasse en effet celle de Krishna. Parce qu’il en est ainsi, même le gazouillis des oiseaux s’avère beau. Krishna incarne la source intarissable de plaisir et de beauté. Tous apprécient la beauté parce qu’elle représente l’un des attributs de Krishna. Quelque beauté qu’on retrouve en cet Univers matériel n’est que le reflet dénaturé de celle de Krishna.

SYAMASUNDAR: Hegel estime que l’art étant l’alliance de contenu spirituel et de forme sensuelle, l’artiste doit s’efforcer d’imprégner ses formes matérielles de contenu spirituel.

SRILA PRABHUPADA: Nous sommes d’accord. Lorsque nous faisons de la peinture ou de la musique, ou que nous écrivons des livres, nous plaçons Krishna au centre de nos activités.

SYAMASUNDAR: Selon Hegel, aucun art ne surpasserait la musique et la poésie.

SRILA PRABHUPADA: Voilà pourquoi nous écrivons tant de livres. Vyâsadéva a rédigé de nombreux poèmes ou récits épiques à la gloire de Krishna. Brahmâ a écrit la Brahma-samhitâ : chintâmani prakara-sadmasu (5:29). Plusieurs poèmes glorifient Krishna, d’où vient qu’on Le nomme également Uttama-sloka, le poème par excellence. La littérature védique Le décrit à l’aide d’une sublime poésie. Il importe guère qu’il s’agisse de poésie ou de prose. Tout ce qui s’avère sublime est qualifié de poésie. Il n’est donc pas nécessaire d’écrire en vers.

SYAMASUNDAR: Selon Hegel, la religion serait pensée pure ayant pris forme.

SRILA PRABHUPADA: Il ne sait pas du tout ce qu’est la religion. Elle n’est ni imaginaire ni pensée pure. La religion est une directive émanant de l’infiniment pur et qui ne saurait être ni créée ni inventée. Nous n’avons qu’à recevoir les instructions de l’infiniment pur, d’ailleurs contenues dans la Bhagavad-Gîtâ. Ce n’est pas le fruit de notre imagination.

HAYAGRIVA: Hegel soutient que Dieu étant nécessairement manifesté dans l’infini, l’incarnation est essentielle à toute religion. Afin de Se manifester, Dieu doit S’incarner en tant qu’homme limité.

SRILA PRABHUPADA: Si Dieu devient un homme ordinaire et doit être considéré comme tel, pourquoi suivrait-on Ses instructions ?

HAYAGRIVA: Hegel ne croit pas qu’il faut suivre quelque volonté extérieure.

SRILA PRABHUPADA: Ce qui signifie qu’il est athée ou que Dieu n’a aucun sens pour lui.

HAYAGRIVA: Hegel considère le nirvâna, l’extinction spirituelle et physique, comme le but de la philosophie de l’Inde.

SRILA PRABHUPADA: Tous reconnaissent l’extinction physique. Mais l’extinction brille par son absence sur le plan spirituel : l’âme est éternelle.

na jâyate mriyate vâ kadâcin nâyam bhûtvâ bhavitâ vâ na bhûyah
ajo nityah sâsvato ’yam purâno na hanyate hanyamâne sarîre

« Jamais l’âme ne naît ni ne meurt. Elle n’eut jamais de commencement et n’aura jamais de fin. Non née, éternelle, immortelle et primordiale, elle ne périt pas avec le corps. » (Gîtâ 2:20) Si l’âme pouvait être anéantie, en quoi serait-elle différente de la matière ?

SYAMASUNDAR: Hegel croit que la plus haute religion voit en Dieu le Père, le Fils et l’omniprésent Saint-Esprit. Aussi considère-t-il le christianisme comme la religion parfaite.

SRILA PRABHUPADA: Est-ce la perfection d’affirmer que Dieu n’aurait qu’un seul fils ? S’Il est sans limite, pourquoi Le limiter à un fils unique ?

SYAMASUNDAR: Hegel prétend que le Christ représente la Nature, ou le monde objectif, car il est Dieu incarné.

SRILA PRABHUPADA: Laquelle est supérieure : l’incarnation divine en la personne du Fils de Dieu ou l’incarnation de Dieu Lui-même ? Si Dieu a engendré un fils, c’est qu’Il est père et donc une personne. Comment un fils naîtrait-il d’un père impersonnel ? Existe-t-il quelque preuve d’un tel phénomène ?

SYAMASUNDAR: Hegel voudrait la philosophie sans religion, car il voit la religion comme étant essentiellement une contrainte.

SRILA PRABHUPADA: Une telle philosophie ne serait qu’élucubrations. Si selon lui la philosophie est supérieure à la religion, la religion corroborée par la philosophie représente la vraie religion. Autrement, elle ne serait que sentimentalisme. Je le répète, les directives de Dieu incarnent la religion. Krishna dit dans la Bhagavad-Gîtâ (18:66) : « Abandonne-toi à Moi. » Voilà la religion. Quand nous cherchons à comprendre pourquoi Krishna veut qu’on s’abandonne à Lui, pourquoi on est obligé de le faire, on pénètre dans les sphères de la philosophie. Lorsque la philosophie vient corroborer la religion, elle devient parfaite. Elle ne relève alors ni du sentimentalisme ni de la spéculation intellectuelle.

HAYAGRIVA: Dans La Phénoménologie de l’esprit, Hegel désapprouve l’emploi des plantes et des animaux comme objets de religion, qu’il considère comme une forme de panthéisme typique de l’hindouisme. En quoi le culte de l’arbuste tulasî ou de la vache seraient-ils différents ?

SRILA PRABHUPADA: Dieu précise que chez les plantes, Il est tulasî. N’allons pas croire que les hindous vénèrent une plante quelconque. À titre d’exemple, Krishna dit dans la Bhagavad-Gîtâ (7:8) : pranavah sarva-vedesu – « Je suis la syllabe Om des mantras védiques. » D’où l’emploi du mot Om qu’on retrouve dans plusieurs mantras dont : Om tad vishnoh paramam padam (Rig Véda 1.22.20). Nous savons que l’omkara est Dieu car Il l’affirme Lui-même. Le Seigneur nous enseigne l’art de Le réaliser qu’il nous suffira ensuite de pratiquer. À quoi bon spéculer ? Jamais nos spéculations limitées ne nous permettront de comprendre l’infini Seigneur.

HAYAGRIVA: Mais si Dieu est présent en chaque animal et chaque plante, pourquoi se concentrer sur certains spécimens spécifiques ? Pourquoi ne pas les vénérer tous ?

SRILA PRABHUPADA: Parce que c’est spécifiquement interdit. Krishna dit dans la Bhagavad-Gîtâ (9:4) :

mayâ tatam idam sarvam jagad avyakta-mûrtinâ
mat-sthâni sarva-bhûtâni na câham tesv avasthitah

« Cet Univers, Je le pénètre tout entier dans Ma forme non manifestée. Tous les êtres sont en Moi, mais Je ne suis pas en eux. » Et l’âme distincte et l’Âme Suprême habitent le corps du chien, mais cela ne signifie pas pour autant que les aboiements de cet animal soient paroles divines. Vivekananda disait qu’on devrait adorer daridra, les itinérants. Il alla même jusqu’à employer le terme daridra-nârâyana pour indiquer que Nârâyana, Dieu, était désormais pauvre (daridra). Même si le corps du daridra repose en Dieu, Nârâyana, évitons de méprendre un tel corps pour celui de Nârâyana. Tout au sein du gouvernement peut reposer sur les ordres du roi, mais celui-ci n’est pas personnellement présent partout pour autant. Selon la philosophie de l’achintya-bhédâbhéda, Dieu est simultanément un et différent de Sa Création. Dieu est indubitablement présent dans le cœur du daridra, mais n’allons pas croire que le pauvre serait Dieu. Voilà l’erreur saturée d’impersonnalisme et de panthéisme que commettent les Mâyâvâdîs.

HAYAGRIVA: Lorsque Krishna dit être l’union charnelle qui n’enfreint pas le dharma, entend-Il qu’on pourrait Le percevoir à travers celle-ci ?

SRILA PRABHUPADA: Oui, lorsqu’on célèbre la cérémonie du Garbhâdhâna en vue de concevoir un enfant conscient de Krishna, on se souvient alors de Lui. C’est le devoir du père de ne pas oublier Krishna durant l’union charnelle, mais de penser : « Krishna, donne-moi un enfant qui sera Ton dévot. » Une telle union charnelle vise la satisfaction de Krishna et Le représente ainsi. La sexualité qui n’a d’autre but que notre propre jouissance s’avère toutefois démoniaque.

HAYAGRIVA: Mais Krishna n’est-Il pas néanmoins présent ?

SRILA PRABHUPADA: Krishna est toujours présent. Mais lorsqu’on célèbre la cérémonie du Garbhâdhâna en vue de concevoir un enfant conscient de Krishna, on pratique le souvenir de Krishna. Les règles prescrites pour cette cérémonie sont décrites dans le Srimad-Bhâgavatam. Dès que la société y renonce, la population se dégrade.

HAYAGRIVA: La philosophie qui sous-tend la vénération de l’arbuste tulasî et de la vache, ou la cérémonie rattachée à la sexualité, veut donc que soit ainsi favorisé le souvenir de Krishna.

SRILA PRABHUPADA: Précisément. Krishna dit :

satatam kîrtayanto mâm yatantas ca drdha-vratâh
namasyantas ca mâm bhaktyâ nitya-yuktâ upâsate

« Chantant toujours Mes gloires, se prosternant devant Moi, grandement déterminées dans leur effort spirituel, ces âmes élevées M’adorent à tout jamais dans la dévotion. » (Gîtâ 9:14) Si d’une façon ou d’une autre, on pense toujours à Krishna, on accède alors à la conscience de Krishna.

HAYAGRIVA: Dois-je comprendre qu’il ne faut méditer sur Krishna d’aucune autre façon, fût-ce par exemple sous la forme du palmier ?

SRILA PRABHUPADA: Quand Krishna dit être, entre autres, l’arbuste tulasî, nous n’avons qu’à l’accepter. À titre d’exemple, Il affirme : raso ’ham apsu kaunteya – « Je suis la saveur de l’eau. » (Gîtâ 7:8) Suivant ces directives, nous pensons : « En buvant de l’eau, je ressens de la satisfaction. Cette satisfaction, c’est Krishna. » Ainsi peut-on se souvenir de Lui.

HAYAGRIVA: Hegel croyait à tort que c’était du panthéisme.

SRILA PRABHUPADA: Il croit à tort tant de choses.