BARUCH (BENEDICTUS) DE SPINOZA
(1632-1677)

HAYAGRIVA: Spinoza affirme que Dieu ne saurait être une cause éloignée de la Création. Il voit celle-ci découler du Seigneur comme des conclusions découlent des principes mathématiques. Dieu est libre de créer, mais Il incarne la cause immanente dont la Création n’est qu’un prolongement.

SRILA PRABHUPADA: En effet, car Il crée à travers Son énergie. Nous lisons dans la Bhagavad-Gîtâ (7:4) :

bhûmir âpo ’nalo vâyuh kham mano buddhir eva ca
ahankâra itîyam me bhinnâ prakrtir astadhâ

« Terre, eau, feu, air, éther, mental, intelligence et faux ego, ces huit énergies matérielles sont Miennes mais distinctes de Moi. » L’Univers matériel est formé de ces huit éléments, et comme il est composé d’énergie divine, on le dit être la Création de Dieu. Plus directement, cependant, ce sont Ses énergies qui créent l’Univers matériel. Le Seigneur procure les ingrédients dont la Nature, prakriti, façonne la Création. Dieu incarne simultanément la cause éloignée et la cause immanente de la Création, car les éléments représentent Ses énergies.

SYAMASUNDAR: Spinoza voit en Dieu le principe universel qui lie toutes les relations de l’Univers matériel.

SRILA PRABHUPADA: Si Dieu n’est qu’un principe, Il n’est engagé dans aucune activité personnelle. Spinoza serait-il un impersonnaliste ?

SYAMASUNDAR: Il affirme que Dieu incarne la somme totale de tout ce qui est.

SRILA PRABHUPADA: Dieu est assurément tout, mais ne devrait-on pas faire preuve de discernement ? En disant qu’Il serait un principe comme la lumière, nous sous-entendons que le Seigneur est comparable à une entité matérielle. Quelle serait, selon Spinoza, la relation de l’humain par rapport à Dieu ?

SYAMASUNDAR: Il déclare que l’Univers infini serait comme une machine; néanmoins, toutes choses sont conditionnées à exister d’une certaine manière, ce que rend nécessaire la Nature divine.

SRILA PRABHUPADA: Tout peut bien ressembler à une machine, mais celle-ci requiert un inventeur. Qui serait donc Dieu selon Spinoza ? Est-ce la machine ou la personne qui l’inventa ?

SYAMASUNDAR: Selon lui, Dieu serait l’absolu principe universel sur lequel tout repose. Il serait une entité pensante.

SRILA PRABHUPADA: S’Il pense, Il doit être le Créateur de cette machine.

SYAMASUNDAR: Il dit en effet que Dieu est le Créateur; mais on ne peut rien savoir au-delà du fait qu’Il soit cette entité pensante, « étendue ». Puisque nous sommes conscients de la matière et de l’esprit, Dieu doit donc penser et a de l’extension. Il prétend qu’il serait impossible pour l’humain d’en savoir davantage sur la Divinité. Par « extension », il entend que Dieu S’étend dans l’espace.

SRILA PRABHUPADA: Si Dieu est tout, il va de soi qu’Il doit exister dans l’espace. Mais comprenons également que s’Il pense, c’est qu’Il est une personne. Comment n’incarnerait-Il qu’un principe ? Comment peut-on dire que Dieu ne serait qu’un principe et pourtant qu’Il pense ? Le soleil obéit à certains principes. Il doit, entre autres, se trouver à un endroit précis à une heure fixe. Pas question ici de penser. Si je disais que le soleil – qui incarne un principe – pense, je me contredirais. Si Dieu est raison, Il est une personne et non un principe. Spinoza explique-t-il quel serait ce principe divin ?

SYAMASUNDAR: Il dit que tout est Dieu et que Dieu est tout.

SRILA PRABHUPADA: C’est logique, mais comment conçoit-il Dieu ? Est-ce une entité personnelle ou impersonnelle  ? Les Védas veulent que la personne soit à l’origine de l’aspect impersonnel, lequel est secondaire. Dieu est une personne dont l’influence, ou la suprématie, s’exerce sur tout.

îsâvâsyam idam sarvam yat kiñca jagatyâm jagat
tena tyaktena bhuñjîthâ mâ grdhah kasya svid dhanam

« De tout ce qui existe en l’Univers, de l’animé comme de l’inanimé, le Seigneur est maître et possesseur. Chacun doit donc prendre uniquement la part qui lui est assignée selon ses besoins, sachant bien à qui tout appartient. » (Sri Îsopanishad 1) Tout est formé à partir des énergies du Seigneur, de sorte que tout est indirectement Dieu. Or, dans un même temps, tout n’est pas Dieu. Telle est la philosophie dite achintya-bhédâbhéda-tattva enseignée par Chaitanya Mahâprabhu : tout est simultanément identique à Dieu et différent de Lui. Tout est Dieu, mais dans un même temps, nous n’allons pas adorer une table. Nous réservons notre adoration pour le Dieu personnel. Quoique tout soit Dieu, nous ne pouvons pas nécessairement concevoir Dieu en tout.

SYAMASUNDAR: Spinoza dit qu’on peut apprécier Dieu en appréciant à travers l’intellect la totalité de Sa Création, comprenant ainsi qu’Il incarne le principe parfait sur lequel tout repose. De cette façon, on peut éprouver un amour intellectuel pour Lui.

SRILA PRABHUPADA: Dieu est une personne; sinon, pourquoi adorerait-on la Déité ? Quelle différence existe-t-il entre la Déité et une table ? Dieu possède une forme personnelle, qui n’est pas celle de la table. Tout représente une manifestation de l’énergie du Seigneur. Le Vishnu Purâna cite dans ce contexte l’exemple du feu, qui se diffuse sous forme de lumière et de chaleur. Celles-ci sont simultanément identiques et différentes du feu. Dieu est tout, mais tout n’est pas Dieu. La table est Dieu en ce sens qu’elle en fait partie; on ne saurait toutefois adorer une table. Dans la Bhagavad-Gîtâ (9:4) Krishna déclare :

mayâ tatam idam sarvam jagad avyakta-mûrtinâ
mat-sthâni sarva-bhûtâni na câham tesv avasthitah

« Cet Univers, Je le pénètre tout entier dans Ma forme non manifestée. Tous les êtres sont en Moi, mais Je ne suis pas en eux. » À titre d’exemple, tout dans le système solaire repose sur l’énergie du Soleil, mais tout n’est pas l’astre du jour. Quoique différente du Soleil, sa lumière n’est rien d’autre qu’énergie solaire. Les deux sont simultanément identiques et différents. Voilà la perfection de la philosophie. Toute manifestation est attribuable à Dieu; mais que le Seigneur résorbe Son énergie et tout cessera d’exister. Il ne suffit pas de comprendre Dieu en tant que principe. Spinoza affirme que le Seigneur incarne un principe, alors qu’il est en réalité la Personne Suprême. Dieu déploie Son énergie, principe divin.

SYAMASUNDAR: Dieu serait identique à la substance, à l’essence dont est formé le monde.

SRILA PRABHUPADA: En effet. On ne peut séparer l’énergie de sa source. C’est un fait; mais dans un même temps, on ne saurait dire que le soleil et sa lumière sont une seule et même chose. Ils sont simultanément identiques et différents.

SYAMASUNDAR: Dans un sens, Spinoza serait d’accord en ce qu’il dit qu’il existe un Dieu qui est substance, mais possédant également un nombre infini d’attributs inconnus des humains.

SRILA PRABHUPADA: D’accord, mais dans un même temps, ces attributs sont et ne sont pas Dieu. Il y a substance et catégorie. L’or est la substance et l’anneau d’or, la catégorie. L’anneau est assurément fait d’or, mais l’or en tant que substance originelle s’avère différent.

SYAMASUNDAR: Spinoza qualifierait Dieu de « substance » et les choses de ce monde de « catégories ». Étant formées de la substance, les catégories seraient toutes Dieu.

SRILA PRABHUPADA: Ce vase d’argile est fait de terre, mais dirait-on pour autant que c’est la Terre entière ? On peut le qualifier de terrestre, tout comme on peut qualifier la Création de divine. C’est ce qu’on appelle le panthéisme.

HAYAGRIVA: Spinoza écrit : « Plus on comprend les objets distincts, plus on comprend Dieu. » Est-ce là la méthode appropriée ? Ou serait-ce que plus on comprend Dieu, plus on comprend les objets distincts ?

SRILA PRABHUPADA: Tout est lié à Dieu. Dans l’Univers matériel, par exemple, les objets sont formés des cinq éléments bruts, qui émanent des énergies du Seigneur. Les âmes intelligentes voient tout en rapport avec les déploiements d’énergie de Dieu. Le dévot du Seigneur ne considère rien comme étant séparé de Lui. De par son amour pour Dieu, il aspire à tout utiliser à Son service, car il comprend que tout appartient au Seigneur. Les asuras n’ont aucune conception de Dieu, qu’ils refusent de servir ou d’aimer. Croyant que l’Univers matériel a été créé pour leur jouissance, ces êtres diaboliques n’y voient pas un déploiement d’énergies divines. Celui qui se sert des produits de la matière à des fins personnelles est dit être un voleur du fait qu’il ne reconnaît pas le droit de propriété du Créateur. En ne considérant pas tout comme la miséricorde du Seigneur (prasâda), on devient un voleur sujet au châtiment. En conclusion, le dévot voit tout objet matériel lié à Dieu et s’efforce de tout utiliser dans l’intérêt du Seigneur.

HAYAGRIVA: Spinoza met l’accent sur la connaissance intellectuelle de Dieu acquise à travers la connaissance de soi. Il écrit : « Qui se connaît et connaît ses affections de façon aussi claire que distincte – et ce, accompagné de l’idée de Dieu – est joyeux, car il connaît et aime Dieu. » Grâce à la connaissance de soi, on peut en venir à connaître Dieu dans une certaine mesure. Ainsi l’humain peut vivre heureux et aimer le Seigneur. Il ne fait toutefois aucune allusion à Son service.

SRILA PRABHUPADA: Qui dit amour dit service. Quand une mère aime son enfant, elle le sert.

dadâti pratigrhnâti guhyam âkhyâti prcchati
bhunkte bhojayate caiva sad-vidham prîti-laksanam

« L’affection qu’échangent entre eux les bhaktas peut prendre six formes. Elle se manifeste par l’offrande et l’acceptation de présents, l’acte de dévoiler ses pensées secrètes et d’appeler celles d’autrui, d’accepter et d’offrir du prasâda. » (Upadesâmrita 4) Aimer, c’est donner à l’être cher et accepter des présents de lui – dadâti pratigrhnâti. C’est le nourrir et accepter la nourriture qu’il nous offre. C’est également lui dévoiler nos pensées et comprendre les siennes. On compte ainsi six échanges réciproques d’affection. L’amour inclut donc le service.

HAYAGRIVA: Le Dieu de Spinoza est essentiellement impersonnel. Son amour pour Dieu s’avère plus intellectuel ou philosophique que religieux. Il adopte d’ailleurs une attitude typiquement impersonnaliste dans sa croyance en l’identité de l’âme individuelle avec Dieu. Non pas qu’il croit que l’âme soit infinie, mais qu’elle ne serait pas distincte de la Divinité. Il écrit : « Ainsi, l’amour de l’âme fait partie de l’amour infini que Dieu éprouve pour Lui-même. » Il voit l’amour intellectuel de l’âme pour Dieu et celui du Seigneur pour l’âme individuelle comme une seule et même chose.

SRILA PRABHUPADA: Il existe cinq variétés d’amour : shânta, dâsya, sâkhya, vâtsalya et mâdhourya. Au début, l’amour est empreint de respect et de vénération (shânta); on pense alors : « Dieu est si grand, Il est tout. » Quand l’âme comprend les puissances infinies de Dieu, elle L’adore et cette adoration est également amour. Lorsque notre amour grandit, nous servons Dieu comme le serviteur servirait son maître (dâsya). Quand ce service devient plus intime, l’amitié s’établit et une relation réciproque de service se développe. C’est le genre de service qu’un ami offrirait à un autre (sâkhya). Quand cette amitié s’approfondit, l’amour se transforme alors en affection parentale (vâtsalya), et celle-ci se développe sous forme d’amour conjugal (mâdhourya). Ainsi existe-t-il différentes phases d’amour de Dieu, dont Spinoza ne fait qu’aborder la première : l’adoration et l’appréciation des puissantes manifestations du Seigneur. Ce qui est certes louable. Mais quand cet amour se développe, il atteint les niveaux appelés dâsya, sâkhya, vâtsalya et mâdhourya-rasa.

HAYAGRIVA: Il appert que Spinoza croit au Paramâtmâ présent en chaque être, mais non au jîva qui l’accompagne. N’est-ce pas là une attitude typiquement impersonnaliste ?

SRILA PRABHUPADA: Cela signifie qu’il ne sait pas ce qu’est l’amour. Si Dieu aime les êtres vivants, Il doit être et leur ami et leur bienfaiteur. Parce qu’Il Se déploie à l’infini, le Seigneur vit dans tous les êtres. Telle est la conclusion de la Bhagavad-Gîtâ (18:61) :

îsvarah sarva-bhûtânâm hrd-dese ’rjuna tisthati

«  Le Seigneur Suprême, ô Arjuna, Se tient dans le cœur de tous les êtres.  » Les Upanishads citent également l’exemple de deux oiseaux perchés sur le même arbre. L’un goûte les fruits de l’arbre, l’autre l’observe simplement. Cet oiseau témoin est Dieu, le Paramâtmâ. Ainsi, le Seigneur – sous la forme du Paramâtmâ – et l’âme distincte, ou jîvâtmâ, vivent sur le même arbre du corps. Ce que confirme l’entière littérature védique :

sarvasya câham hrdi sannivistho mattah smrtir jñânam apohanam ca

« Je Me tiens dans le cœur de chaque être, et de Moi viennent le souvenir, le savoir et l’oubli. » (Gîtâ 15:15) Dieu rappelle à l’être vivant qu’en l’absence de Brahman, il ne se souviendrait de rien. Le Paramâtmâ accompagne toujours le jîvâtmâ.

HAYAGRIVA: Spinoza ne croit pas que Dieu possède un corps parce que « par corps, on entend une certaine quantité dotée de longueur, de largeur et de profondeur, limitée par une forme fixe; et que d’attribuer celles-ci à Dieu, un être absolument infini, serait la plus grande absurdité. »

SRILA PRABHUPADA: Dieu possède un corps, mais qui ne ressemble en rien au corps matériel, lequel est limité. L’opinion de Spinoza découle d’une connaissance imparfaite des attributs spirituels de Dieu. Les Écrits védiques confirment que Dieu possède bel et bien un corps : sach-chid-ânanda-vigraha. Vigraha signifie « corps » ou « forme ». La forme du Seigneur est éternelle, et Lui est conscient de tout (sach-chit). De plus, Il baigne toujours dans la félicité. Le corps matériel, lui, n’est ni éternel, ni extatique ou pleinement conscient; aussi diffère-t-il de celui de Dieu, qui possède différents attributs et s’avère purement spirituel.

HAYAGRIVA: Concernant le corps matériel individuel, Spinoza soutient que chaque âme coïncide avec son corps. À savoir que l’âme acquiert le corps qui lui convient. L’âme peut cependant évoluer au-delà des corps pour en venir à connaître les vérités spirituelles en se tournant vers Dieu plutôt que l’Univers matériel, ou comme dirait Spinoza, les « prolongements » de Dieu.

SRILA PRABHUPADA: Le prolongement, ou expansion, est également Dieu; mais dans un même temps, Celui-ci n’y est pas personnellement présent. Le prolongement, ou expansion, procède de la personne. On pourrait comparer les expansions au gouvernement et la personne au gouverneur. Le premier est gouverné par le second au même titre que l’expansion impersonnelle du Seigneur est soumise au contrôle de Krishna, la Personne Suprême. Le panthéisme veut que tout étant Dieu, Celui-ci n’a aucune existence personnelle distincte. Dire que Dieu est tout et rien de plus – voilà un concept matériel. Sur le plan matériel, si on déchire une feuille de papier en plusieurs fragments pour ensuite jeter ceux-ci, la feuille originelle cesse d’exister. Mais il en est autrement sur le plan spirituel. Dieu peut Se multiplier à l’infini à travers Ses prolongements, mais Il n’en demeure pas moins complet en Lui-même.

HAYAGRIVA: Spinoza croit qu’aussi longtemps que l’être humain sera formé d’une âme et d’un corps, il baignera dans la Passion; tant que l’âme sera confinée au corps, l’être vivant éprouvera de l’attachement pour le monde matériel.

SRILA PRABHUPADA: C’est ce qu’on appelle mâyâ, ou l’oubli. Le but véritable de l’existence consiste cependant à maîtriser l’art de distinguer l’âme du corps matériel afin que, venue l’heure de leur séparation, on puisse continuer d’exister dans notre forme spirituelle d’origine. Tant qu’on demeure attaché au corps matériel, il faudra continuer de transmigrer d’un corps à un autre. En se détachant du corps, on se libère de cette transmigration; c’est ce qu’on nomme moukti. On peut continuer d’exister dans notre forme spirituelle en pensant toujours à Dieu. Ainsi se définit vraiment la méditation. Ce que confirme Sri Krishna dans la Bhagavad-Gîtâ (18:65) :

man-manâ bhava mad-bhakto mad-yâjî mâm namaskuru
mâm evaisyasi satyam te pratijâne priyo ’si me

« Pense toujours à Moi, deviens Mon dévot, offre-Moi ton hommage et voue-Moi ton adoration, et tu viendras à Moi assurément. Je te le promets, car tu es Mon ami très cher. »

HAYAGRIVA: Spinoza considère que le bien et le mal n’ont trait qu’à l’humain, n’ayant aucun fondement en Dieu, qui les transcende.

SRILA PRABHUPADA: Mais si tout ce qui existe est en Dieu, comme le pense Spinoza, quelle serait la position de l’humain ? Dieu existe, mais qu’en est-il du mal ? Le mal existe, mais non en Dieu, nous dit Spinoza. S’il en est ainsi, d’où vient le mal ? Selon les Védas, le bien et le mal émanent tous deux de Dieu. Il est dit que le mal représente Son dos et le bien, Son devant.

SYAMASUNDAR: Comme la réalité absolue s’avère parfaite, l’erreur et le mal n’existent pas vraiment puisqu’ils sont synonymes d’imperfection. Selon Spinoza, puisque tout est Dieu, tout doit être parfait.

SRILA PRABHUPADA: Pûrnât pûrnam udacyate (Sri Îsopanishad, invocation) : tout ce qui émane de la perfection est également parfait. Dieu étant parfait, tout ce qui émane de Lui l’est également. Si les choses sont parfaites en soi, elles le demeureront tant que nous préserverons leur état de perfection. Mais étant temporaire, avec le temps la Nature matérielle deviendra imparfaite.

SYAMASUNDAR: Spinoza dit que l’imperfection ou l’erreur naît d’une vue partielle du tout.

SRILA PRABHUPADA: Dans la Bhagavad-Gîtâ (9:7), Krishna affirme qu’à l’heure de la dissolution universelle, Il résorbe en Lui l’énergie matérielle. Dans l’Univers matériel, tout est temporaire et sera anéanti avec le temps :

sarva-bhûtâni kaunteya prakrtim yânti mâmikâm
kalpa-ksaye punas tâni kalpâdau visrjâmy aham

« À la fin d’un cycle d’âges, ô fils de Kountî, toutes les manifestations matérielles rentrent en la nature cosmique qui est Mienne, et au début du suivant, en vertu de Ma puissance, Je les recrée toutes. » Un jour, nous finirons par contracter quelque maladie et notre corps présentera alors une soi-disant imperfection. On ne saurait considérer la maladie ou l’imperfection comme n’étant pas parfaitement dans l’ordre des choses. Le Cosmos est créé par Brahmâ, maintenu par le Seigneur Vishnou et annihilé par Shiva. Le tout s’opère selon un ordre parfait. Même l’annihilation s’avère parfaite. Ainsi, dans un sens plus large, on peut également dire que lorsque le corps vieillit, contracte quelque maladie et meurt, tous ces événements s’inscrivent aussi parfaitement dans l’ordre des choses. D’un certain point de vue, on peut considérer la naissance, la maladie, la vieillesse et la mort comme des imperfections; en réalité, elles s’inscrivent parfaitement dans l’ordre des choses. Afin de réaliser le plan dans sa totalité, la maladie ou la destruction doit en faire partie. On ne peut qualifier cela d’imperfection. La destruction est planifiée dès le début, selon une planification parfaite.

SYAMASUNDAR: Spinoza dit que nous commettons des erreurs en raison de notre impuissance à voir le tout.

SRILA PRABHUPADA: En effet, l’erreur aussi s’inscrit parfaitement dans l’ordre des choses. À titre d’exemple, c’est Krishna qui avait planifié la mort de tant de guerriers sur le champ de bataille de Kurukshétra. Tout cela s’inscrivait parfaitement dans l’ordre des choses puisque c’est Dieu qui l’avait planifié. Parâsya saktir vividhaiva srûyate (Svétâshvatara Upanishad 6:8). Les Védas nous disent que multiples sont les énergies du Seigneur et tout aussi parfaites que Lui.

SYAMASUNDAR: Pour Spinoza, le mal naît de l’ignorance, de l’inaptitude à voir la réalité dans sa totalité, libre de tout mal puisqu’elle est Dieu.

SRILA PRABHUPADA: Le mal naît effectivement de l’ignorance. C’est un fait. Dans un sens supérieur, le mal n’existe pas. L’ignorance peut être considérée comme la cause du mal.

HAYAGRIVA: Spinoza écrit dans L’Éthique : « À proprement parler, Dieu n’aime ni ne déteste personne; car Il n’éprouve ni joie ni peine et par conséquent, Il n’aime ni ne hait quiconque. »

SRILA PRABHUPADA: En effet. D’où vient qu’on Le qualifie d’âtmârâma. Complet en Lui-même, Il ne requiert rien de quiconque. Mais Il n’en dit pas moins dans la Bhagavad-Gîtâ (9:26) :

patram puspam phalam toyam yo me bhaktyâ prayacchati
tad aham bhakty-upahrtam asnâmi prayatâtmanah

« Que l’on M’offre avec amour et dévotion une feuille, une fleur, un fruit ou un peu d’eau, et cette offrande, Je l’accepterai. » Ce n’est pas parce qu’Il y trouve Son profit que le Seigneur accepte l’offrande de Son dévot; au contraire, il est dans l’intérêt du dévot de Lui présenter avec amour une offrande afin que son amour pour Dieu puisse se développer. Lorsqu’on se pare, on pare également son reflet dans le miroir. Étant le reflet de Dieu, nous sommes également parés quand Dieu l’est.

HAYAGRIVA: Quand Krishna anéantit des êtres diaboliques, le fait-Il sans passion ou haine ?

SRILA PRABHUPADA: Oui, Il leur donne la mort pour leur propre bien.

HAYAGRIVA: Spinoza écrit : « L’idée de Dieu ne peut s’accompagner d’aucun chagrin. Personne ne peut haïr Dieu. »

SRILA PRABHUPADA: Par nature, Dieu baigne toujours dans la joie. Il est sach-chid-ânanda, la source même du plaisir. Qu’Il danse avec les gopîs ou qu’Il détruise un démon, Krishna paraît charmant. La mise à mort des éléments démoniaques de la population ne Le rend pas morose, car Il sait qu’Il ne les tue pas vraiment : Il leur accorde plutôt le salut.

SYAMASUNDAR: Que dire de l’affirmation selon laquelle personne ne peut haïr Dieu  ? Qu’en est-il alors de Kamsa, entre autres ?

SRILA PRABHUPADA: Haïr Dieu est certes démoniaque. Par nature, l’être vivant aime Dieu, comme il se doit. Mais sous l’influence de mâyâ, il se considère séparé de Lui. Au lieu de L’aimer, il se met à voir en Lui un concurrent et un obstacle à sa jouissance. C’est alors qu’il songe à éviter le Seigneur ou à L’anéantir, pensant : « Je serai un jouisseur effréné. » Ainsi devient-il démoniaque.

SYAMASUNDAR: Spinoza définit la vertu suprême comme étant la compréhension de Dieu.

SRILA PRABHUPADA: Effectivement. Aussi lit-on dans la Bhagavad-Gîtâ (7:19) :

bahûnâm janmanâm ante jñânavân mâm prapadyate
vâsudevah sarvam iti sa mahâtmâ sudurlabhah

« Après de nombreuses morts et renaissances, l’homme au vrai savoir s’abandonne à Moi, parce qu’il sait que Je suis la cause de toutes les causes et tout ce qui est. Une si grande âme est infiniment rare. » À moins d’acquérir cette compréhension, notre savoir sera forcément imparfait.

SYAMASUNDAR: Pour Spinoza, comprendre la Nature revient à comprendre Dieu. Car il croit que Dieu Se révèle dans la Nature.

SRILA PRABHUPADA: Oui. De même que pour comprendre le Soleil, il faut en comprendre la lumière, en étudiant la Nature (daiva-shakti), on peut se faire une idée de Dieu. Ceux qui commencent à comprendre Dieu s’initient au culte de la Nature; ils ne peuvent approcher le Seigneur directement. L’étude de la Nature marque le premier pas vers la compréhension de Dieu.

SYAMASUNDAR: Spinoza souligne l’importance de l’intellect, qui permet à l’humain de comprendre les lois de sa propre personnalité et de dompter de ce fait ses émotions.

SRILA PRABHUPADA: Qu’entend-il par « émotions » ?

SYAMASUNDAR: Agir selon ses émotions signifie agir de façon instinctive à travers les sens, sans considération intelligente.

SRILA PRABHUPADA: Le fou agit selon ses émotions. Mais quelle serait la source des émotions ? À moins d’être présentes dans la substance totale, comment les émotions pourraient-elles exister ? Les émotions doivent donc faire partie intégrante du Tout.

Puisque la substance représente l’origine, les émotions incarnent une catégorie. À moins d’exister d’ores et déjà dans la substance, comment les émotions pourraient-elles se manifester ? Comment ignorerait-on ses émotions ? Si les émotions existent dans la substance, c’est qu’elles ont une raison d’être. Pourquoi Spinoza cherche-t-il à nier leur existence ?

SYAMASUNDAR: Il pense que les émotions ne peuvent qu’induire une personne en erreur.

SRILA PRABHUPADA: Quoi qu’il en soit, les émotions sont des facteurs concomitants de la substance. La personne prise de folie possède un mental au même titre qu’une personne saine d’esprit, mais cette dernière ne commet pas d’erreurs parce que son mental fonctionne comme il se doit. Dans un même ordre d’idée, quand on est troublé sur le plan émotionnel, cela risque d’entraîner des problèmes; sinon, les émotions ont leur utilité et sont naturelles. Spinoza l’ignore-t-il ?

SYAMASUNDAR: Il prétend que l’intelligence peut guider les émotions.

SRILA PRABHUPADA: L’amour de Dieu est une émotion. Les âmes ayant atteint la perfection dans le service de dévotion versent parfois des larmes. Quand Chaitanya Mahâprabhou plongea dans l’océan, c’était là un geste aussi émotionnel que parfait. Sur le plan émotionnel, Chaitanya Mahâprabhou voyait en chaque instant un youga, ou quarante-trois millions d’années, à cause de la séparation de Krishna. Lorsqu’on souffre d’être séparé de Govinda – Krishna –, nos émotions sont tout à fait justifiées. Car telle est la perfection de l’existence. Cependant, on qualifiera de mâya tout mauvais usage qu’on pourrait en faire.

SYAMASUNDAR: Spinoza croit qu’en nourrissant l’intelligence, on peut diriger sa volonté en conséquence. Il s’agit d’abord de subordonner notre volonté à notre intelligence.

SRILA PRABHUPADA: Elle l’est d’ores et déjà.

SYAMASUNDAR: Mais n’est-ce pas l’inverse chez la personne atteinte de folie ?

SRILA PRABHUPADA: Une telle personne perd en fait toute intelligence. Elle pense d’une manière déréglée.

SYAMASUNDAR: Spinoza dit que l’intelligence de Dieu contrôle Sa volonté.

SRILA PRABHUPADA: Ça c’est une autre affaire. En Dieu, de telles distinctions n’existent pas. Il n’y a aucune différence entre le corps, l’âme, le mental et l’intelligence du Seigneur. Tout est absolu en Lui. On ne saurait établir de distinction entre l’intelligence du Seigneur et Son mental. Car comment pourrait-on dire alors que Dieu est absolu ? Dans l’Univers matériel, où règne la relativité, de telles distinctions existent bel et bien. Nous disons : « Voici l’intelligence », « voici le mental », « voici l’âme », etc. Mais dans le monde spirituel, pareilles distinctions brillent par leur absence. Tout y est de nature spirituelle.

SYAMASUNDAR: Pour Spinoza, la Nature et Dieu ne font qu’un, et ce qui est moral serait identique à ce qui est naturel.

SRILA PRABHUPADA: Le désir sexuel fait partie intégrante de la Nature. Pourquoi alors le qualifie-t-on parfois d’immoral ?

SYAMASUNDAR: Il est immoral lorsqu’il s’avère contre nature.

SRILA PRABHUPADA: Il s’agit donc de distinguer ce qui est naturel de ce qui ne l’est pas. Tout ce qu’on accomplit au service du Seigneur est aussi naturel que moral; tout ce qui n’entre pas dans le cadre de ce service s’avère aussi immoral que contre nature. Tout dans la Nature fut conçu pour la satisfaction du Seigneur. Dieu a créé la fleur; il faut donc l’utiliser à Son service. Voilà qui serait moral. En utilisant une fleur pour notre propre jouissance, on accomplirait un geste immoral.

SYAMASUNDAR: Spinoza affirme que l’humain doit agir par instinct de conservation, car il s’agit là d’une loi naturelle.

SRILA PRABHUPADA: Toute conservation reposant sur Dieu, l’abandon au Seigneur est ainsi synonyme de conservation. L’enfant peut assurer sa conservation en s’abandonnant à la volonté de ses parents; mais en agissant de façon indépendante, il risque de se heurter à quelque problème. Pas question donc de conservation à moins de s’abandonner au Seigneur. Krishna dit dans la Bhagavad-Gîtâ (18:56) :

sarva-karmâny api sadâ kurvâno mad-vyapâsrayah
mat-prasâdâd avâpnoti sâsvatam padam avyayam

« Bien qu’occupé à des activités de toutes sortes, celui qui jouit de Ma protection, Mon pur dévot, atteint par Ma grâce l’éternelle et impérissable demeure. » Krishna demande à Arjuna de s’abandonner à Lui : « Je t’accorderai Mon entière protection. » Impossible de se protéger sans Krishna. Quand le Seigneur Râmachandra voulut anéantir Râvana, personne ne pouvait protéger ce dernier, pas même Shiva ou la déesse Dourgâ. Malgré toutes les dispositions prises pour massacrer les Pândavas, personne n’a pu leur donner la mort parce que Krishna les protégeait. Prendre refuge de Krishna en se reposant sur Lui est ainsi synonyme de conservation. Râkhe krsna mâreke mâre krsna râkheke : « Qui pourrait mettre fin aux jours des protégés de Krishna ? Et inversement, qui pourrait protéger quiconque Krishna désire anéantir ? » Abandonnez-vous simplement à Krishna et vous ne serez jamais anéanti. Voilà le véritable instinct de conservation. Krishna dit à Arjuna : kaunteya pratijânîhi na me bhaktah pranasyati – « Tu peux le proclamer avec force, ô fils de Kountî, jamais Mon dévot ne périra ! » (Gîtâ 9:31)

SYAMASUNDAR: Spinoza croit que plus nous saisirons la réalité, plus nous saisirons Dieu.

SRILA PRABHUPADA: Parce que Dieu est réalité et L’oublier est illusion. L’illusion est également Dieu, mais elle nous fait oublier le Seigneur; aussi n’est-elle pas réelle. Soleil et ténèbres sont deux réalités, car ils existent côte à côte. Partout où brille la lumière, on retrouve aussi de l’ombre. Comment pourrait-on dire que l’ombre n’est pas une réalité ? Elle est mâyâ; mais parce que mâyâ attaque l’âme distincte, celle-ci en oublie Krishna. Dans ce sens, l’illusion ou l’irréel est également une réalité.

SYAMASUNDAR: Mais l’illusion nous fait oublier la réalité, la lumière.

SRILA PRABHUPADA: En effet. Mais c’est une soi-disant illusion. C’est l’atmosphère ténébreuse dans laquelle on oublie Krishna. Mâyâ incarne l’ombre ténébreuse. Or, même lorsqu’on subit son influence, la réalité demeure. Cette atmosphère d’irréalité existe côte à côte avec le réel. Krishna affirme : « Mâyâ est Mienne. » (Gîtâ 9:10) Étant créée par Dieu, comment serait-elle irréelle ? Krishna est réalité, et tout ce qui est relié à Lui est également réel. Par conséquent, mâyâ, ou l’irréalité, est aussi Krishna. Toutefois, en accédant à la conscience de Krishna, on s’établit dans la réalité. L’Univers matériel est qualifié d’irréel; mais lorsqu’on est conscient de Krishna, rien n’est plus irréel.

SYAMASUNDAR: À cause de l’absence d’oubli ?

SRILA PRABHUPADA: Oui. Tant qu’on sert Krishna, tout irréalité s’évanouit pour nous.

SYAMASUNDAR: Spinoza croit également que l’humain, en subordonnant son esprit à la nécessité primordiale, trouvera la paix véritable.

SRILA PRABHUPADA: Oui. S’abandonner à Krishna, voilà la nécessité primordiale. Krishna est l’Âme Suprême; naturellement, en m’abandonnant à Lui, je trouverai la paix véritable.

tam eva saranam gaccha sarva-bhâvena bhârata
tat prasâdât parâm sântim sthânam prâpsyasi sâsvatam

« Ô descendant de Bharata, abandonne-toi entièrement à Lui. Par Sa grâce, tu connaîtras la paix absolue et atteindras l’éternelle et suprême demeure. » (Gîtâ 18:62)