Le Mythe de l'Invasion Aryenne.

"Sin ira et studio"
Cette expression latine, que nous a légué l'auteur-historien romainTacitus, signifie "libre d'hostilité et de préjugé".L'expression est devenue une sorte de "Serment d'Hypocrate" pourhistoriens ou tout du moins un idéal d'intégrité académique auqueldevraient aspirer ceux qui font une carrière de chercher à percer lesénigmes du passe.

Comme nous l'avons vu, ce noble idéal est trop souvent hélasabandonné en chemin. L'étude de l'histoire de notre lointain passé estun sujet si vaste et complexe qu'il embrasse toutes les scienceshumaines. Comme très peu d'individus sont adéquatement versés danstoutes les sciences, il semble facile, sans danger et alléchant pour lesidéologues et pouvoirs politiques peu scrupuleux d'interpréter quelqueséléments épars du passé afin de façonner un modèle totalement éronné del'histoire destiné à l'endoctrination des masses. "L'Histoire est laversion du vainqueur!" Ce dicton populaire décrit parfaitement lephénomène.

Nous allons ici nous pencher sur une de ces théories, l'éplucher,retracer sa création et voir si elle survit exposée à la lumière derécentes découvertes et de la méthodologie scientifique.

Ceux parmi vous qui ont lu les articles précédents dans cette sériesont déjà familiers avec "la Théorie de l'Invasion Aryenne" (abréviéecomme: (TIA). Cette théorie introduisit l'idée que le peuple à l'originedes Védas, et par conséquent de la culture védique, émigra des monts del'Oural dans le Caucase pour envahir le sous-continent indien il y aenviron 3500 ans. Ce peuple de nomades à la peau claire seraitégalement, toujours selon la théorie, responsable de la disséminationdes langues indo-europeennes dont feraient partie le Sanskrit, le Grecet le Latin.

Avant d'étudier point par point les éléments de cette théorie, ilserait bon d'analyser les circonstances de la création même de lathéorie.

Pendant des millénaires, le peuple indien se satisfaisait de laversion védique de son histoire. Les textes védiques, bien quepréoccupés avant tout par l'éducation spirituelle des âmes incarnées,offrent cependant d'innombrables éléments d'information concernant lacréation de l'univers, ainsi que des premiers êtres qui peuplèrent etrepeuplèrent la planète à travers les différents âges et cycles d'âges.Le Rig-Veda, l'Itihasa-Purana et le Bhagavat-Purana, entre autres,offrent également des généalogies très détaillées de dynasties de sageset rois védiques qui couvrent une très longue période d'histoireantérieure à l'époque du Mahabharata, il y a 5000 ans. Les textesvédiques situent toujours cependant ces généalogies sur le territoire deBharata-Varsa qui correspond à l'Inde actuelle, en y rajoutant toutefoisle Pakistan et l'Afghanistan.

D'où vient donc cette notion bizarre d'une peuplade étrangèreapportant aux Indes la culture vedique?

NAISSANCE D'UNE THEORIE:

Nous avons appris dans l'article précédent que la présenceeuropéenne aux Indes était, à la fin du 18ième et au début du 19ièmesiècle, motivée par des ambitions strictement mercantiles mais que bienvite les institutions religieuses chrétiennes s'en mêlèrent. Lesmissionnaires suivirent dans la foulée des marchands et s'appliquèrent àconvertir le peuple indien; mais la tâche s'avéra bien plus hardue queprévue. Ils décidèrent par conséquent d'étudier d'un peu plus près cepeuple énigmatique récalcitrant au message "du Seul Vrai Fils de Dieu"et d'identifier les obstacles à sa conversion.

Un prêtre francais, l'Abbé Dubois débarqua aux Indes en 1792 etjusqu'à son depart en 1823 assembla une vaste quantité d'informationssur les croyances, us et coutumes des Hindous. Il essaya du mieux qu'ilput d'interpréter ces informations compte tenu de sa propre croyance enla version biblique de la Création du Monde. Selon cette version desévénements, le Monde fut crée le 23 Octobre en l'An 4004 avant J.C. etle déluge qui inonda la planète entière se produisit 2500 ans avant J.C.

L'Abbé Dubois chercha à réconcilier la présence de cette immensepopulation aux Indes avec une des listes généalogiques présentées dansle 10ième chapitre de la Génèse. Comme toutes les populations humainessur terre étaient, selon la Bible, issues de l'un des fils de Noé, ilpostula que le peuple indien descendait de Japhet. Il suggéra égalementque leur demeure originelle se trouvait dans les montagnes de l'Oural,dans la région du Caucase, relativement proche du débarquement présumé del'Arche.

Le manuscrit de l'Abbé Dubois fut acheté par la "East IndiaCompany". Il fut immédiatement traduit en anglais et publié sous letitre: "Hindu Manners, Customs and Ceremonies" avec une préface deFriedrich Max Muller. Le même F. Max Muller, un allemand à la solde dela East India Company, s'inspirant des idées de l'Abbé Dubois, conçut letexte final de la théorie. La migration imaginée par l'Abbé devint avecMuller une invasion. Il emprunta le terme "Arya" du Rig-Veda pourdésigner la race des envahisseurs et donna le nom de "Dravidiens" à lapopulation de peau sombre qui occupait préalablement les Indes, laquellepopulation fut, selon lui repoussée vers le Sud par les conquérants. Ildétermina d'une période pour l'invasion, vers 1500 avant J.C., choisiepour s'accorder avec la version biblique des événements. Un intervallede 1000 ans entre le déluge et l'invasion donnait suffisamment de tempsaux Aryens d'occuper le Caucase, puis de s'organiser en une hordecapable de se déplacer sur de longues distances pour envahir et occuperl'Iran, l'Afghanistan puis finalement le Nord de l'Inde il y a environ3500 ans. Max Muller se pencha ensuite sur la chronologie des textesvédiques. Linguiste par formation, il détermina selon le style de lagrammaire sanskrite utilisé dans les différents textes que le Rig-Vedaétait le plus ancien et que les Upanishads comptaient parmis les plusrécents. Il prit la naissance de Buddha, estimée à environ 600 ans avantJ.C. comme la fin de l'ère védique et décida d'un intervalle arbitrairede 200 ans à partir de cette date en remontant dans le temps pour daterles divers écrits. Selon sa théorie, la chronologie serait comme suit:
-Rig-Veda: 1200 avant J.C.
-Yajur, Sama, Atharva: 1000 avant J.C.
-Brahmanas: 800 avant J.C.
-Aranyakas, Upanishads: 600 avant J.C.

Il y eut plusieurs réactions immédiates dans l'Ouest lorsque la TIAfut introduite. D'une part, les adhérents des mouvements nationalistes,en Allemagne principalement, aimaient ce qu'ils entendaient. Leursancêtres, cette race Aryenne supérieure qui parlait la langueindo-europeenne originelle avaient donc eux aussi le tein clair. Goethe,qui peu de temps auparavant avait declaré l'Inde comme le berceau descultures et religions de la planète fut plus qu'heureux de pouvoirrevenir sur sa déclaration.

Cependant d'autres érudits tels que C.J.H Hayes, Boyed C. Shafferet Hans Kohn dénoncèrent farouchement la théorie comme une terribleinsulte à la méthode et à la communauté scientifique. Hélas, la raisonn'était déjà plus un facteur. La TIA fut adoptée immédiatement et avecgrande fanfare par les idéologes et la Presse. Les livres d'histoirefurent vite revisés. La théorie devint du jour au lendemain un "faitacquis".

Max Muller se dédia plus tard à traduire les Védas. Cet extraitd'une lettre addressée à son épouse nous renseigne sur ses intentionsprécises:
"Ma traduction des Védas nous révélera l'origine véritable du peupleindien, son destin et l'existence des millions d'âmes qui occupent cepays. Ces Védas sont à la base de leur religion. Exposer cette base estla seule manière, je suis sur, de déraciner ce qui en a poussé au coursdes derniers 3000 ans."

La découverte d'Harappa, de Mohenjo-Dharo et autres anciennes citésle long du Sindhu en 1922 provoqua quelques craintes dans le camp desTIAistes. Mais ils réajustèrent tout simplement leur propos en déclarantces cités "dravidiennes" et définitivement non-védiques. Ces villesétaient tout simplement celles que les Aryens attaquèrent afin d'enchasser les Dravidiens qui durent s'enfuir vers le Sud.

Considérant la sophistication culturelle évidente que les fouillesdes cités révélèrent, le peuple originel des Indes n'était cependantplus les primitifs illétrés que la théorie initiale décrivait.

Passons maintenant à une analyse détaillée des éléments de la TIA.

LA MORT D'UNE THEORIE:

Voici une série d'arguments développés au cours des vingt dernièresannées par de nombreux linguistes, astronomes, archéologues,antropologues, géologues et géographes qui exposent la naiveté etabsence de logique de la TIA.

1-La TIA repose exclusivement sur des considérations linguistiques etces considérations s'avèrent aujourd'hui être de graves méconceptions.Les languages humains muent et se transforment au cours des siècles etmillénaires beaucoup plus lentement que ce que les linguistes du 19ièmeproposaient. La chronologie de Max Muller pour la composition des divers écritsvédiques qui se base sur le développement de la grammaire sanskrite estfort vraisemblable mais les intervalles de temps suggérés sont de puresconjectures. Les périodes de temps qui séparèrent les différents textesfurent beaucoup plus longues que 200 ans et le Rig-Veda fut composé bienplus tôt que 1200 ans J.C..

2-Il existe maintenant de nombreuses évidences archéologiques etscripturales qui indiquent des migrations importantes d'Aryens védiquespartant des Indes pour aboutir en Iran vers 2000 ans J.C..

3-Si les auteurs des Védas étaient des nomades récemment installés auxIndes, comment se fait-il qu'il ne décrivent aucune autre région dumonde que les Indes. Toutes les montagnes et fleuves amplement décritset glorifiés au cours des textes sacrés correspondent exclusivement auxmontagnes et rivières de l'Inde.

De plus, le Rig-Veda décrit un système de rivière tel qu'il existait ily a plus de 4800 ans, c'est-à dire bien avant que la Sarasvati et laDrishadvati ne cessent de couler. Le Rig-Veda a donc du être écrit à unedate bien antérieure à 1200 avant J.C..

4-Les Védas ne mentionnent également aucune migration massive depeuplades étrangères telles que suggéré par la TIA.

5-La continuité culturelle entre la civilisation Indus-Sarasvati et lasociétée indienne médiévale est frappante. On retrouve dans ces deuxpériodes, que plusieurs millénaires pourtant séparent, les mêmes notionsspirituelles, une similarité évidente dans les objects d'artisanat, dansl'architecture et les poids et mesures utilisés.

Les fouilles archéologiques faites à Mehrgarh ont tout récemment mis àjour une cité très ancienne (plus de 8500 ans). Les vestiges de Mehrgarhrévèlent encore une société indienne identique à tous points de vue àcelle de la période médiévale.

6-Les théoriciens de l'Invasion Aryenne insistaient que les "Dravidiens"ne possédaient et ne connaissaient pas le cheval avant l'arrivée des"Aryens".

Cependant, des os de chevaux ont été decouverts, qui correspondent àtoutes les périodes de la civilisation Indus-Sarasvati jusqu'aux plusanciennes.

7-Les études antropomorphiques faites sur les squelettes humainsdécouverts aux sites Indus-Sarasvati démontrent qu'il s'agit du mêmepeuple qui vit encore aujourd'hui au Punjab et au Gujarat.

8-Les textes védiques contiennent de nombreuse références astronomiques,autrement dit des descriptions d'événements sidéraux (éclipses,configurations planétaires etc...) qui correspondent au moment précis oules différents textes furent composés. Ces références permettentaujourd'hui de déterminer l'époque de la composition des textes. Dessections du Rig-Veda, par example, peuvent ainsi être datée à plus de6000 ans. Comme avant l'ère des ordinateurs, il aurait été absolumentimpossible de falsifier ce type d'information, ces descriptions de lavoûte céleste sont donc inestimables.

Une autre considération sur le même sujet: l'astronomie est une sciencequi n'a jamais été pratiquée par des tribus nomadiques.

9- Les archéo-géographes ont pu déterminer à l'aide de sondes etl'observation des couches géologiques qu'une vague massive de sécheresseaffecta une importante région de la terre, de la Turquie jusqu'au Nordde l'Inde pendant plusieurs siècles à partir de 2000 ans avant J.C..Cela semble une explication plus plausible que l'invasion "Aryenne"suggérée par la TIA. D'autant plus que les fouilles intensives des citésde la culture Indus-Sarasvati n'ont revélé aucune indication de violenceet que peu de vestiges d'armes y ont été découverts.

10-Les batailles mentionnées dans le Rig-Veda n'opposèrent pas desarmées de race ou de teint différent comme l'avance la TIA mais despeuples issus d'une même culture.

11-Il existe une continuité notoire dans la morphologie de l'écriture,commençant avec le script Harrapan puis le Brahmi pour aboutir au scriptDevanagari (le Sanskrit écrit tel que nous le connaissons).Le script des textes découverts à Dvaraka se situe à mi-chemin entrel'Harrapan et le Brahmi.

12-Les autels aux structures élaborées, découverts aux sitesIndus-Sarasvati furent construits selon les calculs très précispréconisés par les Shulva-Sutras.Autrement dit, les textes qui fournirent ces instructions et calculsalgébriques, ne peuvent qu'avoir été écrits avant la construction desautels.

13-Avant que les colons Britanniques n'introduisent l'idée (les Aryensau Nord et les Dravidiens au Sud), il n'y eut jamais de divisionculturelle ou raciale entre le Nord et le Sud de l'Inde.
Trois des plus importantes personnalités aux Indes : Sankaracarya,Madhavacarya et Ramanujacarya nacquirent au Sud du pays et sont autantvénérés au Nord qu'au Sud.

14-Le Mahabharata est considéré par les TIAistes comme un récit épiccomparable à l'Illyad et à l'Odyssee, c'est-à-dire superbe au point devue de sa valeur dramatique et de sa poésie mais de nature totalementfictive.
Cependant, la découverte de la ville engloutie de Dvaraka par le Dr.S.R. Rao et son unité d'archéologie maritime entre les années 1984 et1988 obligea le monde académique à reconsidérer sa position. La science moderne a pu situer la submersion de la ville a il y aenviron 5000 ans.
Dans le Musal Parva, section du Mahabharata, Krishna prévint leshabitants de Dvaraka de l'inondation imminente et les suppliad'abandonner la ville.

Pour récapituler, selon la TIA, les Dravidiens laissèrent une quantitémassive de vestiges révélant une société extrèmement avancée mais aucuneécriture avant la venue des Aryens.
A l'opposé, nous trouvons, toujours à en croire la TIA, les Aryens, qui eux ne nous auraientpas laissé la moindre trace archéologique ou historique de leurexistence avant la soit-disant invasion, mais seraient soudainement apparupour délivrer à dos de cheval la litérature la plus sophistiquée aumonde.

Qu'un scénario si absurde ait pu pour plus d'un siècle se faire passerpour un chapitre essentiel de l'histoire des Indes sembleinvraisemblable.
Nous avons vu dans un article précédent comment plusieurs groupesdistincts (le monde académique, la société occidentale, les institutionschrétiennes et musulmanes, les humanistes) ont un intérêt à sauvegarderla TIA coûte que coûte. Il faut donc s'attendre à de fortes réactions dela part de ces divers groupes pour préserver la supercherie.