VINGTIÈME CHAPITRE.
UN ABANDON TOTAL

apy adya nas tvam sva-krtehita prabho
jihâsasi svit suhrdo 'nujîvinah
yesâm na cânyad bhavatah padâmbujât
parâyanam râjasu yojitâmhasâm

" Tout, mon Seigneur, fut par Toi accompli. Nous quitteras-Tu aujourd'hui, nous qui vivons entièrement de Ta grâce, nous qui, devant l'hostilité que nous montrent maintenant tous les rois, n'avons pour seul refuge que Tes pieds pareils-au-lotus. " (Srimad-Bhâgavatam 1.8.37)

Les Pândavas ont l'incomparable fortune de se trouver sous l'entière dépendance du Seigneur et de Sa miséricorde. Car si, dans l'Univers matériel, dépendre des bonnes grâces d'autrui représente le plus grand malheur, sur le plan de la relation spirituelle qui nous unit à Dieu, vivre sous Son entière dépendance est le plus grand bonheur. Nous souffrons en ce monde de la fièvre matérielle parce que nous y croyons à notre totale indépendance, alors qu'en vérité la Nature cruelle nous asservit à chaque minute. L'illusoire tentative d'agir indépendamment des lois strictes de la Nature, par quoi se meut l'Univers tout entier, est au principe même du développement matériel de la connaissance expérimentale. De Râvana, qui voulut ériger un escalier conduisant directement aux planètes édéniques, à l'homme moderne - lequel cherche à atteindre par divers moyens mécaniques et électroniques d'autres systèmes planétaires -, les êtres conditionnés s'efforcent artificiellement de vaincre les lois de la Nature. Ils ignorent la plus haute perfection de la civilisation humaine : œuvrer avec ardeur, de toute son âme, sous la direction du Seigneur tout en apprenant à dépendre entièrement de Lui. Les Pândavas nous en offrent le meilleur exemple : ils dépendaient totalement de la volonté de Sri Krishna, mais ne vivaient pas pour cela comem des parasites; tous étaient hautement qualifiés, tant par leur caractère que dans leur façon d'agir; néanmoins, ils se confiaient en toutes circonstances à la grâce du Seigneur, sachantbien que tous les êtres sont dépendants par nature. Comprenons donc que la perfection de l'existence est atteinte lorsqu'on se met sous la dépendance de la volonté du Seigneur, et certes pas à travers l'illusion, en ce monde, qu'on puisse se rendre indépendant de tout.

On nomme anâtha, " sans protecteur ", celui qui, vainement, cherche à vivre en dehors de la volonté du Seigneur, et sanâtha, " protégé ", celui qui se donne entièrement à Sa volonté. Œuvrons donc dans le but de devenir sanâtha, toujours protégés des maux de l'existence matérielle. Sous l'influence illusoire de l'énergie matérielle, externe, nous oublions que l'existence conditionnée représente la plus indésirable source d'embarras. C'est pourquoi la Bhagavad-Gîtâ (VII:19) nous enseigne qu'après maintes et maintes renaissances, l'homme peut connaître la fortune de prendre conscience que Vâsoudéva est le Tout de ce qui est, et que la meilleure façon de mener son existence est de s'abandonner tout entier à Lui, ce que fait le mahâtmâ.

Tous les membres de la dynastie Pândava, dont Mahârâj Youdhisthir était l'aîné, et la reine Kunti la mère, se trouvaient être - même au sein de la vie familiale - des mahâtmâs. C'est pour cette raison que les enseignements de la Bhagavad-Gîtâ et de tous les Pourânas, surtout du Bhâgavat Pourâna, sont directement rattachés à l'histoire des Pândavas, grands mahâtmâs. Ceux-ci dépendaient du Seigneur comme un poisson dépend de l'eau, et leur séparation d'avec Sa Personne leur fut donc une grande douleur. Srimatî Kunti se sentait comme frappée par la foudre, et toute sa prière vise à persuader le Seigneur de rester auprès des Pândavas.

La Bataille de Kuruksetra avait vu périr tous les rois hostiles, mais fils et petis-fils demeuraient pour venger leurs pères, et les Pândavas restaient en danger. Ce n'est pas là un cas exceptionnel; tous les hommes sont sans cesse confrontés à l'hostilité des autres êtres, et le seul vrai moyen de se protéger, de vaincre tous les maux de l'existence matérielle, c'est de dépendre entièrement de la volonté du Seigneur.

La Bataille de Kuruksetra terminée et les Pândavas établis dans leur royaume, Krishna faisait Ses adieux à Sa tante avant de regagner Dvârâka. Profitant de l'occasion pour Lui offrir cette prière, Kunti s'enquiert maintenant sans détour : " Est-il vrai que, Ton devoir accompli, Tu nous quittes aujourd'hui? " Telle est la position du dévot. Kunti prie : yesâm na cânyad bhavatah padâmbujât - " Nous n'avons d'autre protection que Tes pieds pareils-au-lotus. " Ainsi se traduit l'abandon total.

La voie de l'abandon (saranâgati) comporte six items. Il faut d'abord dépendre entièrement de Krishna. Il convient ensuite d'accepter tout ce qui s'avère favorable au service de Krishna (ânukûlyasya sankalpah). Ânukûlyena krsnânusîlanam bhaktir uttamâ : la bhakti par excellence se caractérise par l'acceptation de tout ce qui est favorable au service de dévotion. Le troisième principe de l'abandon est prâtikûlya-vivarjanam, le rejet de tout ce qui serait défavorable à la conscience de Krishna. Parfois, le maître spirituel dira : " Ne fais pas ça ", interdisant ainsi un élément défavorable, et recommandera une activité favorable : " Fais ceci; chante le mantra Hare Krishna. " L'abandon total implique dont le rejet d'éléments défavorables et l'acceptation d'éléments favorables (ânukûlyasya sankalpah prâtikûlya-vivarjanam). De plus, notre foi doit être totale - " Krishna me protégera " - et l'on doit se compter parmi les serviteurs de Krishna. Voilà quelques principes de l'abandon total, saranâgati.

Maintenant, Kuntîdevî dit : " Cher Krishna, si, croyant que nous voilà bien établis maintenant que nous avons retrouvé notre royaume, Tu désires nous quitter, ce n'est certes pas là un projet mûrement considéré. Nous ne sommes pas encore libres. Ayant anéanti tant de rois, tous leurs amis et proches projettent de prendre à nouveau les armes contre nous. Ne crois donc pas que nous sommes affranchis de tout péril. Il n'en est rien. Nous n'avons d'ailleurs d'autre protection que Tes pieds pareils-au-lotus. Voilà notre position. " De façon détournée, elle prie Krishna : " Ne nous quitte pas, pensant que nous sommes désormais en sécurité. Sans Ta protection, nous sommes toujours exposés au danger. "

Telle doit être la position du dévot. Sachons que nous sommes de fait en danger dans l'Univers matériel. Mâya, l'illusion, peut s'emparer de nous à tout instant, dès que nous relâchons un tant soit peu notre attention, pensant : " Maintenant, que j'ai rempli mon devoir, prenons un peu de repos. " Non, il faut toujours demeurer vigilant.

Un verset de Rûpa Goswami dit : avyartha-kâlatvam - le dévot doit bien s'assurer qu'il ne perd pas son temps en vain, se demandant : " Est-ce que je sers maintenant mâyâ ou Krishna? " Voilà un symptôme du dévot avancé. Nâma-gâne sadâ rucih : un tel dévot ne se lasse jamais de danser ou de chanter. Le mot sadâ signifie " toujours " et ruci " goût ". Le dévot a toujours le goût de chanter le mantra Hare Krishna, Hare Krishna, Krishna Krishna, Hare Hare / Hare Rama, Hare Rama, Rama Rama, Hare Hare. " Quel chant sublime. " Voilà ce qu'on entend par goût. Bien sûr, celui-ci s'acquiert avec le temps. Rûpa Goswami, pour sa part, songeait en chantant le mantra : " N'ayant qu'une langue et deux oreilles, comment puis-je apprécier ce chant à sa juste valeur? Si j'avais des millions de langues et des billions d'oreilles, peut-être pourrais-je alors savourer un tant soit peu le chant et l'écoute. " De toute évidence, il faut se garder de l'imiter; mais les dévots du Mouvement pour la Conscience de Krishna doivent au moins terminer les seize chapelets recommandés. Nâma-gâne sadâ rucih : nous devons accroître notre goût de chanter et de réciter le mantra Hare Krishna.

Intensifions également notre inclination à vivre en un lieu où vit Krishna (prîtis tad-vasati-sthale). Selon la vision de dévots hautement réalisés, Krishna vit partout en réalité; mais dans notre condition inférieure, sachons que pour nous Krishna réside au temple. Ne Le voyant pas partout, nous devons visiter le temple pour voir Krishna, Lui qui de par Sa grâce et Sa bienveillance, y apparaît de telle façon que nous puissions Le contempler.

Le corps de Krishna est purement spirituel (sac-cid-ânanda-vigraha), mais nous n'avons pas les yeux pour le voir, étant habitués à ne voir que la matière brute (jada), sous forme de pierres, métaux, bois et autres éléments. Étant tout, Krishna apparaît dans une forme constituée de tels éléments pour que nos yeux imparfaits puissent Le voir. N'allons pas croire que Krishna est fait de pierre ou que nous adorons un bloc de pierre. Nous adorons Krishna; mais comme nous ne voyons que les éléments matériels comme la pierre, Krishna a l'obligeance d'apparaître dans une forme de pierre sculptée. Veillons donc à habiter dans le voisinage d'un temple où est adorée la forme de Krishna.

Estimons-nous aussi toujours dépendants de Krishna. Telle est la conscience de Krishna. Pensons toujours : " Sans Krishna, ma vie est vaine et je suis en péril. " Voilà pourquoi, dans ses prières à Krishna, Kuntî dit : " Tu penses que nous sommes désormais en sécurité, mais je n'en crois rien. Nous sommes toujours menacés. Tu nous crois en sécurité, mais qui nous protégera? Nous n'avons d'autre protection que Tes pieds de lotus. Tant d'ennemis nous entourent, car les fils de ceux morts au combat s'apprêtent à nous faire la guerre. "

Maintenant, bien que Krishna soit venu vers Kuntîdevî pour prendre la poussière des pieds de Sa tante, Son aînée, voici que celle-ci L'appelle Prabhu - Seigneur - et non son neveu bien-aimé. Car elle sait : " Krishna joue le rôle de mon neveu, le fils de mon frère, mais Il n'en demeure pas moins le Maître Suprême. "

Les symptômes d'une personne vraiment consciente de Krishna sont : elle sait que Krishna est le Maître Absolu; elle s'estime toujours en péril sans Lui; elle se sent toujours en sécurité lorsqu'elle prend refuge au lotus de Ses pieds. Krishna dit : kaunteya pratijânîhi na me bhaktah pranasyati; " Tu peux le proclamer au monde entier, jamais Mon dévot ne périra. " (Bhagavad-Gîtâ IX:31) Lorsqu'on devient un pur dévot de Krishna, il n'est plus question de danger. Krishna, bien sûr, nous protège tous, car sans Sa protection personne ne pourrait vivre un seul instant. Évitons cependant de penser : " Si Krishna protège tous les êtres, à quoi bon devenir un dévot? " Le roi protège chacun de ces citoyens, car tel est son devoir; mais il accorde une protection spéciale à son entourage. Ce qui est tout à fait naturel. Celui qui sert directement le président sera particulièrement protégé s'il se trouve plongé dans quelque ennui. Même si le président protège tous les citoyens, son entourage personnel qui le sert est l'objet d'une considération particulière. Il ne s'agit pas vraiment ici de favoritisme, mais bien d'une situation naturelle. Si un gentleman qui aime tous les enfants montre une affection particulière pour les siens, personne ne dira : " Pourquoi aimer davantage vos enfants? " Non, cela est naturel. Dans un même ordre d'idée, Krishna dit dans la Bhagavad-Gîtâ (IX:29) : samo 'ham sarva-bhûtesu - " Envers tous Je suis impartial. " Étant Dieu, Krishna fait preuve d'amour envers toutes les âmes, qui font toutes partie de Lui. Néanmoins, Il couvre Ses dévots d'une sollicitude particulière. D'où l'affirmation suivante : kaunteya pratijânîhi na me bhaktah pranasyati; " Jamais Mon dévot ne périra. "

Krishna voit toujours au bien-être de Ses dévots qui, à leur tour, œuvrent sans cesse pour Sa satisfaction. Les dévots L'habillent, Lui offrent de la nourriture et s'engagent toujours à Son service; Krishna S'assure pareillement du bonheur perpétuel de Ses dévots. Ainsi se traduit la relation intime qui les unit. Chaque être vivant jouit d'une relation avec Krishna, relation qui revêt une plus grande intimité lorsqu'il devient Son dévot. Aussi Kuntîdevî dit-elle à Krishna : " Comment peux-Tu nous quitter, nous Tes amis intimes. Nous ne vivons que par Ta grâce, Ta sollicitude. Ne crois pas que nous sommes en sécurité et que Tu peux ainsi partir. C'est toujours Ta miséricorde qui nous garde en vie, car nous n'avons d'autre refuge que Tes pieds pareils-au-lotus. Aie l'obligeance de rester avec nous. " Ainsi prie Kuntî. Narottam Dâs Thâkur chante pareillement :

hâ hâ prabhu nanda-suta
vrsabhânu-sutâ-yuta
karunâ karaha ei-bâra

" O Krishna! O Nanda-suta! Toi qu'accompagne Râdhârânî, la fille du roi Vrisabhânu. Je m'abandonne désormais à Toi. Sois miséricordieux envers moi. "

Dénués de conscience de Krishna, nous pensons : " Je me protégerai ou serai protégé par ma société, ma communauté ou l'État. J'ai tant de protecteurs. Qu'ai-je à faire de Dieu? Pourquoi irais-je vers Krishna? Ces vauriens sans protection peuvent aller vers Lui. " Mais le fait est que sans Krishna, on demeure sans protection. C'est ce que déclare le Srimad-Bhâgavatam (7.9.19) : bâlasya neha saranam pitarau nrsimha. Dans ses prières à Nrisimhadeva, Prahlâd Mahârâj dit : " Cher Seigneur, ne croyons pas qu'un enfant est entièrement protégé du fait qu'il possède un père et une mère. " Si Krishna ne le couvre pas de Sa protection, l'enfant ne saurait être protégé, eût-il des milliers de parents. Prahlâd ajoute : nârtasya câgadam udanvati majjato nauh - " Aucun médecin ou remède, si bons soient-ils, ne peuvent nous protéger de la maladie. " Imaginons un riche souffrant de quelque mal et s'offrant les services d'un excellent médecin, qui lui prescrirait des médicaments de première qualité. Est-il assuré pour autant de vivre? Aucunement. Si Krishna ne le couvre pas de Sa protection, il mourra malgré le meilleur traitement médical et des médicaments en profusion. " De même, poursuit Prahlâd, un bon navire ne garantit point qu'on ne se noiera pas. Sans Ta protection, l'océan peut nous engloutir à tout instant. " La Nature nous confronte à tant d'obstacles, et quoique les savants cherchent à inventer une parade à la lutte pour l'existence, sans la protection de Krishna, leurs inventions seront vaines.

Kuntîdevî en est bien consciente. Malgré qu'elle soit la mère des grands guerriers Bhîma et Arjuna, elle se dit pourtant : " Tout grands guerriers qu'ils soient, mes fils ne sauraient suffire à nous protéger. Rien ne peut nous protéger sauf Tes pieds de lotus. " Le verset à l'étude illustre la position d'une âme soumise briguant la protection de Krishna. Si nous conservons cette position, sachant que Krishna est notre seul protecteur et que de Le servir constitue notre seul devoir, notre vie sera certes couronnée de succès.


Hare Krishna Hare Krishna Krishna Krishna Hare Hare
Hare Rama Hare Rama Rama Rama Hare Hare