L'ENSEIGNEMENT DE SHRI CHAITANYA
Chapitre 1 Enseignement à Roupa Gosvami Shrila Roupa Gosvami, le frère cadet de Sanatane Gosvami, se rendit à Prayag - aujourd'hui Allahabad - avec Vallabha, son plus jeune frère. Très heureux d'apprendre que Shri Chaitanya Mahaprabhou S'y trouvait, les deux frères allèrent voir le Seigneur, alors en route vers le temple de Bindou Madhava, chantant et dansant, suivi de milliers de gens. Certains pleuraient, ou riaient, d'autres dansaient, ou chantaient; d'autres encore se prosternaient même sur le sol, offrant leur hommage au Seigneur. Mais tous, sans exception, chantaient très fort le Saint Nom : " Krishna, Krishna. " Bien que située au confluent du Gange et de la Yamouna, on dit que Prayag n'avait jamais été inondée jusqu'à l'apparition du Seigneur Chaitanya, qui la submergea de vagues d'amour pour Krishna. Voyant cette foule considérable, les deux frères, Roupa Gosvami et Vallabha, restèrent à l'écart pour contempler l'incroyable spectacle qui s'offrait à leurs yeux. Tout en dansant, le Seigneur levait les bras et S'écriait : " Haribol ! Haribol ! " Tous étaient stupéfaits de voir Son merveilleux comportement, et il serait bien difficile de décrire précisément la scène. Connaissant un brahmane du Deccan, le Seigneur Se rendit chez lui pour y honorer le prasad. C'est là que Shri Chaitanya reçut la visite de Roupa Gosvami et Vallabha. Se jetant au sol de tout leur long, les deux frères Lui offrirent de loin leur hommage en récitant divers versets sanskrits tirés des Écritures. Très heureux de voir Roupa Gosvami, le Seigneur lui dit : " Cher Roupa, relève-toi. ". Puis, Il lui fit part de la miséricorde immotivée de Krishna à son endroit, car Il l'avait délivré d'une existence matérialiste axée uniquement sur l'argent. Acceptant les deux frères comme Ses dévots personnels, le Seigneur cita un verset des Écritures selon lequel un brahmane peut avoir étudié les quatre Vedas sans pour autant être compté parmi les dévots du Seigneur, alors qu'un pur dévot, même de très basse naissance, se voit d'emblée accueilli par Lui. Le Seigneur étreignit alors les deux frères et, dans Sa miséricorde sans bornes, posa Ses pieds pareils-au-lotus sur leur tête. Ainsi bénis, Roupa et Vallabha offrirent des prières de leur cru révélant que Shri Chaitanya Mahaprabhou n'était autre que Krishna Lui-même sous une forme au teint clair - Gauranga -, et qu'Il était aussi le plus magnanime des avatars puisqu'Il répandait l'amour pour Krishna. Shrila Roupa Gosvami cita d'ailleurs un verset qu'on retrouva plus tard dans le Govinda-lilamrita : " Je m'abandonne aux pieds pareils-au-lotus de Shri Krishna Chaitanya Mahaprabhou, l'infiniment majestueuse et miséricordieuse Personne Divine. Délivrant les âmes qui baignent dans l'ignorance, Il leur offre le plus grand don qui soit - l'amour de Krishna - et les rend ainsi avides de la conscience de Krishna. " Après ces préambules, Vallabha Bhatta invita le Seigneur à franchir le Gange, invitation qu'Il accepta volontiers. Dès lors, Roupa Gosvami Le suivit partout. Fuyant les grandes foules, le Seigneur pria Roupa Gosvami de L'accompagner jusqu'au Dashashvamedha-ghat, sur la rive du Gange. C'est là qu'Il lui enseigna pendant dix jours toute la vérité sur Krishna, les relations spirituelles et les principes du service de dévotion. Rien ne fut omis afin que Roupa Gosvami puisse, dans le futur, transmettre la science de Krishna dans son Bhakti-rasamrita-sindhou. Dès le premier verset de cet ouvrage, le Gosvami mentionne d'ailleurs ce fait, et témoigne de la grâce immotivée du Seigneur à son égard. Le Seigneur Suprême étant tout-puissant et conscient de tout, Sa grâce sans cause rend un être vivant apte à la recevoir. Sous le charme de l'existence conditionnée, les gens dans leur masse sont peu disposés à adopter le service de dévotion et à pratiquer la conscience de Krishna. En fait, la plupart ignorent les principes même de la conscience de Krishna, soit la relation éternelle qui nous lie à l'Être Suprême, le but ultime de la vie - le retour à Dieu, en notre demeure première - et la voie du retour au monde spirituel. Compte tenu de l'ignorance de l'âme conditionnée quant à ces questions, le Seigneur Chaitanya, de par Sa grâce inconditionnelle, enseigna les principes du service de dévotion à Roupa Gosvami qui, à son tour, transmit plus tard aux masses la science dévotionnelle. Dans son prologue au Bhakti-rasamrita-sindhou, Shrila Roupa Gosvami décrit le Seigneur Chaitanya en ces termes : " J'offre mon hommage respectueux aux pieds pareils-au-lotus du Divin, qu'on nomme Chaitanyadev, et dont l'inspiration éveille en mon cœur le désir d'écrire sur le service de dévotion. Voilà pourquoi j'ai entrepris de rédiger cet ouvrage sur la science dévotionnelle, intitulé Bhakti-rasamrita-sindhou. " Au moment d'instruire Roupa Gosvami pendant dix jours consécutifs, Shri Chaitanya Mahaprabhou lui dit d'abord : " Cher Roupa, la science de la dévotion ressemble à un vaste océan; il est impossible de t'en révéler toute l'étendue. Je tenterai néanmoins de t'en exposer la nature en t'en présentant une seule goutte, de telle sorte que tu puisses goûter et comprendre en quoi consiste réellement l'océan du service de dévotion. " L'univers (brahmanda) est peuplé d'innombrables êtres vivants qui, du fait de leurs propres actes intéressés, transmigrent d'une espèce à une autre et errent de planète en planète. C'est ainsi que leur emprisonnement dans la matière se perpétue depuis des temps immémoriaux. Ces êtres vivants sont des fragments infinitésimaux de l'Âme Suprême, fragments spirituels dont il est possible de connaître les dimensions. Le Shrimad-Bhagavatam (10.87.36) nous apprend en effet que l'âme distincte mesure approximativement un dix-millième de la pointe d'un cheveu, ce que confirment d'ailleurs les Védas, et plus précisément la Shvetashvatar Oupanishad. L'infime magnitude de l'être distinct est également définie comme suit dans un autre passage du Shrimad-Bhagavatam (11.16.11) (il s'agit ici d'un énoncé de Sananda - un des quatre Koumaras - lors d'un grand rituel d'offrande) : " Ô Vérité Suprême ! Si les êtres vivants n'étaient pas que des étincelles infinitésimales de l'Âme Suprême, chacun d'eux serait omniprésent et nul ne serait dominé par une force supérieure. Or, dès qu'on reconnaît en l'être distinct une infime partie intégrante du Seigneur Souverain, il devient manifeste qu'il est soumis à une énergie ou à une puissance suprême. Telle est sa condition intrinsèque, sa nature profonde, qu'il lui suffit d'accepter pour avoir accès à une liberté totale. " Quiconque se croit, à tort, l'égal de Dieu, l'Être Suprême, devient au contraire souillé par la doctrine de la non-dualité, et ses efforts pour transcender la matière restent vains. Le Seigneur poursuivit Son enseignement en soulignant l'existence de deux classes d'êtres vivants : ceux qui sont éternellement libérés et ceux qui sont éternellement conditionnés. Ces derniers se subdivisent à leur tour en deux catégories - les êtres mobiles et les êtres immobiles. Les arbres, qui ne peuvent se déplacer, appartiennent à cette seconde catégorie. Les autres, appelés jangamas (êtres mobiles), tels les oiseaux et les bêtes, se subdivisent encore en trois catégories : ceux qui volent dans l'air (les oiseaux, ou tiryaks), ceux qui nagent dans l'eau (les êtres aquatiques) et ceux qui se déplacent sur la terre ferme (les humains et les autres animaux). D'entre les millions et les billions d'êtres terrestres, les humains ne représentent qu'une minorité, dont la plupart ne savent rien de la spiritualité, sont de mœurs impures et ne croient pas en l'existence de Dieu, la Personne Suprême. Bref, ils vivent comme des animaux. On peut donc les soustraire du nombre des êtres humains qui vivent de façon civilisée. Toutes proportions gardées, on trouve à peine une poignée d'humains qui croient en les Écritures et en l'existence de Dieu, voire en une conduite saine. Or, ceux qui apprécient la valeur de tels principes sont appelés " aryens ", en ce qu'ils croient à l'évolution spirituelle. Parmi ceux qui prêtent foi aux Écritures et au progrès de la civilisation humaine, on reconnaît deux classes - les justes et les impies. Les premiers se livrent généralement à l'action intéressée, soit à des actes vertueux dont les fruits sont susceptibles d'accroître leurs plaisirs sensoriels. D'entre les masses qui appartiennent à ce groupe, très peu apprennent à connaître la Vérité Absolue. Ce sont les gyanis, les philosophes, ou empiristes. Parmi des centaines de milliers de tels empiristes, seule une poignée atteindra effectivement la libération et comprendra à tout le moins théoriquement que l'être en soi n'est pas formé d'éléments matériels, mais qu'il est plutôt une âme spirituelle, distincte de la matière. La simple compréhension, fût-elle théorique, de cette doctrine suffit à nous ranger parmi les êtres dits " libérés ", si ce n'est que l'âme vraiment libérée (moukta) est celle qui saisit sa condition intrinsèque de servante éternelle du Seigneur, dont elle fait partie intégrante. Et l'âme libérée qui s'engage avec foi et dévotion dans le service du Seigneur est désignée du nom de Krishna-bhakta, ou de personne consciente de Krishna. Les personnes ainsi conscientes de Krishna sont affranchies de tout désir matériel. Quant à celles qui n'ont qu'une connaissance théorique du fait que l'être distinct n'est pas fait de matière, elles peuvent encore nourrir certains désirs, bien qu'on puisse techniquement les classer parmi les âmes libérées. Leur principal désir : ne plus faire qu'un avec Dieu, la Personne Suprême. En général très attachées aux rites védiques et aux œuvres vertueuses, elles ne les accomplissent qu'en vue de jouir d'une prospérité toute matérielle. Même si certaines parviennent à transcender les plaisirs matériels, elles cherchent encore à tirer jouissance du monde spirituel en se fondant dans l'existence même du Seigneur Suprême. D'autres encore recherchent la perfection que procurent les pouvoirs surnaturels associés à la pratique du yoga. Tant et aussi longtemps que de telles aspirations hantent son cœur, une personne ne peut comprendre la nature du pur service de dévotion. Point de paix pour ceux et celles qui demeurent perturbés par de tels désirs. En vérité, aucune paix n'est possible à moins de renoncer à tout désir de perfection matérielle. Les dévots de Krishna, qui ne désirent rien de tel, sont ainsi les seuls habitants sereins de l'univers matériel, ainsi que le confirme le Shrimad-Bhagavatam (6.14.5) : " Ô grand sage, parmi des millions d'êtres libérés et ayant acquis les pouvoirs du yoga, il est très rare d'en trouver un seul qui, totalement serein, se dévoue pleinement pour Dieu, la Personne Suprême. " Le Seigneur explique ainsi que d'entre les myriades d'êtres qui errent en ce monde matériel, très rare et fortuné est celui qui, par la grâce de Krishna et du maître spirituel, reçoit la semence de la dévotion. L'homme de piété ou de religion est généralement porté à vénérer différents dieux dans différents temples; or, si par bonheur, et même à son insu, il offre son hommage au Seigneur Vishnou et se gagne la faveur d'un vaishnave - un dévot du Seigneur -, il trouve aussitôt qualité pour approcher l'Être Suprême, Dieu. Ceci ressort clairement de la vie du grand sage Narada, que retrace le Shrimad-Bhagavatam. Ayant servi des vaishnaves au cours de sa vie antérieure, Narada fut béni par ces dévots du Seigneur et acquit une grande sagesse, ainsi qu'en témoigne désormais son nom de Narada Mouni. Les vaishnaves font normalement preuve d'une grande compassion envers les âmes conditionnées. Sans même y être invités, ils iront de porte en porte pour éclairer les gens et les soustraire aux ténèbres de l'ignorance, leur infusant sous diverses facettes la connaissance de leur nature intrinsèque, qui est d'être engagé dans le service de dévotion, ou la conscience de Krishna. Ces dévots du Seigneur sont investis par Lui du pouvoir de transmettre aux masses la conscience dévotionnelle, ou conscience de Krishna. Reconnus comme des maîtres spirituels avérés, c'est par leur grâce que l'âme conditionnée obtient la semence du service dévotionnel. La miséricorde immotivée de Dieu peut, en tout premier lieu, être appréciée lorsqu'on rencontre un maître spirituel authentique, à même d'élever l'âme conditionnée vers la plus haute dévotion. Voilà pourquoi le Seigneur Chaitanya dit que la grâce du maître spirituel authentique nous acquiert celle du Seigneur, et vice versa. Par la grâce du maître spirituel et de Krishna, on reçoit donc la semence de la dévotion. Reste ensuite à la planter dans le jardin de son cœur, tel un jardinier plantant la graine d'un arbre précieux. Une fois la graine semée, il faut l'arroser par le chant et l'écoute du Saint Nom du Seigneur Suprême, ou encore en prenant part à des échanges sur la science de la dévotion en compagnie de purs dévots. Lorsque la semence germe, la plante dévotionnelle se met à croître librement. Pleinement épanouie, elle franchit les limites de cet univers pour pénétrer dans le monde spirituel, royaume de la Transcendance où tout baigne dans la radiance du brahmajyoti. Peu à peu, elle atteint la planète Goloka Vrindavane, pour y prendre refuge aux pieds de lotus de Krishna. Tel est le but ultime du service de dévotion. Accédant à cette position, la plante produit le fruit de l'amour pour Dieu. Il est cependant requis du dévot, jardinier de l'Absolu, d'arroser chaque jour la plante par le chant et l'écoute. S'il n'arrose pas ainsi sa racine, la plante risque de se dessécher. Le Seigneur informa ensuite Roupa Gosvami d'une autre menace liée à la culture de la plante dévotionnelle. En effet, lorsque celle-ci a quelque peu grandi, un animal peut venir manger ses feuilles ou la détruire. Lorsqu'une plante perd ainsi ses feuilles, il arrive fréquemment qu'elle se dessèche et meurt. Il faut donc veiller à ce que les " animaux " ne viennent pas perturber la plante dévotionnelle, les bêtes en question étant les offenses commises envers les purs dévots du Seigneur, et désignées du nom de vaishnave aparads. De telles offenses se comparent à un éléphant en furie qui, s'il vient à pénétrer dans un jardin, cause de sérieux ravages aux plantes et aux arbres qui s'y trouvent. Dans le même ordre d'idées, une offense à un pur dévot peut considérablement entraver nos progrès dans le service de dévotion. Il convient donc de protéger la plante de la dévotion en l'entourant d'une clôture adéquate, c'est-à-dire en se gardant de toute offense envers les purs dévots. On dénombre dix de ces offenses aux purs dévots, ou au Saint Nom. La première consiste à blasphémer contre les grands dévots qui s'efforcent de répandre les gloires du Saint Nom à travers le monde. Le misérable qui, sans fondement, se montre hostile envers un dévot cherchant à répandre le Saint Nom de par le monde, conformément aux directives de son maître spirituel, commet la pire offense aux pieds du Saint Nom. Krishna et Son Saint Nom étant identiques, le Seigneur ne tolère pas qu'on décrie un pur dévot qui diffuse partout Son Nom. La seconde offense consiste à nier que le Seigneur Vishnou incarne la Vérité Absolue. Aucune différence ne distingue Ses Noms de ses Attributs, Formes, Divertissements et Activités. Qui croit en voir une se rend donc également coupable d'une offense. Étant Suprême, nul ne peut surpasser ni même égaler le Seigneur. En conséquence, quiconque identifie Krishna ou Son Nom à une quelconque divinité, ou deva, commet aussi une offense. Mettre le Seigneur Suprême et les devas sur un pied d'égalité n'est guère compatible avec la pratique du service de dévotion. La troisième offense : considérer le maître spirituel comme un homme ordinaire. La quatrième : dénigrer la littérature védique et ses suppléments, les Pouranas. La cinquième : croire que les gloires attribuées au Saint Nom sont exagérées. La sixième : dénaturer la signification du Saint Nom. La septième offense consiste à accomplir des actes coupables en comptant sur le chant du Saint Nom pour en annuler les conséquences. Il est entendu que ce chant nous délivre de toute conséquence associée à nos égarements. Mais il ne faut pas croire pour autant qu'on peut alors continuer à pécher par perversion. Ce serait là la plus grande offense. La huitième offense consiste à comparer le chant du Saint Nom aux rites religieux, aux sacrifices, à l'austérité ou au renoncement. Ce chant vaut tout autant que la présence suprêmement personnelle de Dieu. Les actes de piété peuvent certes nous aider à nous rapprocher de l'Être Suprême, mais lorsqu'ils sont accomplis dans un but matériel, il en résulte une offense. La neuvième offense, c'est d'enseigner les gloires du Saint Nom du Divin aux incroyants. Et la dixième et dernière offense consiste à demeurer attaché aux choses matérielles malgré l'écoute et le chant des Saints Noms. Le principe est que ce chant, s'il est dénué de toute offense, nous élèvera jusqu'au plan de la libération, où l'on sera libre de tout attachement matériel. Quiconque chante les Saints Noms et demeure attaché à la matière commet donc une offense. D'autres facteurs peuvent également perturber la plante dévotionnelle, car les mauvaises herbes que représentent les désirs matériels accompagnent sa croissance. Lorsqu'une personne réalise un certain progrès dans le service de dévotion, plusieurs veulent naturellement en devenir les disciples tout en lui offrant certains avantages matériels. Celui qui se laisse captiver par l'attrait d'avoir de nombreux disciples et de profiter des commodités qu'ils peuvent lui procurer, au point d'en oublier son devoir de maître spirituel authentique, verra la croissance de sa plante dévotionnelle entravée. Le seul fait de jouir d'avantages matériels risque en effet de nous rendre esclaves du confort qui en découle. La quête de la libération est également nuisible au service de dévotion, tout comme le fait de négliger les restrictions et interdits stipulés par les Écritures faisant autorité en la matière : éviter tout rapport sexuel illicite, toute substance enivrante, toute nourriture autre que celle qui a d'abord été offerte à Krishna (prasad) de même que tout jeu de hasard. Quiconque ne respecte pas rigoureusement ces principes s'expose à de sérieuses perturbations dans l'accomplissement du service de dévotion. Le fait même d'aspirer à la renommée matérielle est une autre source d'entrave à la pratique du service de dévotion. Toute négligence à ces égards risque de favoriser la croissance de mauvaises herbes susceptibles d'entraver notre progrès sur la voie de la dévotion. Il s'agit simplement de comprendre qu'en arrosant un jardin, on accélère non seulement la croissance de la plante désirée, mais aussi celle d'indésirables, et le jardinier peut ne pas voir la menace que représentent ces dernières. Il est donc du devoir de l'aspirant au service de dévotion de les arracher. En d'autres mots, qu'on se garde contre toute plante indésirable, et celle de la dévotion poussera à merveille jusqu'à atteindre le but ultime - Goloka Vrindavane. Atteindre cette planète suprême, voilà le vrai fruit de la plante dévotionnelle. Quand l'être vivant engagé dans le service de dévotion savoure le fruit de l'amour de Dieu, il en oublie toute activité rituelle et toute forme de religiosité visant l'amélioration de sa situation financière. Il n'aspire alors ni à satisfaire ses sens ni à ne plus faire qu'un avec le Seigneur Suprême en se fondant dans Sa radiance. La science spirituelle et la félicité transcendantale comportent de nombreuses facettes, dont les rites sacrificiels préconisés par les Vedas, les austérités et les devoirs liés à la piété, sans oublier la pratique du yoga. Toutes ces activités engendrent différents résultats pour qui les pratique, résultats certes fascinants pour qui ne s'est pas encore élevé au niveau du service d'amour spirituel pour le Seigneur. Citons dans ce contexte l'analogie suivante : la victime d'une morsure de serpent demeure inconsciente tant qu'elle ne respire pas le remède prescrit, qui l'aidera à reprendre aussitôt conscience. Latent en chacun, l'amour pour Dieu peut être éveillé par l'accomplissement du pur service de dévotion. En quoi consiste ce service ? Quelles en sont les manifestations ? C'est précisément là ce que le Seigneur Chaitanya a ensuite expliqué à Roupa Gosvami. La pure dévotion ne laisse aucune place aux désirs autres que celui de progresser dans la conscience de Krishna. La conscience de Krishna n'admet l'adoration d'aucun deva ni d'aucune autre forme de Krishna, non plus que la spéculation philosophique des empiristes ou l'action intéressée. Il convient de se défaire de toutes ces souillures. Le dévot ne doit accepter que ce qui est favorable à l'harmonie du corps et de l'âme, et il doit rejeter ce qui accroît les exigences du corps. Seuls les éléments essentiels à la survie du corps peuvent être acceptés. En faisant ainsi passer les besoins corporels au second plan, on peut se concentrer sur le développement de sa conscience de Krishna par le chant du Saint Nom de Dieu. Le pur service de dévotion consiste à absorber tous ses sens dans le service du Seigneur. Pour l'instant, ceux-ci sont tous en proie à diverses désignations du fait que notre corps l'est aussi. Ainsi croyons-nous appartenir à une famille, à une communauté ou à une nation donnée; tant de désignations se rattachent ainsi au corps. Dans le même ordre d'idées, si les sens - qui font partie du corps - s'emploient à servir famille, communauté ou nation, on ne peut cultiver la conscience de Krishna. Il s'agit donc de purifier les sens. Comprenant parfaitement qu'on appartient corps et âme à Krishna et reconnaissant son identité de serviteur éternel de Krishna, si l'on emploie ses sens à servir le Seigneur, alors seulement s'établit-on au niveau du pur service de dévotion. Le pur dévot embrasse le service d'amour sublime du Seigneur, mais rejette toute forme de libération visant une quelconque jouissance personnelle. Dans le Shrimad-Bhagavatam (3.29.11-13), Kapiladev explique la nature du pur service de dévotion : dès l'instant où le pur dévot entend parler des gloires et des attributs sublimes de Dieu, la Personne Suprême - sis dans le cœur de chacun -, son mental est entraîné vers Lui tout comme les eaux du Gange coulent vers l'océan. Un attrait spontané pour le service du Seigneur Suprême, voilà ce qui caractérise le pur service de dévotion, qui consiste à servir le Seigneur sans condition et sans entrave matérielles. Le pur dévot n'aspire ni à vivre sur la même planète que le Seigneur, ni à partager Son opulence, ni à revêtir une forme identique à la Sienne, ni à se trouver en Sa compagnie, ni à se fondre en Lui. Même si le Seigneur lui offrait de telles récompenses, il les refuserait. Il faut comprendre ici que le dévot est si absorbé dans le service d'amour spirituel du Seigneur qu'il n'a guère le loisir de songer à quelque autre bénéfice que le fait même de Le servir. De même que l'homme d'affaires matérialiste ne pense à rien d'autre lorsqu'il brasse des affaires, le pur dévot occupé à servir le Seigneur ne rêve de rien d'autre. Il est entendu que toute personne ainsi absorbée dans le service du Seigneur a atteint le plus haut niveau de la dévotion. Seul ce service d'amour sublime permet d'échapper à l'influence de Maya et de savourer le pur amour de Dieu. Tant qu'on recherche la jouissance matérielle ou la libération, appelées les deux sorcières de l'envoûtement, on ne saurait apprécier la saveur du service d'amour et de dévotion spirituel offert au Seigneur. Il y a trois niveaux de service de dévotion : celui de l'apprentissage initial, celui de la réalisation et celui du pur amour pour Dieu, l'ultime étape. Au stade de l'apprentissage, le néophyte dispose de neuf moyens différents pour cultiver le service de dévotion : l'écoute, le chant, le souvenir, etc. Qui s'engage avec foi et dévotion dans le chant et l'écoute voit toutes ses appréhensions matérielles s'évanouir peu à peu. Plus sa foi en le service de dévotion s'intensifie, plus il est assuré d'atteindre un niveau de perfection supérieur. Ainsi peut-il s'établir fermement dans la dévotion, accroître son attrait et son attachement pour celle-ci, et enfin ressentir l'extase, identifiée au premier stade de l'amour pour Dieu, qui survient après avoir assidûment cultivé le service de dévotion. Une fois ce stade atteint, la pratique continue du chant et de l'écoute permet peu à peu de raffermir sa dévotion jusqu'à ce qu'elle se transforme en véritable amour pour Dieu. Au stade de l'amour pour Dieu apparaissent diverses manifestions transcendantales telles que l'affection, l'émotion, l'extase et un attachement d'une extrême intensité, plus spécifiquement appelées raga, anouraga, bhava et mahabhava. Le passage d'un niveau à un autre est comparable à l'épaississement graduel du jus de canne lorsqu'on le fait cuire. D'abord liquide, il devient de plus en plus dense sous l'effet de l'évaporation, jusqu'à se transformer en mélasse. Puis, il se cristallise, se change en sucre et, finalement, en sucre candi... De même, l'amour transcendantal pour Dieu, la Personne Suprême, se développe par étapes, de façon progressive. Ce n'est que lorsqu'on s'établit vraiment au niveau absolu qu'on devient inébranlable dans l'amour de Dieu. Jusque là, il subsiste toujours un risque de rechute dans la matière. Le stade correspondant à cette constance imperturbable porte le nom de sthayi-bhava. Au-delà se développent encore d'autres manifestations, qu'on nomme vibhava, anoubhava, sattvika et vyabhichari. Quand ces quatre ingrédients viennent s'ajouter à la constance qui caractérise l'existence purement spirituelle, survient ce qu'il est convenu d'appeler un échange de rasa, de saveur transcendantale. Ainsi l'échange réciproque d'amour entre bien-aimés est-il généralement appelé Krishna-bhakti-rasa, soit la saveur transcendantale de l'échange de sentiments amoureux entre le dévot et l'Être Suprême, Dieu. Quoi qu'il en soit, n'oublions pas que l'atteinte de tels échanges exige qu'on s'établisse d'abord dans la constance, au stade du sthayi-bhava, tel que nous l'avons déjà expliqué. Le fondement même du vibhava est en effet le sthayi-bhava, les autres manifestations servant d'auxiliaires au développement de l'amour transcendantal. L'extase associée à l'amour transcendantal comporte deux volets : le contexte et la source d'exaltation. Le contexte se divise lui-même en deux éléments - le sujet et l'objet. L'échange de service dévotionnel représente le sujet, et Krishna en incarne l'objet. Quant à la source d'exaltation, elle tient aux attributs spirituels et absolus de Krishna, qui envoûtent le dévot et l'incitent à Le servir, Lui le Seigneur Suprême. Les philosophes mayavadis prétendent que la Vérité Absolue est dénuée de tout attribut spécifique (nirgouna), mais les philosophes vaishnaves précisent que la Vérité Absolue est nirgouna en ce sens que Ses attributs n'ont rien de matériel. À vrai dire, les attributs spirituels du Seigneur sont si glorieux et enchanteurs qu'ils fascinent même les êtres libérés. C'est ce qu'explique le verset atmarama du Shrimad-Bhagavatam, où l'on peut lire que même les âmes déjà établies dans la réalisation du soi ressentent l'attrait des attributs sublimes de Krishna. Il faut en conclure que ceux-ci, loin d'être matériels, se révèlent de nature aussi pure que transcendantale. L'extase suprême est caractérisée par treize manifestations transcendantales : 1) danser, 2) se rouler par terre, 3) chanter, 4) battre des mains, 5) voir ses poils se dresser sur son corps, 6) tonner, 7) bâiller, 8) respirer lourdement, 9) oublier les conventions sociales, 10) saliver, 11) rire, 12) avoir mal à la tête, et 13) tousser. Ces symptômes n'apparaissent pas tous simultanément, mais se manifestent selon les échanges de saveurs spirituelles. Tantôt tel symptôme prédominera, tantôt tel autre. Les saveurs spirituelles sont de cinq variétés. La phase initiale prend le nom de shanta-rati, lorsque l'âme libérée de la souillure matérielle apprécie la grandeur de Dieu, la Personne Suprême, mais ne s'engage pas vraiment dans Son service d'amour, car il s'agit là d'une phase de neutralité empreinte d'appréciation. À la seconde phase, appelée dasya-rati, on apprécie sa position de subordination éternelle au Seigneur Suprême, réalisant qu'on dépend de toute éternité de Sa miséricorde immotivée. Dans un même temps, s'éveille une affection naturelle pareille à celle que ressent le fils qui, tout en grandissant, commence à apprécier les bénédictions de son père. Ici, l'être vivant désire servir le Seigneur Souverain au lieu de Maya, l'Illusion. À la troisième phase de l'amour transcendantal, nommée sakhya-rati, on échange d'égal à égal avec l'Être Suprême, empreint d'amour et de respect. Progressant davantage à ce niveau, rires et plaisanteries fusent dans une atmosphère de détente. Il s'agit là d'échanges fraternels avec la Personne Divine, libres de tout asservissement. On en oublie presque sa position inférieure d'âme distincte, mais sans pour autant en éprouver le plus haut respect pour la Personne Suprême. La quatrième phase, dite vatsalya-rati, voit l'affection fraternelle manifestée au niveau précédent se développer en affection parentale. L'on voudrait alors jouer le rôle de parent auprès du Seigneur. Au lieu de L'adorer, l'âme distincte devient plutôt l'objet de l'adoration de l'Être Suprême, qui dépend alors entièrement de Son pur dévot et S'en remet à lui pour Son éducation. Le dévot accède alors au niveau où il peut enlacer le Seigneur et même couvrir Sa tête de baisers. Ainsi se manifeste l'affection parentale pour le Seigneur Suprême. La cinquième phase, appelée madhourya-rati, permet un véritable échange transcendantal d'amour conjugal entre bien-aimés. C'est à ce niveau que Krishna et les jeunes filles de Vraja se contemplent dans un échange de regards affectueux, de mouvements de sourcils, de doux propos et de sourires charmeurs. Outre ces cinq principaux échanges de saveur, il en existe sept secondaires qui consistent en rires, en merveilleuses visions, en vaillance, en pitié, en colère, en horreur et en dévastation. À titre d'exemple, les échanges entre Bhishma et Krishna se situaient au niveau de la vaillance. Hiranyakashipou, lui, fit l'expérience du redoutable aspect dévastateur du Seigneur Suprême, sous le signe de l'horreur. Les cinq principaux rasas habitent en permanence le cœur du pur dévot, tandis que les sept rasas secondaires sont intermittents et servent à rehausser la saveur des cinq premiers. Un exemple de shanta-bhaktas est celui des neuf yogis que sont Kavi, Havi, Antariksha, Prabouddha, Pippalayana, Avirhotra, Dravida - ou Droumila -, Chamasa et Karabhajana. Les quatre Koumaras, Sanaka, Sanandana, Sanat-koumara et Sanatane - tous de grands sages - appartiennent aussi à cette classe. Les dévots dont les noms suivent jouent le rôle de serviteur auprès de Krishna : à Gokoula - Raktak, Citrak et Patrak; à Dvaraka - Darouka, et sur les planètes Vaikountha, Hanoumane, entre autres. Parmi les dévots associés aux échanges d'amitié avec le Seigneur, on compte Shridam à Vrindavane, ainsi que Bhima et Arjouna à Dvaraka ou sur le champ de bataille de Kouroukshetra. Ceux qui vivent une relation d'amour parental avec Krishna incluent Sa mère, Son père, Son oncle et d'autres proches. Quant à ceux qui baignent dans l'amour conjugal, il y a tout d'abord les jeunes filles de Vraja, Vrindavane, sans oublier les reines et déesses de la fortune de Dvaraka, que nul ne saurait dénombrer. L'attachement à Krishna peut également revêtir deux formes, la première étant empreinte de respect et de vénération. Cette forme d'attachement, que caractérise une certaine absence de liberté, se manifeste à Mathoura et sur les planètes Vaikountha. Dans ces lieux de résidence du Seigneur, les échanges d'amour spirituel se trouvent restreints, alors qu'à Gokoula Vrindavane, ils ont libre cours. Même si les jeunes filles et pâtres de Vrindavane savent que Krishna est Dieu, la Personne Suprême, ils ne Lui témoignent guère de respect ou de vénération du fait de l'incommensurable intimité qui marque leurs rapports avec Lui. Dans le cadre des cinq principales relations spirituelles, respect et vénération voilent parfois la véritable grandeur du Seigneur, et entravent même parfois le service qui Lui est offert. Mais là où règnent l'amitié, l'affection parentale et l'amour conjugal, respect et vénération se trouvent minimisés. À titre d'exemple, lorsque Krishna est apparu comme le fils de Vasoudev et Devaki, Ses parents Le prièrent avec respect et vénération, sachant bien que le Seigneur Suprême - Krishna ou Vishnou - leur était apparu comme leur enfant chéri, ainsi que le confirme le Shrimad-Bhagavatam (10.44.51). Bien qu'apparu comme leur enfant, Devaki et Vasoudev Lui offrirent aussitôt des prières, sachant qu'Il était Dieu, la Personne Suprême. Et de même, quand Arjouna vit la forme universelle du Seigneur, la peur s'empara de lui, à tel point qu'il implora le pardon de Krishna pour s'être souvent comporté envers Lui de façon cavalière en qualité d'ami intime. La Bhagavad-Gita (XI:41-42) rapporte d'ailleurs cette prière d'Arjouna : " Cher Krishna, méconnaissant l'étendue de Ton inconcevable puissance, je T'ai parfois manqué de respect, et nommé ''ô mon ami''. Pardonne-moi, je T'en prie, de m'être, par déraison, adressé à Toi comme à un ami ou à un homme ordinaire. " De même, lorsque Krishna plaisantait avec Roukmini, craignant qu'Il la quitte, celle-ci se trouva si perturbée qu'elle laissa tomber l'éventail avec lequel elle L'éventait et que sa chevelure se défit. À l'instar du plantain qu'aurait déraciné un coup de vent impétueux, elle tomba au sol presque évanouie. Quant à Yashoda, la mère de Krishna à Vrindavane, le Shrimad-Bhagavatam (10.8.45) affirme qu'elle croyait né de son sein le Seigneur qu'adorent toutes les Écritures authentiques - dont les Vedas et les Oupanishads - et la philosophie du sankhya. Et encore que mère Yashoda attacha l'enfant Krishna à l'aide d'une corde, comme si c'était un fils ordinaire doté d'un corps matériel né du sien (S.B., 10.9.12). On trouve également d'autres passages où Krishna Se voit traité comme le commun des mortels, dont celui où il est dit qu'après avoir été vaincu au jeu par Ses amis les pâtres, Krishna portait Shridham sur Ses épaules (S.B., 10.18.24). Abordant les rapports des gopis avec Shri Krishna à Vrindavane, le Bhagavatam (10.30.36-40) relate que lorsque Krishna quitta la danse rasa seul avec Shrimati Radhika, celle-ci crut qu'Il avait abandonné toutes les autres gopis. Bien que toutes d'égale beauté, Il La combla de cette manière, et Elle en conçut de vaines pensées : " Mon cher Krishna a délaissé les belles gopis, satisfait qu'Il est de Moi seule. " Dans la forêt, Elle Lui dit : " Mon bien-aimé Krishna, Je suis incapable de faire un pas de plus; Tu peux Me porter où bon Te semblera. " Et Krishna de répondre : " Viens, repose-Toi sur Mon épaule ", pour ensuite disparaître sitôt ces paroles prononcées, plongeant ainsi Shrimati Radhika dans un océan de repentir. Krishna ayant quitté la danse rasa, toutes les gopis se lamentent aussitôt : " Cher Krishna, laissant maris, fils, proches, frères et amis, nous sommes venues en ces lieux ! Ignorant leurs conseils, nous sommes venues vers Toi, qui connais mieux que quiconque la raison de notre présence ici : les douces sonorités de Ta flûte nous envoûtent. Mais Tu es si rusé qu'au plus profond de la nuit, Tu abandonnes les jeunes filles et femmes que nous sommes, ce qui ne te sied guère ! " Le mot sama désigne la maîtrise du mental en le fixant sur le Seigneur Suprême, pour l'empêcher de s'égarer de diverses façons. On dira alors du mental qu'il est établi au niveau du sama, où le dévot comprend que Krishna est le principe fondamental de tout ce dont nous avons conscience. C'est ce qu'explique la Bhagavad-Gita (VII:19) : après de nombreuses vies consacrées à cultiver le savoir, une personne s'en remet à Vasoudev, réalisant que Krishna est présent en toute chose et qu'Il pénètre l'entière manifestation cosmique. Quoique sous le contrôle du Seigneur Suprême et situé dans Son énergie, tout est néanmoins différent de Krishna en Sa Forme personnelle. Le Bhakti-rasamrita-sindhou reprend le propos en disant que le fait de fixer son intelligence sur Krishna relève du sama. Et le Seigneur Suprême dit Lui-même : samo man-nisthata buddheh - à moins de s'élever au niveau du shanta-rati, on ne peut saisir toute la grandeur de Krishna, non plus que la diffusion de Ses diverses énergies, causes de toutes les manifestations. Ce même point est traité plus en détail dans le Shrimad-Bhagavatam (11.19.36) : l'équilibre mental peut être acquis par qui en vient à conclure que Dieu, la Personne Suprême, est la source première de toutes choses. La maîtrise des sens est appelée sama. Quant à la tolérance, ou titiksha, il s'agit de l'attitude d'une personne prête à tolérer toutes sortes de tribulations pour acquérir la maîtrise des sens et l'équilibre mental. On nomme par ailleurs dhriti l'aptitude à résister aux impulsions de la langue et des organes génitaux. Une personne ainsi apaisée devient ce qu'on appelle un dhira. Lorsqu'on réussit à fixer indéfectiblement son mental sur Krishna, on parvient à s'établir de façon constante dans la conscience de Krishna. C'est le shanta-rasa, où s'installe une foi inébranlable en Krishna et où prennent fin tous les désirs matériels, c'est-à-dire sans rapport avec Krishna. Cette double caractéristique du shanta-rasa se retrouve aussi dans les autres rasas, de la même façon que le son est généralement présent dans tous les autres éléments - air, feu, eau et terre - puisqu'il émane de l'éther. Toutes les relations spirituelles - que ce soit sous le signe du service (dasya), de la fraternité (sakhya), de l'affection parentale (vatsalya) ou de l'amour conjugal (madhourya) - possèdent ainsi cette double caractéristique du shanta-rasa : une foi inébranlable en Krishna et l'absence de désir pour tout ce qui n'est pas Krishna. Lorsqu'on dit " ce qui n'est pas Krishna ", il ne faut pas en conclure qu'il puisse exister quoi que ce soit en dehors de Lui. Au contraire, puisque tout est produit de l'énergie de Krishna. Comme Krishna et Ses énergies s'avèrent identiques, tout est indirectement Krishna. À titre d'exemple, la conscience est le propre de tous les êtres vivants. Mais quand la conscience est totalement centrée sur Krishna - ce qu'on nomme conscience de Krishna -, on la dit pure. Lorsqu'elle est axée sur les plaisirs des sens et non sur Krishna, on peut la qualifier d'" inconscience de Krishna ". C'est de cette condition impure que naît le concept d'" absence de Krishna ". À l'état pur, cependant, n'existe que la conscience de Krishna. Un intérêt manifeste pour Krishna - à savoir que Krishna m'appartient, ou vice versa, et que ma raison d'être consiste à servir Ses sens - relève d'un niveau supérieur au shanta-rasa. Il suffit en effet de saisir la grandeur de Krishna pour accéder au shanta-rasa, où l'objet d'adoration est le Brahman impersonnel ou le Paramatma. C'est cette forme d'adoration que privilégient les adeptes de la spéculation empirique et du yoga des pouvoirs. Quiconque développe davantage sa conscience de Krishna, sa compréhension spirituelle, réalisera que le Paramatma - l'Âme Suprême - incarne l'éternel objet d'adoration et s'abandonnera à Lui. Bahunam janmanam ante : après de nombreuses renaissances vouées à l'adoration du Brahman et du Paramatma, la personne qui s'abandonne à Vasoudev Paramatma - voyant en Lui le Maître Suprême dont elle est l'éternel serviteur - devient une grande âme, une âme réalisée. La relation indéfectible qui l'unit alors à la Vérité Suprême et Absolue l'incite à amorcer son service d'amour à la Personne de Dieu. Ainsi la relation neutre qu'est le shanta-rasa se transforme-t-elle en attitude de service, ou dasya-rasa. C'est au niveau du dasya-rasa que se manifeste le plus haut degré de respect et de vénération à l'égard du Seigneur Suprême, la grandeur de Dieu y est également appréciée. Notons ici que le shanta-rasa est dénué de toute activité liée au service, qu'on voit cependant naître dans le dasya-rasa, de sorte que celui-ci réunit deux composantes : le sentiment propre au shanta-rasa et l'esprit de fraternité spirituelle. L'existence des caractéristiques spirituelles du shanta-rasa et du dasya-rasa ne fait aucun doute, mais une troisième s'y ajoute par la suite : l'attachement intime qu'engendre l'amour purement spirituel. Cette intimité avec la Personne Suprême porte le nom de vishrambha, ou fraternité, et exclut tout sentiment de respect et de vénération envers Dieu, l'Être Suprême. Ainsi, la relation de fraternité spirituelle, appelée sakhya-rasa, réunit-elle trois composantes transcendantales : la notion de grandeur, la notion de parenté et la notion d'intimité libre de toute trace de respect ou vénération, de sorte que cette relation fraternelle est enrichie d'une caractéristique spirituelle supplémentaire. De même, l'affection parentale comporte quatre caractéristiques. Aux trois caractéristiques déjà citées vient en effet s'ajouter la notion que le Seigneur dépend de la miséricorde du dévot. Jouant le rôle de parent auprès du Seigneur, le dévot châtiera parfois Celui-ci tout en se considérant comme Son soutien. Le sentiment sublime d'être le soutien du Soutien Suprême s'avère fort agréable pour le dévot comme pour le Seigneur Souverain.
Le Seigneur pria enfin Shrila Roupa Gosvami de rédiger le Bhakti-rasamrita-sindhou, un ouvrage spirituel sur la science du service de dévotion, et d'y révéler l'essence de ces cinq relations spirituelles. Il y est expliqué comment le shanta-rasa, prenant la forme d'une foi inébranlable en Krishna, se transforme en dasya-rasa, où prime l'attitude de service, puis en sakhya-rasa, empreint d'une fraternité inébranlable, et en affection parentale, où l'on se sent responsable du Seigneur, toutes ces relations transcendantales culminant dans l'amour conjugal, où elles existent simultanément.
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