Quatorzième.

Les trois gunas.




VERSET 21

arjuna uvaca
kair lingais trin gunan etan
atito bhavati prabho
kim acarah katham caitams
trin gunan ativartate

TRADUCTION

Arjuna dit:
A quels signes, ô Seigneur, se reconnaît l'être qui a dépassé les trois gunas? Comment se comporte-t-il? Et par quelles voies transcende-t-il ces gunas?

TENEUR ET PORTEE

Les questions d'Arjuna dans ce verset sont très pertinentes. Il désire en effet savoir comment reconnaître le spiritualiste qui a déjà transcendé les trois gunas. Il s'enquiert tout d'abord des signes qui le caractérisent. Sa seconde question porte sur le comportement d'un tel spiritualiste, sur sa manière de vivre, sur ses actes. Sont-ils ou non soumis à une discipline? Puis, par sa troisième question, Arjuna demande à Krsna de l'instruire des voies par quoi il pourra atteindre le niveau absolu, au-delà des gunas. Question essentielle que cette dernière, car comment serait-il possible, sans connaître le moyen direct de constamment se maintenir à ce niveau spirituel, d'en manifester tous les signes? Toutes ces questions que pose Arjuna revêtent donc une grande importance, et le Seigneur y répond.

VERSET 22/25

sri-bhagavan uvaca
prakasam ca pravrttim ca
moham eva ca pandava
na dvesti sampravrttani
na nivrttani kanksati

udasina-vad asino
gunair yo na vicalyate
guna vartanta ity evam
yo ’vatishthati nengate

sama-duhkha-sukhah sva-sthah
sama-lostasma-kancanah
tulya-priyapriyo dhiras
tulya-nindatma-samstutih

manapamanayos tulyas
tulyo mitrari-pakshayoh
sarvarambha-parityagi
gunatitah sa ucyate

TRADUCTION

Le Seigneur bienheureux dit:
Celui, ô fils de Pandu, qui n'éprouve nulle aversion, qu'il soit devant l'éclairement, l'attachement ou l'illusion, qui n'éprouve également nulle soif de ces choses en leur absence; qui, au-dessus de ces fruits que portent les trois gunas, se tient comme neutre, toujours inflexible, conscient de ce que rien n'agit en dehors d'eux; qui regarde d'un même oeil le plaisir et la souffrance, et pour qui la motte de terre, l'or et la pierre sont d'égale valeur, qui est sage et tient pour identiques l'éloge et le blâme; qui n'est affecté ni par la gloire ni par l'opprobre, qui traite également amis et ennemis, et qui a renoncé à toute entreprise intéressée,-de celui-là on dit qu'il a transcendé les trois gunas.

TENEUR ET PORTEE

Le Seigneur répond, une à une, aux trois questions d'Arjuna. Il montre d'abord, dans ces versets, que celui qui a transcendé les trois gunas n'éprouve d'envie à l'égard de personne et de désirs brûlants pour rien de ce monde. Si un être vivant demeure dans l'univers matériel, prisonnier du corps de matière, c'est que l'un des gunas le garde sous son emprise. Quand il se libère totalement du corps de matière, c'est qu'il est hors des griffes des gunas. Et donc, tant qu'il est encore incarné, il devrait se tenir pour neutre, sans prendre en considération les circonstances matérielles dans lesquelles il se trouve. Il devrait s'engager dans le service de dévotion, et ainsi, se défaire automatiquement de son identification au corps. Car, si la conscience de l'homme est absorbée dans le corps matériel, ses actes seront entièrement voués au plaisir des sens; mais cette recherche de plaisirs matériels cessera d'elle-même lorsqu'il portera sa conscience sur Krsna. Nul besoin, pour l'être, d'un corps matériel; et par là même, nul besoin d'accéder à toutes ses demandes. L'influence des gunas sur le corps continuera de se manifester, mais l'âme, parce qu'elle est spirituelle, ne doit pas en être affectée. Et comment y parvenir? En éteignant tout désir de jouir du corps, mais aussi bien de s'en libérer. Le bhakta, situé à ce niveau spirituel, est automatiquement affranchi de l'influence des gunas; il n'a pas besoin, pour y parvenir, d'efforts particuliers.

La seconde question d'Arjuna portait sur le comportement d'un homme qui a dépassé les gunas. Au contraire du matérialiste, un tel spiritualiste n'est jamais affecté par les honneurs ou les insultes trompeurs adressés au corps. Il s'acquitte de ses devoirs dans la conscience de Krsna sans se soucier qu'on l'honore ou le déshonore. Tout ce qui sert l'accomplissement de son devoir dans la conscience de Krsna, il l'accepte; autrement, il n'a aucun besoin matériel, indifférent envers le caillou comme envers l'or. Il considère comme son ami très cher quiconque l'aide dans son service de dévotion; mais il ne hait pas non plus ses soi-disant ennemis. Il est impartial envers tous et voit toutes choses d'un œil égal, car il se sait parfaitement étranger à l'existence matérielle. Les nouvelles sociales et politiques ne le touchent pas, car il connaît l'éphémère de ces troubles et bouleversements. Il peut entreprendre n'importe quoi pour la satisfaction de Krsna, mais pour son propre contentement, jamais rien. Par un tel comportement, on s'établit à un niveau purement spirituel.

VERSET 26

mam ca yo ’vyabhicarena
bhakti-yogena sevate
sa gunan samatityaitan
brahma-bhuyaya kalpate

TRADUCTION

Celui qui tout entier s'absorbe dans le service de dévotion, sans jamais faillir, transcende dès lors les trois gunas et atteint par là le niveau du brahman.

TENEUR ET PORTEE

Ce verset répond à la troisième question d'Arjuna: "Par quelles voies atteint-on le niveau absolu?" L'univers matériel, nous l'avons déjà vu, est mû par les gunas. Mais on ne doit pas se laisser troubler par leurs mouvements; il vaut mieux, plutôt que d'absorber sa conscience en ces mouvements des gunas, la transférer sur les mouvements, les actes, accomplis pour la satisfaction de Krsna. Toujours agir pour Krsna, tel est le bhakti-yoga: et celui-ci ne s'arrête pas aux actes accomplis pour Krsna, mais s'étend également à ceux accomplis pour Ses innombrables émanations plénières, telles Rama et Narayana. Celui qui sert n'importe laquelle des Formes de Krsna, ou de Ses émanations plénières, est considéré comme se situant au niveau absolu, par-delà les gunas. Sachons également que toutes ces Formes de Krsna sont complètement spirituelles, éternelles, toutes de connaissance et de félicité. Dans chacune de Ses Formes, le Seigneur manifeste Sa toute-puissance et Son omniscience, de même que Ses autres Attributs spirituels et absolus. Aussi, que l'on se donne au service de Krsna, ou de Ses émanations plénières, avec une détermination inflexible, et on transcendera aisément les trois gunas, d'ordinaire si difficiles à dépasser. Le septième chapitre l'expliquait déjà: celui qui s'abandonne à Krsna transcende aussitôt l'influence des gunas. Etre conscient de Krsna, engagé dans le service de dévotion, c'est atteindre le même niveau que Krsna. Le Seigneur décrit Sa nature comme éternelle, toute de connaissance et de félicité. Et comme la pépite qui vient de la mine d'or et en partage tous les attributs, l'être vivant fait partie intégrante du Seigneur Suprême, et sa nature spirituelle est qualitativement égale à celle de Krsna. Toutefois, il demeure distinct du Seigneur, autrement, il ne saurait être question de bhakti-yoga. En effet, le bhakti-yoga implique la présence du Seigneur, celle de Son dévot, et enfin, de leur échange d'amour. Dieu, la Personne Suprême, et l'être distinct sont deux identités séparées; sinon, répétons-le, quel sens aurait le bhakti-yoga? D'autre part, si l'on n'est pas situé au même niveau absolu que le Seigneur Suprême, on ne peut Le servir. Comment, sans en acquérir les qualités requises, peut-on devenir le serviteur du roi? Ici est qualifié celui qui devient brahman, ou lavé de toute souillure matérielle. Les Ecrits védiques disent: atteint le Brahman Suprême celui qui devient brahman. Cela signifie que l'on doit qualitativement ne plus faire qu'Un avec le Brahman. Mais jamais, en atteignant le Brahman, on ne perd son identité éternelle d'âme spirituelle distincte.

VERSET 27brahmano hi pratishthaham
amritasyavyayasya ca
sasvatasya ca dharmasya
sukhasyaikantikasya ca

TRADUCTION

Je suis le Fondement du Brahman impersonnel, qui est immortel, intarissable, éternel, et qui constitue le principe même du bonheur ultime.

TENEUR ET PORTEE

Immortalité, éternité et bonheur constituent la nature du Brahman intarissable. La réalisation du Brahman représente la première étape de la réalisation spirituelle. Celle du Paramatma, de l'Ame Suprême, la seconde, et celle de Bhagavan, Dieu, la Personne Suprême, la réalisation ultime de la Vérité Absolue. Aussi le Seigneur Suprême contient-Il le Brahman et le Paramatma. Nous avons vu, au septième chapitre, que la nature matérielle est la manifestation de l'énergie inférieure du Seigneur Suprême, imprégnée par Lui de fragments de la nature supérieure. Tel est l'élément spirituel dans la nature matérielle. Lorsque l'être conditionné par la nature matérielle entreprend de cultiver le savoir spirituel, il quitte l'existence matérielle et graduellement s'élève jusqu'à concevoir le Suprême en tant que le Brahman. Atteinte cette étape, la première dans la réalisation spirituelle, le spiritualiste a déjà dépassé le niveau matériel, mais ne connaît pas encore la réalisation parfaite du Brahman. Il pourra, s'il le désire, maintenir cette position, puis peu à peu, s'élever à la réalisation du Paramatma, puis de Bhagavan, Dieu, la Personne Suprême. Les Ecritures védiques nous en donnent de nombreux exemples, tel celui des quatre Kumaras, qui, d'abord situés au niveau du Brahman, dans la conception impersonnelle de la Vérité, s'élevèrent ensuite graduellement au niveau du service de dévotion. Celui qui ne parvient pas à dépasser le niveau du Brahman, de la conception impersonnelle de la Vérité Absolue, risque toujours de choir de sa position. Le Srimad-Bhagavatam enseigne que celui qui parvient au niveau du Brahman ne possède pas une intelligence parfaitement claire s'il ne s'élève pas au-delà, s'il n'adopte pas le service de dévotion; il court donc le risque de choir de sa position. Dans les Textes védiques, il est dit:

"Celui qui en vient à connaître Sri Krsna, Dieu, la Personne Suprême, source intarissable de plaisir, celui-là connaît en vérité une félicité spirituelle et absolue."
Le Seigneur Suprême possède pleinement six perfections, qu'Il partage avec le bhakta qui L'approche. Le serviteur du roi jouit de presque tous les mêmes avantages que son maître. Ainsi, la vie éternelle, de même qu'une joie immortelle et intarissable, accompagnent le service de dévotion, qui inclut donc la réalisation du Brahman, c'est-à-dire de l'immortalité, de l'éternité. Le bhakta, absorbé dans le service de dévotion, possède déjà ces perfections.

L'être vivant, bien que brahman par nature, peut désirer dominer la nature matérielle, et ce désir cause alors sa chute dans l'univers matériel. Dans sa condition naturelle, il se trouve au-delà des trois gunas, mais au contact de la nature matérielle, ces derniers -vertu, passion et ignorance- l'empêtrent. Alors, il cherche à dominer le monde de la matière. Mais qu'il s'engage dans le service de dévotion, en pleine conscience de Krsna, et il sera du même coup situé au-dessus des gunas; son désir illicite de devenir maître de la nature matérielle sera par là même dissipé. Il est donc essentiel de pratiquer, en la compagnie d'autres bhaktas, le service de dévotion, qui comporte neuf aspects: écouter les gloires du Seigneur, les chanter, s'en souvenir, etc. La compagnie d'autres bhaktas, l'influence du maître spirituel, effacent peu à peu le désir matériel que nous avons de tout dominer, et nous établissent fermement dans le service d'amour sublime du Seigneur. Du vingt-deuxième au vingt-septième verset de notre chapitre, Krsna recommande le service de dévotion, dont l'accomplissement est très simple: servir constamment le Seigneur, partager les reliefs de la nourriture offerte à la murti, sentir les fleurs offertes aux pieds pareils-au-lotus du Seigneur, visiter les lieux saints où se déroulèrent les Divertissements spirituels et absolus du Seigneur, lire les Ecrits décrivant les différentes Activités du Seigneur et Ses échanges d'amour avec Ses dévots, toujours chanter les Saints Noms du Seigneur, en faisant vibrer les sons spirituels et absolus du maha-mantra:

hare krsna hare krsna krsna krsna hare hare
hare rama hare rama rama rama hare hare
observer les jours de jeûne commémorant les apparitions et disparitions, en ce monde, du Seigneur et de Ses dévots... En se soumettant à de telles pratiques, le bhakta se détache entièrement de tout acte matériel. Celui qui peut ainsi s'établir dans le brahmajyoti, "l'atmosphère" spirituelle, devient qualitativement l'égal de Dieu, la Personne Suprême.

Ainsi s'achèvent les enseignements de Bhaktivedanta sur le quatorzième chapitre de la Srimad-Bhagavad-gita, intitulé: "Les trois gunas ".


Hare Krishna Hare Krishna Krishna Krishna Hare Hare
Hare Rama Hare Rama Rama Rama Hare Hare