Deuxième chapitre.

Aperçu de la Bhagavad-gita.




VERSET 11

sri-bhagavan uvaca
asocyan anvasocas tvam
prajna-vadams ca bhasase
gatasun agatasums ca
nanusocanti panditah

TRADUCTION

Le Seigneur bienheureux dit:
Bien que tu tiennes de savants discours, tu t'affliges sans raison, Ni les vivants, ni les morts, le sage ne les pleure.

TENEUR ET PORTEE

Le Seigneur prend donc immédiatement la position de maître et réprimande Son disciple, le traitant indirectement d'ignorant: "Tu parles avec beaucoup d'érudition, dit-Il, mais tu ignores que le véritable érudit -celui qui connaît la nature et du corps et de l'âme- ne se lamente jamais sur l'enveloppe corporelle, morte ou vivante." Les chapitres suivants développeront l'idée que le véritable savoir consiste à connaître la matière, l'âme et leur commun maître. Arjuna a présenté ses arguments: les principes religieux doivent passer avant la politique et la diplomatie. Mais il ignore que la connaissance de la matière, de l'âme et de Dieu importe plus que les formules religieuses. Ignorant cette vérité et pleurant ce qui n'en vaut pas la peine, pourquoi veut-il se faire passer pour très savant? Le corps naît avec pour destin de périr, un jour ou l'autre; il a donc moins d'importance que l'âme. Le vrai sage le sait, et aucun des divers états du corps ne le porte à se lamenter.

VERSET 12

na tv evaham jatu nasam
na tvam neme janadhipah
na caiva na bhavisyamah
sarve vayam atah param

TRADUCTION

Jamais ne fut le temps où nous n'existions, Moi, toi et tous ces rois; et jamais aucun de nous ne cessera d'être.

TENEUR ET PORTEE

Les Vedas, la Katha Upanisad et la Svetasvatara Upanisad, enseignent que Dieu, la Personne Suprême, subvient aux besoins des millions d'êtres vivants, selon l'état où les ont mis leurs actes passés; qu'il vit aussi, à travers Ses émanations plénières, dans le coeur de chacun d'entre eux. Mais encore que seuls les êtres saints peuvent voir le Seigneur Suprême aussi bien en chaque être qu'hors de chaque être, et atteindre véritablement la paix parfaite et éternelle. (1) Ces vérités ne sont pas destinées au seul Arjuna, elles s'adressent aussi à tous ceux qui, en ce monde, se targuent d'érudition et manquent le vrai savoir. Que dit le Seigneur? Lui-même, Arjuna, tous les rois assemblés sur le champ de bataille, sont des individus, éternellement distincts les uns des autres; de tous les êtres, Krsna, éternellement, prend soin, qu'ils soient conditionnés par la nature matérielle ou qu'ils en soient libérés. Dieu est la Personne Suprême, distincte de toute autre, et Arjuna, Son compagnon éternel, ainsi que tous les rois combattants, sont aussi des personnes éternelles, distinctes les unes des autres. Leur individualité était dans le passé et elle se perpétuera dans l'avenir. Qui sait cela, pourquoi se lamenterait-il?

Le Seigneur, autorité suprême en toute chose, contredit dans ce passage la théorie dite mayavadi, selon laquelle l'individualité de l'âme n'existerait que tant que celle-ci est conditionnée par la matière. Il déclare, au contraire, que Lui-même et les êtres animés demeurent, comme le confirment les Upanisads, éternellement distincts. On ne peut mettre ici en doute l'autorité de Krsna, dans la mesure où Il n'est pas sujet à l'illusion. L'importance de l'idée personnaliste se traduit par le fait que le Seigneur insiste sur la permanence de l'individualité de l'âme, même dans le futur. Les mayavadis arguent que l'individualité dont parle Krsna n'est pas spirituelle, mais matérielle. Dans ce cas, l'individualité de Krsna serait également d'ordre matériel! Il affirme pourtant qu'elle existait dans le passé, qu'elle continuera dans l'avenir. Et non seulement Krsna confirme-t-Il Son individualité de nombreuses façons, mais Il explique même que le Brahman impersonnel Lui est subordonné. Depuis le début, Krsna a insisté sur cette individualité. Si, malgré tout, on persiste à considérer le Seigneur comme un être ordinaire, conditionné par la nature matérielle, on ne peut plus reconnaître la Bhagavad-gita comme une Ecriture chargée d'autorité spirituelle. Car, un homme ordinaire, limité par les quatre imperfections que lui impose la nature humaine, ne peut rien enseigner qui vaille la peine d'être entendu. Mais en vérité, la Bhagavad-gita transcende entièrement le savoir imparfait, et aucun livre profane ne peut lui être comparé. Seulement, dès qu'on considère Krsna comme un être ordinaire, elle perd toute valeur. Les mayavadis prétendent que l'individualité des êtres, dans ce verset, ne concerne que le corps. Or, Krsna dénonçait justement, dans les versets qui précèdent, l'erreur d'Arjuna identifiant le moi spirituel au corps matériel; comment donc pourrait-Il proposer maintenant cette théorie, après l'avoir si fermement condamnée? Les preuves de l'individualité des êtres s'appuient donc sur des bases spirituelles, ce que confirment les grands acaryas, comme Sri Ramanuja.

En plusieurs endroits, la Bhagavad-gita mentionne clairement que seuls ceux qui s'abandonnent au Seigneur peuvent comprendre cette individualité spirituelle; les envieux, qui jalousent la divinité de Krsna, ne parviendront jamais à comprendre les Ecritures védiques. Celui qui ne se dévoue pas au service du Seigneur, et qui tente cependant de comprendre les enseignements de la Bhagavad-gita, ressemble à l'abeille qui, voyant du miel dans un pot, s'efforce en vain d'en aspirer le contenu, sans comprendre qu'il faut briser le verre, ouvrir le pot. Ainsi de la Bhagavad-gita: comme cela sera confirmé au chapitre quatre, on ne peut en goûter le nectar sans se dévouer au Seigneur. Ceux qui, par envie, refusent l'existence même de Dieu, ne peuvent pas comprendre son message. L'explication qu'en donnent les mayavadis est donc la plus trompeuse. Sri Caitanya Mahaprabhu nous a d'ailleurs interdit de lire leurs commentaires en nous avertissant que ceux qui adoptent leur interprétation perdent tout pouvoir de percer le secret de la Bhagavad-gita. S'il n'y avait d'individualité que dans l'univers phénoménal, les enseignements de Krsna ne seraient d'aucune utilité. L'individualité distincte des êtres et du Seigneur est un fait éternel, attesté, nous l'avons vu, par les Vedas.

(1) nityo nityanam cetanas cetananam eko bahunam yo vidadhati kaman
tam atmastham ye 'nupasyanti dhiras tesam santih savati netaresam

(Katha, 2.2 13)

VERSET 13

dehino ’smin yatha dehe
kaumaram yauvanam jara
tatha dehantara-praptir
dhiras tatra na muhyati

TRADUCTION

A l'instant de la mort, l'âme prend un nouveau corps, aussi naturellement qu'elle est passée, dans le précédent, de l'enfance à la jeunesse, puis à la vieillesse. Ce changement ne trouble pas qui a conscience de sa nature spirituelle.

TENEUR ET PORTEE

Chaque être est une âme spirituelle, distincte de toute autre. A chaque instant, celle-ci change de corps et se manifeste sous la forme d'un enfant, puis d'un adolescent, d'un adulte, d'un vieillard. Mais à travers ces mutations, elle reste identique à elle-même et ne subit aucun changement. Finalement, à la mort de l'enveloppe charnelle qu'elle habitait, cette âme transmigre dans une autre. Sachant que l'âme est certaine de revêtir un autre corps, matériel ou spirituel, pour une nouvelle vie, Arjuna ne peut avoir aucune raison solide de se lamenter sur le destin de Bhisma et Drona. Bien plus, il devrait se réjouir de ce qu'ils échangent leur ancien corps contre un neuf, y puisant un renouveau d'énergie. Nos joies et nos souffrances varient avec nos différents corps, car elles sont le résultat -récompense ou punition- de nos actes passés. Bhisma et Drona sont de nobles êtres; ils gagneront dans leur vie prochaine des corps spirituels, ou du moins, des corps dotés de qualités supérieures, grâce auxquels ils connaîtront, sur les planètes édéniques, des joies matérielles plus grandes encore. Dans l'un ou l'autre cas, il n'y a nulle raison de se lamenter sur leur sort. On appelle dhira, "toujours serein", celui qui connaît parfaitement la nature de l'âme distincte*, de l'Ame Suprême et des univers matériel et spirituel. Les transmigrations de l'âme ne le troublent pas. Le fait que l'âme distincte ne puisse être divisée annule la théorie mâyavadi de l'unité des âmes. Si Dieu pouvait être partagé en une multitude d'âmes individuelles, Il serait divisible et mutable. Or, l'Arne Suprême n'est pas sujette au changement.

La Bhagavad-gita nous assure que les êtres distincts sont des fragments éternels (sanatanas) de Dieu. On les nomme ksaras, car il est toujours possible qu'ils tombent sous le joug de la nature matérielle. Ils existent de toute éternité à l'état de fragments, même après avoir atteint la libération spirituelle. Mais une fois délivrées de la matière, ces parcelles infimes de Dieu vivent éternellement avec Lui, la Personne Suprême, et jouissent, en Sa compagnie, de la connaissance et de la félicité absolues.

L'Ame Suprême, présente en chaque être, et l'âme infinitésimale apparaissent toutes deux dans le corps, mais elles n'en demeurent pas moins différentes. La réflexion du ciel dans l'eau y fait apparaître le soleil et la lune, aussi bien que les étoiles, mais les étoiles, représentant les âmes distinctes, n'égalent jamais pour autant le soleil ou la lune, auxquels on compare l'Ame Suprême. Arjuna, âme spirituelle infinitésimale et distincte de Krsna, l'Ame Suprême, ne L'égale nullement, comme le montrera clairement le début du quatrième chapitre. Si Krsna n'était pas plus haut qu'Arjuna, leur relation de maître à disciple perdrait tout sens. Si tous deux étaient trompés par l'énergie illusoire, maya, à quoi servirait-il que l'un soit le maître et l'autre l'élève? Entre les griffes de maya, il est impossible de donner aucun enseignement de valeur. Mais ici, la position de Krsna est claire: Il est le Seigneur Suprême, supérieur à Arjuna, lequel est oublieux, trompé par maya.

VERSET 14

matra-sparshas tu kaunteya
sitosna-sukha-duhkha-dah
agamapayino ’nityas
tams titiksasva bharatam

TRADUCTION

Ephémères, joies et peines, comme étés et hivers, vont et viennent, ô fils de Kunti. Elles ne sont dues qu'à la rencontre des sens avec la matière, ô descendant de Bharata, et il faut apprendre à les tolérer, sans en être affecté.

TENEUR ET PORTEE

Il faut, pour accomplir correctement son devoir, apprendre à tolérer les apparitions éphémères de joie et de tristesse. Les Vedas nous recommandent, par exemple, de prendre un bain matinal, même pendant le mois de magha (janvier - février); bien qu'il fasse très froid à cette époque, celui qui obéit aux principes religieux n'hésite pas à le faire. De même, une femme n'hésitera pas à supporter la chaleur accablante de la cuisine pour préparer le repas quotidien en plein été; les désagréments de la saison ne peuvent faire obstacle à l'accomplissement d'un devoir. De la même manière, un ksatriya ne doit pas s'écarter de son devoir de guerrier, même si ce devoir lui enjoint de combattre parents et amis. La connaissance et la dévotion peuvent seules nous délivrer des griffes de maya; mais pour y parvenir, il faut suivre les principes de la spiritualité.

Deux noms ont été donnés ici à Arjuna, tous deux très significatifs: "Kaunteya" et "Bharata", qui rappellent respectivement son haut lignage maternel et paternel. Il a hérité de ce lignage; il est donc responsable de sa grandeur, ce qui l'oblige à l'accomplissement parfait de ses devoirs. Il ne peut éviter le combat.

VERSET 15

yam hi na vyathayanty ete
purusham purusharsabha
sama-duhkha-sukham dhiram
so ’mrtatvaya kalpate

TRADUCTION

0 meilleur des hommes [Arjuna], celui que n'affectent ni les joies ni les peines, qui, en toutes circonstances, demeure serein et résolu, celui-là est digne de la libération.

TENEUR ET PORTEE

Quiconque, fermement déterminé à réaliser son moi spirituel, parvient à tolérer les assauts du malheur comme du bonheur, est prêt pour atteindre la libération. Dans le varnasrama-dharma, le sannyasa, l'ordre du renoncement, requiert d'énormes sacrifices de la part de celui qui l'adopte, mais aucun obstacle n'arrête l'homme vraiment désireux de rendre sa vie parfaite. Les plus grandes difficultés y viennent de ce qu'il faut briser ses relations familiales et abandonner la compagnie de sa femme et de ses enfants. Mais celui qui peut tolérer cette séparation se fraie un chemin rapide vers la réalisation spirituelle. Aussi le Seigneur conseille-t-il à Arjuna de persévérer dans l'accomplissement de son devoir de ksatriya, même s'il lui est pénible de combattre ceux qu'il aime.

Lorsqu'à vingt-quatre ans, Sri Caitanya Mahaprabhu devint sannyasï, Sa jeune femme et Sa mère se trouvèrent sans appui. Il resta pourtant ferme dans l'accomplissement de Ses devoirs spirituels, pour une cause supérieure, C'est seulement avec une telle force qu'on peut s'affranchir des liens qui nous retiennent prisonniers de l'univers matériel.


Hare Krishna Hare Krishna Krishna Krishna Hare Hare
Hare Rama Hare Rama Rama Rama Hare Hare