CHAPITRE 4

LE YOGA
EN TANT QUE MAÎTRISE DU CORPS ET DU MENTAL

D'un bout à l'autre de la Bhagavad-gita, Krishna encourage Arjuna à se battre, car il est un guerrier, dont le devoir est justement de combattre. Même si Krishna décrit le yoga de la méditation dans le sixième chapitre, Il n'insiste pas sur sa pratique, pas plus qu'Il n'encourage Arjuna à opter pour cette voie. Il reconnaît d'ailleurs Lui-même que cette forme de yoga est très difficile à pratiquer :

sri-bhagavan uvaca
asamsayam maha-baho
mano durnigraham calam
abhyasena tu kaunteya
vairagyena ca grhyate

" Le Seigneur Bienheureux dit : Ô fils de Kunti aux bras puissants, il est certes très difficile de dompter le mental turbulent, mais il est possible d'y parvenir par une pratique constante et par le détachement. " (B.g., VI.35)

Krishna met ici l'emphase sur le renoncement et sur une pratique constante comme moyens de maîtriser le mental. Mais qu'est-ce que le renoncement ? De nos jours, il est pratiquement impossible de renoncer à quoi que ce soit, tellement nous sommes habitués à toutes sortes de plaisirs matériels. Néanmoins, en dépit du fait que nous menons une existence gouvernée par l'assouvissement sans frein des désirs de nos sens, nous suivons des cours de yoga et nous nous attendons à réussir dans cette discipline ! La pratique fructueuse du yoga s'accompagne de nombreuses restrictions, alors que la plupart d'entre nous ont du mal à se défaire d'une habitude aussi élémentaire que celle de fumer. Dans Son exposé sur le yoga de la méditation, Krishna proclame par exemple que personne ne peut pratiquer le yoga dans les règles s'il mange trop ou trop peu. Celui qui se prive constamment de nourriture ne peut donc pas pratiquer correctement le yoga, pas plus d'ailleurs que celui qui ingurgite davantage de nourriture qu'il n'en a besoin. Il faut manger de façon modérée, juste assez pour maintenir l'âme unie au corps ; il n'est pas question de se nourrir à seule fin de satisfaire sa langue. Lorsque nous nous retrouvons devant des mets appétissants, nous nous contentons difficilement d'un seul plat ; l'habitude nous pousse à en prendre deux, trois ou quatre, et même plus. Notre langue n'est jamais satisfaite. En Inde, cependant, il n'est pas rare de voir un yogi se contenter d'une cuillerée de riz par jour !

Il n'est pas non plus possible de pratiquer le yoga de la méditation si l'on dort trop ou trop peu. Krishna ne parle pas de sommeil sans rêve. Quiconque dort est assuré de rêver, même s'il ne s'en souvient pas au réveil. Par contre, Krishna nous met en garde dans la Gita en disant que celui qui rêve trop en dormant ne peut pas pratiquer convenablement le yoga. À toute fin utile, nous ne devrions pas dormir plus de six heures par jour. Il n'est pas non plus question de pratiquer le yoga avec succès si l'on souffre d'insomnie, car le corps doit être maintenu en santé. Ainsi Krishna donne-t-Il un aperçu des nombreuses exigences requises pour discipliner le corps. Toutes ces exigences peuvent cependant être ramenées à quatre règles de base : pas de rapports sexuels illicites, pas de substances excitantes ou enivrantes, pas de viande et pas de jeux de hasard. Ce sont là les quatre règles minimales requises pour la pratique du yoga sous n'importe laquelle de ses formes. Et en cet âge, qui peut se garder de ces mauvaises habitudes ? C'est pourtant sur cette base que nous devons nous évaluer de façon à déterminer nos progrès sur la voie du yoga.

yogi yunjita satatam
atmanam rahasi sthitah
ekaki yata-cittatma
nirasir aparigrahah

" Le spiritualiste doit toujours s'efforcer de fixer son mental sur l'Être Suprême. Il doit vivre seul en un lieu retiré et toujours maîtriser son mental avec soin, libre de tout désir et de tout sentiment de possession. " (B.g., VI.10)

Ce verset nous permet de comprendre qu'il est du devoir du yogi de toujours vivre dans la solitude. Le yoga de la méditation ne peut être pratiqué en groupe, du moins pas selon la Bhagavad-gita. À moins de vivre dans un lieu retiré, il est impossible de fixer le mental sur l'Âme Suprême. En Inde, il existe encore de nombreux yogis qui se réunissent pour la Koumba Mela. Ils vivent généralement en solitaires, mais en de rares occasions, il leur arrive de participer à des célébrations spéciales. Il y a encore des milliers de sages et de yogis en Inde, et chaque douze ans environ, ils se réunissent en un lieu saint, comme Allahabad, au même titre que les hommes d'affaires se rencontrent lors de conventions périodiques.

En plus de vivre dans un lieu retiré, le yogi doit rester libre de tout désir, et sa pratique du yoga ne doit pas viser l'obtention de pouvoirs matériels. Il ne doit pas non plus accepter de cadeaux ou de faveurs des gens. S'il veut pratiquer le yoga comme il se doit, il lui faut vivre dans la jungle, dans la forêt ou dans les montagnes, et se tenir à l'écart de la société par tous les moyens. Il doit se rappeler à tout moment, et avec conviction, de Celui pour qui il est devenu un yogi. Il ne se considère toutefois jamais seul, car le Paramatma, l'Âme Suprême, Se trouve à ses côtés. Nous pouvons ainsi voir qu'il est très difficile de pratiquer cette forme de yoga dans le contexte de la civilisation moderne. En fait, la civilisation contemporaine, dans l'âge de Kali, ne nous permet pas de vivre entièrement seul, libre de tout désir et de toute possession.

Krishna explique encore plus en détail à Arjuna la pratique du yoga de la méditation :

sucau dese pratisthapya
sthiram asanam atmanah
naty-ucchritam natinicam
cailajina-kusottaram

" Pour pratiquer le yoga, il faut se rendre en un lieu saint et retiré, et se ménager, ni trop haut ni trop bas, un siège d'herbe kusha recouvert d'une peau de daim et d'une étoffe douce. Il faut prendre une assise ferme sur ce siège et y pratiquer le yoga en maîtrisant le mental et les sens, tout en fixant ses pensées sur un point unique de façon à purifier son cœur. " (B.g., VI.11-12)

Les yogis s'assoient généralement sur des peaux de tigre ou de daim, sachant que les reptiles n'oseront pas s'y aventurer pour troubler leur méditation. N'est-il pas vrai que dans la création de Dieu, tout a une utilité ? Chaque espèce d'herbe et de plante a son utilité propre, même si nous ne la connaissons pas précisément. Ainsi, donc, Krishna a inclus dans la Bhagavad-gita des renseignements qui permettent au yogi de ne pas se soucier des serpents. Après avoir pris place sur un siège approprié dans un endroit retiré, le yogi doit entreprendre de purifier l'atma (le corps, le mental et l'âme). Il ne doit pas se mettre à penser qu'il va obtenir des pouvoirs extraordinaires. Il arrive naturellement que les yogis acquièrent certains pouvoirs (siddhis), mais ce n'est pas là le but du yoga, et les vrais yogis n'en font pas étalage. Le véritable yogi pense plutôt : " Je suis maintenant souillé par l'atmosphère matérielle qui m'entoure ; je dois donc me purifier. "

Nous pouvons rapidement constater qu'il n'est pas si facile de maîtriser le corps et le mental, et que l'exercice est beaucoup plus exigeant que de se rendre au magasin pour y faire un achat quelconque. Mais Krishna indique que toutes ces règles peuvent être observées sans mal par celui qui s'établit dans la conscience de Krishna.

Il va sans dire que tout le monde se sent stimulé par la sexualité, et il importe de savoir que les activités charnelles ne sont pas condamnables en soi. Nous avons un corps matériel, et tant et aussi longtemps que nous l'aurons, nous serons hantés par les désirs de la chair. De même, aussi longtemps que nous aurons un corps, nous devrons manger pour le soutenir, et nous devrons dormir pour le reposer. Il ne s'agit pas de croire que nous pouvons nier ces activités ; mais les Écritures védiques nous fournissent des indications sur la façon d'ordonner nos habitudes en ce qui a trait à l'alimentation, au sommeil, à la reproduction, etc. Si nous voulons un tant soit peu réussir dans la pratique du yoga, nous devons empêcher nos sens débridés de céder aux sollicitations des objets sensoriels. C'est pour cette raison qu'il existe des règles. Shri Krishna nous conseille sagement lorsqu'Il affirme que le mental peut être contrôlé à l'aide de principes régulateurs. Si nous ne soumettons pas nos activités à des règles précises, notre esprit deviendra de plus en plus troublé. Il n'est pas question de cesser toute activité, mais plutôt d'en régler la conduite en absorbant constamment son esprit dans la conscience de Krishna. Le fait d'être toujours engagé dans une activité en rapport avec Krishna constitue le véritable samadhi. Non pas que lorsqu'on est en samadhi on cesse de manger, de travailler, de dormir ou de jouir de la vie. Le samadhi se définit plutôt par l'accomplissement d'activités ordonnées tout en s'absorbant dans la pensée de Krishna. Krishna poursuit en disant :

asamyatatmana yogo
dusprapa iti me matih

" Pour celui dont le mental est débridé, la réalisation spirituelle s'avère une tâche difficile. " (B.g., VI.36)

Tout le monde sait qu'il est dangereux de monter un cheval débridé. Il peut se lancer dans n'importe quelle direction à la vitesse qu'il désire, et le cavalier risque fort d'en pâtir. Dans le même ordre d'idée, Krishna explique à Arjuna que lorsque le mental n'est pas maîtrisé, il est très difficile de pratiquer le yoga. Il ajoute cependant :

vasyatmana tu yatata
sakyo 'vaptum upayatah

" Mais pour celui qui domine son mental et s'efforce d'employer les moyens appropriés, la réussite est assurée. Tel est Mon verdict. " (B.g., VI.36)

Que veut-Il dire lorsqu'Il parle " d'employer les moyens appropriés " ? Tout simplement qu'il faut s'efforcer d'observer les quatre principes régulateurs de base définis précédemment, et d'accomplir ses activités dans la conscience de Krishna. Si quelqu'un choisit de pratiquer le yoga chez lui, il doit s'assurer que ses autres occupations ne l'accaparent pas trop. Il ne peut pas, par exemple, passer de longues heures à travailler à seule fin de gagner sa pitance. Il doit au contraire travailler avec beaucoup de modération, tout comme il doit se nourrir et satisfaire ses sens avec beaucoup de modération, tout en restant le plus possible à l'abri des tourments. Ainsi seulement la pratique du yoga peut-elle être fructueuse.

À quel signe peut-on reconnaître celui ou celle qui atteint la perfection du yoga ? Krishna précise qu'on s'établit dans le yoga lorsqu'on maîtrise parfaitement sa conscience.

yada viniyatam cittam
atmany evavatisthate
nisprhah sarva-kamebhyo
yukta ity ucyate tada

" Lorsque, par la pratique, le yogi parvient à discipliner son mental et à se fixer sur la Transcendance - libre de tout désir matériel - on le dit établi dans le yoga. " (B.g., VI.18)

Celui qui s'établit dans le yoga ne subit plus les dictées de son mental, mais le maîtrise au contraire parfaitement. Il ne s'agit nullement de bannir le mental ou de mettre fin à ses activités, car la tâche du yogi consiste précisément à toujours penser à Krishna, ou Vishnou. Le yogi ne peut donc pas mettre son mental au rancart. Le défi semble de taille, mais il est possible de le relever sans mal dans la conscience de Krishna. En effet, lorsqu'on s'absorbe dans la conscience de Krishna, dans le service de Krishna, comment le mental pourrait-il s'écarter de Krishna ? Or, lorsqu'il est engagé au service de Krishna, le mental est automatiquement maîtrisé.

Il est également important pour le yogi de n'entretenir aucun désir de jouissance matérielle. Lorsqu'on est habité par la conscience de Krishna, on n'a plus aucun désir en dehors de Krishna. Il n'est pas possible d'oblitérer tous les désirs ; nos désirs de jouissance sensorielle doivent donc être subjugués grâce au processus de la purification, tandis que le désir de Krishna doit être cultivé. Il s'agit tout simplement de modifier l'objet de nos désirs. Il n'est pas question de tuer le désir, car il nous accompagne toujours, que nous le voulions ou non. La conscience de Krishna consiste tout simplement à purifier nos désirs ; plutôt que de convoiter mille et un objets de plaisir matériel, nous devons rechercher tout ce qui peut nous aider à servir Krishna. Si, par exemple, nous désirons nous délecter de mets savoureux, au lieu de cuisiner pour nous-mêmes, nous pouvons cuisiner pour Krishna et Lui offrir les plats que nous préparons. Le geste reste le même, mais la conscience fait l'objet d'un transfert significatif : plutôt que d'agir pour la satisfaction de nos sens, nous tournons nos pensées vers le plaisir de Krishna. Nous pouvons préparer des mets à base de laitages, de légumes, de céréales, de fruits et d'autres aliments végétariens pour ensuite les offrir à Krishna en récitant la prière suivante :

" Le corps matériel n'est qu'une masse d'ignorance, et les sens forment un réseau de sentiers qui mènent droit à la mort. De tous les organes sensoriels, la langue est le plus vorace et le plus difficile à maîtriser. Il est de fait très ardu de vaincre la langue en ce monde ; mais Shri Krishna nous donne cette savoureuse nourriture sanctifiée (prasad) pour nous aider à nous en rendre maîtres. Prenons donc de ce prasad à satiété, rendons gloire à Leurs Grâces Shri Shri Radha et Krishna, et invoquons avec amour le secours de Shri Chaitanya et de Nityananda Prabhou. "

Notre karma se trouve ainsi sacrifié, car dès le départ, nous méditons sur le fait que la nourriture que nous préparons sera offerte à Krishna. Nous devons supprimer tout désir personnel à l'égard des plats que nous cuisinons. Par contre, Krishna est si bon qu'Il nous laisse la nourriture que nous Lui offrons pour que nous puissions nous en nourrir, ce qui fait que notre désir est comblé de toute façon. Lorsque quelqu'un dirige son existence suivant ce modèle - en mettant ses désirs au service de Krishna -, il faut savoir qu'il a atteint la perfection du yoga. La simple pratique d'exercices respiratoires et de postures déterminées ne peut être qualifiée de yoga aux termes de la Bhagavad-gita ; une purification globale de la conscience s'impose.

Pour pratiquer le yoga, il est très important que le mental ne soit pas perturbé.

yatha dipo nivatastho
nengate sopama smrta
yogino yata-cittasya
yunjato yogam atmanah

" Tel une flamme qui, à l'abri du vent, point ne vacille, le spiritualiste maître de son mental demeure ferme dans sa méditation sur l'Être transcendant. " (B.g., VI.19)

Lorsqu'on place une bougie à l'abri du vent, sa flamme reste bien droite, sans aucune oscillation. Or, le mental, tout comme la flamme, est exposé à toutes sortes de perturbations, sous forme de désirs matériels, et la moindre agitation le trouble aussitôt. Le plus faible mouvement du mental peut affecter toute la conscience. C'est pour cette raison qu'en Inde, ceux qui pratiquent sérieusement le yoga demeurent traditionnellement célibataires (brahmacharis). Il existe deux types de brahmacharis : celui qui fait vœu d'abstinence totale, et celui qu'on qualifie de grihastha-brahmachari, signifiant qu'il a une épouse, qu'il n'a de rapports avec aucune autre femme, et que les rapports qu'il entretient avec sa compagne font l'objet de règles strictes. De cette façon, que ce soit par l'abstinence totale ou par une vie sexuelle restreinte, on favorise la paix de l'esprit. Il arrive toutefois que même ceux qui ont fait vœu d'abstinence totale soient troublés par des désirs charnels ; c'est pourquoi en Inde, ceux qui pratiquent le yoga traditionnel en faisant vœu d'abstinence évitent ne serait-ce que de s'asseoir aux côtés de leur mère, de leur sœur ou de leur fille. Le mental est en effet si fragile que la moindre suggestion peut engendrer le chaos.

Le yogi doit apprendre à dresser son mental de telle sorte qu'au moindre écart de sa méditation sur Vishnou, il le rappelle aussitôt à l'ordre. Or, cela demande beaucoup de pratique. Il faut acquérir la conviction que le vrai bonheur réside dans la satisfaction de ses sens spirituels, par opposition à celle de ses sens matériels. Il n'est pas question de faire taire nos sens, pas plus que nos désirs, car les désirs et la satisfaction des sens ont une contrepartie spirituelle. Le véritable bonheur transcende en effet la satisfaction matérielle des sens. Néanmoins, tant que cette conviction nous fait défaut, nous pouvons être certains de succomber aux tentations. Il est donc important de savoir que le bonheur qu'on poursuit à travers les sens matériels est un faux bonheur.

On peut dire que les vrais yogis jouissent réellement de la vie. Comment ? Ramante yogino 'nante : leur plaisir est sans limite ; la jouissance qu'ils tirent de l'existence constitue le véritable bonheur, et ce bonheur n'est pas matériel, mais bien spirituel. Tel est le sens profond du mot " Rama ", tel qu'on le retrouve dans le mantra Hare Krishna, c'est-à-dire le plaisir, la satisfaction qu'on retire de la vie spirituelle. La vie spirituelle est toute de plaisir, à l'image de Krishna Lui-même. Nous n'avons pas à sacrifier le plaisir, mais nous devons apprendre à en jouir comme il se doit. Un homme malade ne peut pas jouir normalement de la vie ; son bonheur demeure factice. Il ne pourra pleinement goûter les douceurs de la vie que lorsqu'il aura retrouvé la santé. De la même façon, tant que nous entretenons une conception matérielle de l'existence, nous ne parvenons pas réellement à jouir de la vie ; nous ne réussissons qu'à nous empêtrer toujours davantage dans les méandres de la nature matérielle. Si un malade n'est pas censé manger et qu'il mange tout de même sans restriction, il en mourra. Pareillement, plus nous cherchons à multiplier les plaisirs matériels, plus nous nous enlisons dans ce monde, et plus il devient difficile d'échapper à notre prison matérielle. Toutes les formes de yogas sont destinées à démêler l'enchevêtrement des liens qui emprisonnent l'âme conditionnée, à transférer ses énergies des faux plaisirs que procurent les objets de satisfaction matériels au véritable bonheur qu'engendre la conscience de Krishna. Shri Krishna explique :

yatroparamate cittam
niruddham yoga-sevaya
yatra caivatmanatmanam
pasyann atmani tusyati

sukham atyantikam yat tad
buddhi-grahyam atindriyam
vetti yatra na caivayam
sthitas calati tattvatah

yam labdhva caparam labham
manyate nadhikam tatah
yasmin sthito na duhkhena
gurunapi vicalyate

tam vidyad duhkha-samyoga-
viyogam yoga-samjnitam

" La pratique du yoga atteint sa perfection, dans l'extase spirituelle la plus complète (samadhi), lorsqu'on parvient à soustraire son mental à toute activité matérielle. Cet accomplissement se caractérise par l'aptitude du spiritualiste à percevoir son identité véritable grâce à un mental purifié, et à goûter pleinement la joie inhérente à son être propre. Dans cet heureux état, le yogi jouit d'un bonheur transcendantal sans borne à travers ses sens spirituels. Cette perfection atteinte, il comprend que rien n'est plus précieux au monde, et il ne s'écartera jamais plus de la vérité ; il restera désormais imperturbable, même au cœur des pires difficultés. Ainsi se libère-t-on vraiment de toutes les souffrances issues du contact avec la matière. " (B.g., VI.20 23)

Un type de yoga peut s'avérer ardu alors qu'un autre peut sembler plus facile, mais dans tous les cas, il est nécessaire de purifier son existence pour s'éveiller au bonheur spirituel dans la conscience de Krishna. Alors seulement pourrons-nous être heureux.

yada hi nendriyarthesu
na karmasv anusajjate
sarva-sankalpa-sannyasi
yogarudhas tadocyate

uddhared atmanatmanam
natmanam avasadayet
atmaiva hy atmano bandhur
atmaiva ripur atmanah

" Le parfait yogi est celui qui, ayant renoncé à tout désir matériel, n'agit plus en vue de satisfaire ses sens, non plus que pour jouir du fruit de ses actes. Le mental peut aussi bien être un ami qu'un ennemi pour l'âme conditionnée ; il faut donc apprendre à s'en servir pour s'élever, et non pour se dégrader. " (B.g., VI.4-5)

Nous devons nous élever au niveau spirituel par nos propres efforts. En ce sens, je peux aussi bien être mon propre ami que mon propre ennemi ; le choix est mien. Chanakya Pandit a écrit à ce propos une maxime révélatrice : " Personne n'est à priori l'ami ni l'ennemi de quiconque. C'est à leur comportement qu'on reconnaît ses amis et ses ennemis. " Personne ne naît l'ami ou l'ennemi de qui que ce soit ; ces rôles sont définis en fonction du comportement des êtres entre eux. Et de même que nous entretenons des rapports avec autrui dans le cours de nos activités quotidiennes, chaque être entretient également des rapports avec lui-même. Je peux donc agir envers moi-même tel un ami ou un ennemi. Si je veux être un ami pour moi-même, je dois m'efforcer de comprendre que je suis une âme spirituelle, que pour une raison ou une autre je suis entré en contact avec la nature matérielle, et qu'il me faut échapper aux filets qui me retiennent prisonniers de la matière en agissant de façon à en défaire les liens. Dans ce cas, je peux dire que je suis véritablement un ami pour moi-même. Autrement, si je ne saisis pas l'occasion de voir les choses telles qu'elles sont et d'agir en conséquence lorsqu'elle se présente à moi, je dois me considérer comme mon pire ennemi.

bandhur atmatmanas tasya
yenatmaivatmana jitah
anatmanas tu satrutve
vartetatmaiva satruvat

" Pour celui qui l'a vaincu, le mental est le meilleur des amis ; mais pour celui qui échoue dans cette entreprise, il devient le pire des ennemis. " (B.g., VI.6)

Comment peut-on devenir son propre ami ? Nous en avons ici l'explication. Le mot atma sert à désigner tantôt le corps, tantôt le mental et tantôt l'âme. Lorsque notre conscience se limite au corps, atma ne peut désigner que le corps. Lorsque nous transcendons le plan physique et que nous nous élevons au niveau de l'esprit, alors c'est le mental qu'atma désigne. Mais lorsque nous nous établissons au niveau purement spirituel, atma fait référence à l'âme. En réalité, nous sommes de nature purement spirituelle, et selon notre niveau d'évolution spirituelle, le mot atma change de sens pour nous. Selon le dictionnaire védique qu'est le Niroukti, atma peut aussi bien désigner le corps que le mental ou l'âme ; mais dans ce verset de la Bhagavad-gita, il fait référence au mental.

Si, par la pratique du yoga, on réussit à dresser le mental, il devient un allié. Par contre, lorsqu'on le laisse à lui-même, on perd toute possibilité de mener une existence fructueuse. Pour celui ou celle qui n'a aucune conception de la vie spirituelle, le mental est un véritable ennemi. Lorsque quelqu'un croit être un corps matériel et rien d'autre, son mental n'agit pas dans son intérêt ; il n'agit qu'au service du corps grossier, contribuant ainsi à conditionner davantage l'être vivant et à l'empêtrer toujours un peu plus dans les filets de la nature matérielle. À l'opposé, lorsqu'on prend conscience de sa nature véritable, en tant qu'âme spirituelle distincte du corps, le mental peut devenir un instrument libérateur. Le mental en soi n'a pas de responsabilité particulière ; il attend simplement d'être formé, et c'est par association qu'il se forme le mieux. La fonction même du mental est de désirer, et nos désirs sont déterminés par nos associations ; si donc nous voulons que notre mental agisse en ami envers nous, nous devons surveiller nos fréquentations.

La meilleure compagnie qui soit est celle du sadhou, d'une personne consciente de Krishna ou s'efforçant de progresser sur la voie spirituelle. Il y a ceux qui ne vivent que pour des valeurs temporaires (asat) ; la matière et le corps sont précisément de nature temporaire, de sorte que si quelqu'un n'agit qu'en vue de procurer des plaisirs à son corps, il est forcément conditionné par des valeurs temporaires. Il suffit pourtant de s'engager sur la voie de la réalisation spirituelle pour donner un sens permanent (sat) à son existence. De toute évidence, l'être intelligent recherchera donc la compagnie de ceux qui s'efforcent de s'élever au niveau de la réalisation spirituelle par la pratique d'une des nombreuses formes de yogas. Les sadhous, les âmes réalisées, pourront alors trancher net son attachement pour la matière et pour tous ceux qu'elle conditionne. Tel est l'avantage inestimable des bonnes fréquentations.

Krishna, par exemple, n'expose la Bhagavad-gita à Arjuna que pour rompre ses attachements matériels ; Arjuna subit l'attrait de divers éléments qui font obstacle à l'exécution de son devoir propre, si bien que Krishna entreprend de tailler ces influences en pièces une fois pour toutes. Lorsqu'on désire couper quelque chose, il nous faut un instrument tranchant ; et pour couper le mental de ses attachements, il est parfois nécessaire d'utiliser des mots tranchants. Aussi le sadhou ou le maître spirituel se montre-t-il sans merci lorsqu'il devient nécessaire d'avoir recours à des paroles tranchantes pour couper le mental du disciple de ses engouements matériels. En exposant la vérité sans faire de compromis, il a en effet le pouvoir de trancher l'asservissement à la matière. En guise d'exemple, Krishna parle durement à Arjuna au début de la Bhagavad-gita lorsqu'Il lui dit qu'en dépit de ses savants discours, il n'est en fait qu'un imbécile. Si nous voulons vraiment nous détacher de l'univers matériel, nous devons donc être prêts à accepter les propos tranchants que le maître spirituel peut parfois nous tenir. Les compromis et la flatterie n'ont aucun effet là où la force s'impose.

La Bhagavad-gita condamne à maintes reprises la conception matérielle de l'existence. On compare à un âne celui qui perçoit son pays de naissance comme digne de vénération, ou qui se rend dans les lieux saints sans porter d'intérêt aux sadhous qui s'y trouvent. Et de même qu'un ennemi ne pense qu'à faire du mal, le mental indiscipliné ne peut que nous entraîner de plus en plus profondément dans les méandres de la matière. Les âmes conditionnées sont constamment aux prises avec le mental et avec les sens. Or, puisque le mental dirige les sens, il est de la plus haute importance de s'en faire un ami.

jitatmanah prasantasya
paramatma samahitah
sitosna-sukha-duhkhesu
tatha manapamanayoh

" Celui qui a vaincu le mental, et ainsi gagné la sérénité, a déjà atteint l'Âme Suprême. Pour lui, la joie et la peine, la chaleur et le froid, l'honneur et le déshonneur sont tous égaux. " (B.g., VI.7)

En dressant le mental, on accède à la vraie tranquillité d'esprit ; sinon, il ne cesse de nous entraîner vers des objets dénués de toute durabilité, au même titre qu'un cheval débridé entraînera le char qu'il tire dans une course périlleuse. Bien que nous soyons de nature permanente, éternelle, nous nous sommes attachés à des valeurs éphémères. Le mental peut cependant être facilement dompté ; il suffit pour cela que nous le fixions sur Krishna. De la même façon qu'un fort est en sécurité lorsqu'il est défendu par un grand général, si l'on intronise Krishna dans le fort du mental, aucun ennemi ne pourra y pénétrer. L'éducation matérielle, la richesse et le pouvoir ne peuvent nous être d'aucun secours pour maîtriser le mental. Un grand bhakta prie plutôt : " Quand pourrai-je enfin penser à Krishna de façon constante ? Mon mental m'entraîne dans toutes les directions, mais aussitôt que je parviens à le fixer sur les pieds pareils-au-lotus du Seigneur, il devient clair et limpide. " Lorsque notre esprit est clair, nous sommes à même de méditer sur l'Âme Suprême. Le Paramatma, ou l'Âme Suprême, siège toujours aux côtés de l'âme individuelle, en son cœur ; et le yoga nous permet de nous concentrer et de faire converger notre esprit vers le Paramatma, ou l'Âme Suprême, présent dans notre cœur. Le verset de la Bhagavad-gita cité précédemment indique clairement que celui ou celle qui parvient à vaincre le mental et à surmonter tout attachement aux choses éphémères devient en mesure de s'absorber dans la pensée du Paramatma. Et ceux qui s'absorbent ainsi s'affranchissent de toute dualité et de toute dénomination trompeuse.

Chapitre 5