Aperçu de la Bhagavad-gita.
tam tatha kripayavistam
asru-purnakuleksanam
visidantam idam vakyam
uvaca madhusudanah
Sanjaya dit:
Voyant la profonde tristesse et la grande compassion d'Arjuna, dont les yeux sont baignés de larmes, Madhusùdana, Krsna, S'adresse à lui.
La pitié pour le corps, les lamentations et les larmes sont des signes dévoilant que nous ignorons notre identité réelle. Car, c'est pour l'âme éternelle, au contraire, que pleure l'être conscient de son moi véritable. Le Nom que porte ici Krsna, Madhusùdana, rappelle qu'Il a tué Madhu, un monstre maléfique. Arjuna l'utilise afin d'exprimer à Krsna son désir de Le voir tuer le monstre du doute, qui l'assaillit au moment d'accomplir son devoir. En général, nous ignorons quand et à qui montrer notre pitié. Quel sens y a-t-il à pleurer sur les vêtements d'un homme qui se noie? Il serait certes absurde, pour sauver un homme de la noyade, de s'occuper de son manteau. De même, comment sauver un homme perdu dans l'océan de l'ignorance si l'on cherche à satisfaire d'abord les demandes de son corps physique, lequel n'est qu'une manière de vêtement? S'apitoyer sur le corps est le signe du sûdra, qui ignore l'existence de l'âme: qui aurait pu croire qu'Arjuna, un ksatriya, manifeste une telle faiblesse? Mais le Seigneur peut sans mal dissiper l'illusion de l'ignorant, et c'est dans un tel but qu'Il a énoncé la philosophie de la Bhagavad-gita.
Dans ce deuxième chapitre, Krsna, le maître suprême en matière de connaissance, nous conduit vers la réalisation de notre moi éternel par l'étude analytique du corps matériel et de l'âme spirituelle. Un tel niveau de réalisation peut s'atteindre à travers nos responsabilités matérielles, si nous ne perdons jamais de vue notre identité spirituelle véritable.
kutas tva kasmalam idam
visame samupasthitam
anarya-justam asvargyam
akirti-karam arjuna
La Personne Suprême [Bhagavan) dit:
0 Arjuna, comment une telle souillure a-t-elle pu s'emparer de toi? Ces plaintes dégradantes sont tout à fait indignes d'un homme éveillé aux valeurs de la vie. Par elles, on n'atteint pas les planètes supérieures, mais on gagne l'opprobre.
Krsna est Dieu, la Personne Suprême. C'est pourquoi Il portera au long de la Bhagavad-gita le Nom de Bhagavan, aspect ultime de la Vérité Absolue.
On distingue trois étapes dans la réalisation de cette Vérité: le Brahman, l'Esprit impersonnel et omniprésent, le Paramàtmà, aspect de Dieu présent dans le coeur de chaque être, et Bhagavan, la Personne Suprême, Sri Krsna. Le Srimad-Bhagavatam révèle ces trois faces de la Vérité Absolue:
"La réalisation de la Vérité Absolue comporte trois étapes, connues de celui qui l'a accomplie jusqu'au bout. Ces trois aspects forment un Etre unique, et s'appellent Brahman, Paramatma et Bhagavân." (1)
Pour illustrer ces trois aspects de Dieu, prenons l'exemple du soleil, qui possède, lui aussi, trois aspects: les rayons, la surface et l'astre en lui-même. Le néophyte n'étudie que les rayons du soleil, l'étudiant plus avancé en examine la surface, et le plus expert est celui qui parvient à pénétrer dans l'astre lui-même. L'étudiant ordinaire se contente de connaître la lumière du soleil, c'est-à-dire sa présence diffuse, son rayonnement impersonnel. On le compare à celui qui ne peut réaliser que l'aspect Brahman de la Vérité Absolue. L'étudiant plus instruit, pour sa part, en vient à observer le disque solaire, ce qui correspond à l'aspect Paramatma de la Vérité Absolue. Voici pourquoi, bien que les chercheurs de la Vérité aient tous un même horizon, les bhaktas, qui connaissent Bhagavan, ou l'aspect ultime de la Vérité Absolue, sont les spiritualistes les plus avancés. Les rayons du soleil, le disque solaire et la vie sur l'astre sont intimement liés, mais ils forment cependant trois sujets d'étude distincts, selon trois niveaux de compréhension.
Parasara Muni, père de Vyasadeva, dont l'autorité est grande en la matière, explique ainsi le sens du mot sanskrit bhagavan: il désigne celui qui possède, sans limite, beauté, richesse, renommée, puissance, sagesse et renoncement. Il y a des milliers de gens riches, puissants, beaux, célèbres, érudits ou détachés, mais nul ne peut prétendre posséder intégralement l'ensemble de ces attributs. Nul, sauf Krsna, car Il est Dieu, la Personne Suprême. Aucun être vivant, pas même Brahma, Siva ou Narayana, ne les possède aussi parfaitement. Brahma lui-même le sait quand il conclut, dans la Brahma-samhità, que Sri Krsna est Dieu, la Personne Suprême. Nul ne Lui est supérieur ni même égal; Il est Bhagavan, le Seigneur originel, qu'on nomme aussi Govinda, et Il est la cause de toutes les causes.
"Innombrables sont ceux qui possèdent les qualités de Bhagavan, mais parmi eux, Krsna est le Suprême, que nul ne peut surpasser. Il est Govinda, le Seigneur originel, cause de toutes les causes, et Son Corps éternel jouit de toute connaissance et de toute félicité." (1)
Le Srimad-Bhagavatam, qui recense un grand nombre d'avataras et d'émanations plénières* du Seigneur, dit que Krsna est la Personne Suprême et Originelle, dont émane tout avatara comme toute manifestation divine:
"Toutes les manifestations divines sont ou bien des émanations plénières de Dieu, ou bien des émanations partielles de celles-ci, mais Krsna est Dieu Lui-même, la Personne Suprême." (2)
Krsna est donc la Personne Suprême et Originelle, Vérité Absolue, source de l'Ame Suprême et origine du Brahman impersonnel.
En présence de Dieu Lui-même, les lamentations d'Arjuna sur sa famille viennent certes mal à propos. Aussi Krsna lui exprime-t-Il Sa surprise par le mot kutas (littéralt: d'où). Qui aurait pu s'attendre à ce qu'un arya montre des sentiments aussi indignes. Sont aryas ceux qui connaissent la valeur de la vie et mettent la réalisation spirituelle au fondement de leur civilisation. Les autres ont une conception matérielle de l'existence: ils ignorent que le but en est de réaliser la Vérité Absolue, Visnu, Bhagavan; envoûtés par le monde matériel, ils ne soupçonnent même pas qu'on peut secouer-le joug de la matière. On les dit anaryas. Etant un ksatriya, Arjuna manque à son devoir en refusant le combat, acte de lâcheté que jamais n'accomplirait un arya. S'écarter ainsi du devoir n'aide pas au progrès spirituel et ne permet pas même d'atteindre quelque gloire en ce monde.
Krsna n'approuve nullement la prétendue compassion d'Arjuna pour ses proches.
(1) vadanti tat tattva-vidas tattvam yaj jnanam advayam
brahmeti paramatmeti bhagavan iti sabdyate
(1) isvara paramah krsnah sac-cid-ananda-vigraha
anadir adir govindah sorva-karana-karanam (B.s, 5.1)
(2) ete camsa-kalah pumsah krsnas tu bhagavan svayam
indrari-vyakulam lokam mrdayanti yuge yuge (S.B., 1.3.28)
naitat tvayy upapadyate
ksudram hridaya-daurbalyam
tyaktvottistha parantapa
Ne cède pas à une faiblesse aussi mesquine et avilissante, ô fils de Prthà, et qui ne te sied guère. Chasse la de ton coeur, et relève-toi, ô vainqueur des ennemis.
Nommant ici Arjuna "fils de Prtha", Krsna souligne le lien de sang qui les unit, puisque Prtha est la soeur de Son père, Vasudeva.
Le fils d'un brahmana n'est pas brahmana s'il n'est pas vertueux, et de même, le fils d'un ksatriya ne doit jamais refuser le combat s'il veut être reconnu comme tel. L'un impie et l'autre couard, ils seront tous deux indignes de leur père. Or, Krsna ne veut pas qu'Arjuna, Son très proche ami, se rende ainsi indigne de son père ksatriya; c'est pourquoi, monté sur son char, Il lui donne Ses conseils. Mais si Arjuna n'en tire aucun parti, s'il abandonne la lutte, il commettra un acte infâme, qui, ajoute Krsna, serait tout à fait indigne de lui. Pour échapper au combat, Arluna- peut bien arguer de sa déférence pour Bhisma, son respectable aïeul,- et pour ses proches, mais Krsna juge ce genre de magnanimité non conforme, aux enseignements des Ecritures. Il s'agit d'un usage mal placé de la non-violence, et Arjuna, sur l'ordre de Krsna, devrait savoir y renoncer.
katham bhismam aham sankhye
dronam ca madhusudana
isubhih pratiyotsyami
pujarhav ari-sudana
Arjuna dit:
0 vainqueur de Madhu, comment pourrais-je, au cours de la bataille, repousser de mes flèches des hommes tels que Bhisma et Drona, dignes de ma vénération
Quelles que soient les circonstances, des hommes aussi respectables que Bhisma, grand-père d'Arjuna, et Dronacarya, son maître, demeurent toujours également dignes de vénération. Même s'ils se tournent contre nous, il ne convient pas de répondre à leur provocation. En règle générale, on ne doit jamais rivaliser, fût-ce verbalement, avec des anciens. Même s'ils se montrent injustes, il ne faut jamais les traiter durement. Comment contre attaquer quand l'ennemi se trouve justement constitué par nos maîtres? Lui, Krsna, lutterait-Il contre Son grand-père, Ugrasena, ou contre Son précepteur, Sandipani Muni? Tels sont certains des arguments d'Arjuna.
sreyo bhoktum bhaiksyam apiha loke
hatvartha-kamams tu gurun ihaiva
bhunjiya bhogan rudhira-pradigdhan
Plutot mendier que jouir des plaisirs de ce monde s'il faut tuer de si nobles âmes. Même cupides, ils sont encore mes maîtres; leur mort entacherait de sang notre victoire.
Selon les Ecritures, un maître est renié s'il commet des actes abominables, ou s'il n'est plus capable de discerner le bien du mal. Or, Bhisma et Drona se trouvent dans ce cas: ils ont cru de leur devoir de se joindre à Duryodhana parce que ce dernier subvenait à leurs besoins; mais ils n'auraient jamais dû accepter un tel compromis uniquement pour des raisons d'argent. Un tel acte les a rendus indignes du respect qui doit échoir aux maîtres. Arjuna, qui, cependant, les considère toujours tels, pense que bénéficier, à leur mort, de biens matériels, serait jouir d'un bonheur sanglant.
yad va jayema yadi va no jayeyuh
yan eva hatva na jijivisamas
te ’vasthitah pramukhe dhartarastrah
Je ne sais s'il est plus juste de les vaincre ou d'être par eux vaincus. Voici les fils de Dhrtarastra en ligne devant nous sur ce champ de bataille: leur mort nous ôterait le goût de vivre.
Bien que le devoir du ksatriya soit de combattre, Arjuna doute. Faut-il lutter, risquer d'inutiles violences, ou s'en abstenir et vivre de mendicité, seul moyen d'existence qui lui resterait alors ? Il n'est, d'autre part, nullement certain de remporter la victoire, car les deux camps sont d'égale valeur. Et même si la victoire attend les Pandavas, dont la cause est parfaitement juste, quelle douleur que de vivre en un monde d'où sont partis les fils de Dhrtarastra. Si tous mouraient dans la bataille, la victoire serait une défaite. Ces réflexions d'Arjuna prouvent bien, non seulement qu'il est un très grand dévot du Seigneur, mais en outre qu'il est illuminé par la connaissance spirituelle et possède une maîtrise parfaite de son mental et de ses sens. Son désir de vivre en mendiant, bien que né de sang royal, est un autre signe de son détachement. Sa vertu est authentique, et raffermie encore par sa confiance en l'enseignement de son maître spirituel, Krsna. Arjuna est donc parfaitement digne d'être libéré de la matière. Sauf s'il se rend maître de ses sens, l'homme ne peut s'élever au niveau de la connaissance; et à moins de posséder connaissance et dévotion, il lui est impossible d'atteindre la libération *. Or, Arjuna possède, en plus de ses mérites matériels, toutes ces qualités spirituelles.
prcchami tvam dharma-sammudha-cetah
yac chreyah syan niscitam bruhi tan me
shishyas te ’ham sadhi mam tvam prapannam
La défaillance m'a fait perdre tout mon sang-froid; je ne vois plus où est mon devoir. Indique-moi clairement la voie juste. Je suis à présent Ton disciple et m'en remets à Toi; éclaire-moi, je T'en prie.
Le labyrinthe des actions matérielles, régies par les lois de la nature, laisse l'homme perplexe. Chaque pas dans la vie soulève en lui de nouvelles interrogations; aussi est-il nécessaire d'entrer en contact avec un acarya, un maître spirituel authentique, capable de nous aider à remplir la mission de notre existence. Tous les Ecrits védiques nous conseillent d'approcher un tel maïtre, pour nous libérer de l'embarras qui, contre notre gré, nous trouble, comme un feu de forêt jaillit soudain, sans que personne l'ait allumé ni voulu. La vie en ce monde, en effet, nous accable, de façon imprévue et contre notre désir, par toutes sortes de confusions. Les Ecrits védiques nous conseillent donc de chercher la clé de nos problèmes auprès d'un maître spirituel appartenant à une filiation authentique, et de travailler à parfaitement comprendre la science qu'il nous présente. Le maître spirituel peut donner à son disciple la connaissance parfaite; aussi, plutôt que de rester perplexe et confus devant les problèmes de l'existence, faut-il lui demander son aide. Telle est la teneur de ce verset.
Qui la nature matérielle rend-elle perplexe? Tous ceux qui ignorent les vrais problèmes de l'existence. La Garga Upanisad les décrit de cette façon:
"Il est un "avare", celui qui, trahissant sa nature humaine, quitte ce monde comme le ferait un chat ou un chien, sans avoir résolu les problèmes de la vie et sans avoir compris la science de la réalisation spirituelle." (1)
(1) yo vd etad aksaram gargy aviditvasmal tokat praiti sa krpanab
(Garga Upanisad)
En effet, l'existence dans un corps humain est un avantage très précieux, et vivre sans en tirer parti, c'est faire comme l'avare, qui ne sait pas profiter de son bien. Au contraire, le brahmana use intelligemment de son corps en s'en servant pour résoudre les problèmes que la vie lui fait confronter.
Les krpanas, les "avares", ont une perspective de la vie purement matérielle et se perdent dans une affection excessive pour leur famille, leur société, leur patrie.... attachés qu'ils sont, par les liens de la chair, à leur femme, à leurs enfants, à leurs proches. Le krpana pense qu'il peut sauver les membres de sa famille de la mort et que ceux-ci, ou bien l'Etat, lui rendront la pareille. Cet attachement existe aussi chez les animaux, qui prennent très grand soin de leurs petits. Arjuna, dont l'esprit est éveillé, peut comprendre que son affection pour les membres de sa famille et son désir de les protéger de la mort sont les vraies causes de sa perplexité. Il n'ignore pas que son devoir de guerrier l'attend, mais une faiblesse mesquine l'empêche de le remplir. C'est pourquoi il demande au maître spirituel suprême, à Krsna, de lui donner une solution définitive. Les propos qu'échangent un maître et son disciple sont toujours sérieux; il s'offre donc à Lui comme Son disciple, désireux de remplacer les conversations amicales par un échange sérieux avec le maître spirituel qu'il s'est choisi. De cette manière, Krsna fut le premier maître à enseigner la science de la Bhagavad-gita et Arjuna, le premier disciple, maître dans l'art de la comprendre. On trouve dans la Bhagavad-gita elle-même les qualités qui permettent à Arjuna d'en saisir le message; pourtant, certains "érudits" proclament qu'il est inutile de s'abandonner à Krsna en tant que Personne, et professent la soumission au "non-né dont Krsna est la manifestation externe". Mais dans la Personne de Krsna, aucune différence n'existe entre l'intérieur et l'extérieur. Il est donc vain, et dépourvu de sens, d'essayer d'approfondir la Bhagavad-gita si l'on ne saisit pas cette vérité primordiale.
yac chokam ucchosanam indriyanam
avapya bhumav asapatnam rddham
rajyam suranam api cadhipatyam
Ce qui pourrait chasser la douleur qui m'accable, je ne le vois pas. Nul apaisement pour moi, même si, tel un deva dans le ciel, je régnais ici-bas sur un royaume sans pareil.
Beaucoup des arguments d'Arjuna, se fondent sur les principes religieux et les codes moraux, mais il est clair qu'il ne peut résoudre son véritable problème sans l'aide de son maître spirituel, Sri Krsna. Tout son prétendu savoir ne lui est d'aucune aide en cette situation critique, où il se sent perdre le goût de vivre. Les avantages que peuvent nous procurer le savoir académique, l'érudition, le prestige, etc., ne nous sont d'aucune utilité face aux problèmes de la vie; seul un maître spirituel comme Krsna peut nous porter secours. Le maître spirituel pleinement conscient de Krsns est donc le maître parfait, puisqu'il peut résoudre tous les problèmes de l'existence. Sri Caitanya Mahaprabhu définit d'ailleurs le vrai maître spirituel en ces termes:
"Que l'on soit vipra (érudit imprégné de la sagesse védique), que l'on soit issu d'une humble famille ou que l'on ait adopté l'ordre du renoncement, peu importe; si l'on est maître dans la science de Krsna , on devient, par là même, un maître spirituel parfait et authentique."
Et inversement, nul ne peut prétendre être maître spirituel à moins d'avoir maîtrisé la science de Krsna. Les'Ecrits védiques enseignent également:
"Même s'il est un brahmana érudit, savant dans tous les domaines du savoir védique, un homme ne peut devenir maître spirituel à moins d'être un vaisnava, c'est-à-dire à moins de connaître parfaitement la science de Krsna. Mais le vaisnava, l'homme conscient de Krsna, peut devenir maître spirituel même s'il est issu d'une classe sociale inférieure." (2)
Le progrès et la prospérité matériels ne peuvent nous permettre de vaincre les problèmes de l'existence, soit la naissance, la maladie, la vieillesse et la mort. Dans les Etats "développés", dont l'économie en plein essor offre aux citoyens toutes les facilités, les problèmes sont les mêmes que partout ailleurs. On y recherche la paix dans différentes voies, mais en vain. Les sociétés n'atteindront et ne connaîtront le vrai bonheur que si elles cherchent l'aide de Krsna, de Son enseignement (la Bhagavad-gita et le Srimad-Bhagavatam), ou de Son représentant authentique, l'homme conscient de Krsna.
Certains prétendent que l'essor économique et le confort matériel peuvent nous sauver des angoisses qu'engendrent la famille, la société, la nation, et l'appartenance à l'humanité en général. S'il en est ainsi, quel sens ont les paroles d'Arjuna quand il dit qu'un royaume sans pareil sur la Terre, une souveraineté comme celle des devas sur les planètes édéniques*, ne sauraient apaiser sa douleur? Aussi cherche-t-il refuge dans la conscience de Krsna, seule voie vers la paix et l'harmonie. L'économie florissante d'un pays comme sa suprématie dans le monde peuvent s'évanouir à tout moment sous le coup d'un cataclysme naturel; et la place acquise sur une autre planète, fût elle plus évoluée que la nôtre, comme la lune, que l'homme s'efforce maintenant d'atteindre, peut aussi nous être arrachée d'un coup. La Bhagavad-gita le confirme: épuisés les plaisirs qui suivent ses actes vertueux, l'homme doit sombrer du plus haut bonheur à la plus profonde déchéance. (1) Nombreux sont les grands hommes politiques qui tombent ainsi, trouvant par là de nouvelles occasions de se lamenter. Il faut chercher refuge auprès de Krsna, comme ici Arjuna, si l'on veut mettre fin à la lamentation. C'est à Krsna qu'il s'adresse pour résoudre son problème de façon décisive, et s'abandonner ainsi au Seigneur est le principe même de la conscience de Krsna.
evam uktva hrishikesham
gudakeshah parantapah
na yotsya iti govindam
uktva tusnim babhuva ha
Sanjajaya dit:
Ayant ainsi dévoilé ses pensées, Arjuna, vainqueur des ennemis, dit à Krsna: "0 Govinda, je ne combattrai pas", puis se tait.
Dhrtarastra est certainement très satisfait d'apprendre qu'Arjuna, au lieu de combattre, s'apprête à quitter le champ de bataille pour mener une vie mendiante; mais en même temps, grand est son désappointement lorsqu'il entend Sanjaya nommer Arjuna "Parantapa", "celui qui a le pouvoir de tuer ses ennemis".
L'affection pour sa famille a plongé Arjuna dans une douleur irraisonnée; pourtant, même dans sa détresse, il a su se livrer à Krsna, devenant ainsi le disciple du maître spirituel suprême. Cet abandon à Krsna laisse prévoir la fin prochaine de ses lamentations, car la connaissance parfaite de Dieu, la conscience de Krsna , l'emplira bientôt de lumière. Nous savons ainsi, dès à présent, que Dhrtarastra verra ses espoirs s'évanouir, car Arjuna, éclairé par Krsna, se battra jusqu'au bout.
(1) kiba vipra, kiba nyasi, sudra kene naya
yei krsna-tattva-vetta, sei 'guru' haya.
(Cc., Madhya 8.128)
(2) sat-karma-nipuno vipro mantra-tantra-visaradah
avaisnavo gurur na syâd vaisnavah svapaco guruh
prahasann iva bharata
senayor ubhayor madhye
visidantam idam vacah
0 descendant de Bharata, Krsna, souriant, S'adresse alors, entre les deux armées, au malheureux Arjuna.
Ce dialogue se tient entre deux amis intimes: Hrsikesa et Gudakega. Ils sont amis, et donc de position égale, mais l'un est devenu volontairement l'élève de l'Autre. Krsna sourit en voyant que Son ami a choisi de devenir Son disciple. Il est le Seigneur de tous, le Suprême, mais accepte comme tel celui qui désire être Son ami, Son fils, Son amour ou Son serviteur. Il accède même aux désirs de ceux qui veulent que Lui, Krsna, joue l'un de ces rôles. Arjuna vient ici de reconnaître Krsna comme son maître, et Krsna en assume immédiatement le rôle, lui parlant comme un maître à son disciple, avec la gravité qui convient à la situation. Maître et disciple échangent ces mots en présence des guerriers des deux camps, afin que tous en reçoivent les bienfaits. Car, les enseignements donnés dans la Bhagavad-gita ne sont pas réservés à une personne, un groupe, une société ou une communauté particulière, mais sont destinés à tous. Amis et ennemis, tous y ont également droit.
asocyan anvasocas tvam
prajna-vadams ca bhasase
gatasun agatasums ca
nanusocanti panditah
Le Seigneur bienheureux dit:
Bien que tu tiennes de savants discours, tu t'affliges sans raison, Ni les vivants, ni les morts, le sage ne les pleure.
Le Seigneur prend donc immédiatement la position de maître et réprimande Son disciple, le traitant indirectement d'ignorant: "Tu parles avec beaucoup d'érudition, dit-Il, mais tu ignores que le véritable érudit -celui qui connaît la nature et du corps et de l'âme- ne se lamente jamais sur l'enveloppe corporelle, morte ou vivante." Les chapitres suivants développeront l'idée que le véritable savoir consiste à connaître la matière, l'âme et leur commun maître. Arjuna a présenté ses arguments: les principes religieux doivent passer avant la politique et la diplomatie. Mais il ignore que la connaissance de la matière, de l'âme et de Dieu importe plus que les formules religieuses. Ignorant cette vérité et pleurant ce qui n'en vaut pas la peine, pourquoi veut-il se faire passer pour très savant? Le corps naît avec pour destin de périr, un jour ou l'autre; il a donc moins d'importance que l'âme. Le vrai sage le sait, et aucun des divers états du corps ne le porte à se lamenter.
na tvam neme janadhipah
na caiva na bhavisyamah
sarve vayam atah param
Jamais ne fut le temps où nous n'existions, Moi, toi et tous ces rois; et jamais aucun de nous ne cessera d'être.
Les Vedas, la Katha Upanisad et la Svetasvatara Upanisad, enseignent que Dieu, la Personne Suprême, subvient aux besoins des millions d'êtres vivants, selon l'état où les ont mis leurs actes passés; qu'il vit aussi, à travers Ses émanations plénières, dans le coeur de chacun d'entre eux. Mais encore que seuls les êtres saints peuvent voir le Seigneur Suprême aussi bien en chaque être qu'hors de chaque être, et atteindre véritablement la paix parfaite et éternelle. (1) Ces vérités ne sont pas destinées au seul Arjuna, elles s'adressent aussi à tous ceux qui, en ce monde, se targuent d'érudition et manquent le vrai savoir. Que dit le Seigneur? Lui-même, Arjuna, tous les rois assemblés sur le champ de bataille, sont des individus, éternellement distincts les uns des autres; de tous les êtres, Krsna, éternellement, prend soin, qu'ils soient conditionnés par la nature matérielle ou qu'ils en soient libérés. Dieu est la Personne Suprême, distincte de toute autre, et Arjuna, Son compagnon éternel, ainsi que tous les rois combattants, sont aussi des personnes éternelles, distinctes les unes des autres. Leur individualité était dans le passé et elle se perpétuera dans l'avenir. Qui sait cela, pourquoi se lamenterait-il?
Le Seigneur, autorité suprême en toute chose, contredit dans ce passage la théorie dite mayavadi, selon laquelle l'individualité de l'âme n'existerait que tant que celle-ci est conditionnée par la matière. Il déclare, au contraire, que Lui-même et les êtres animés demeurent, comme le confirment les Upanisads, éternellement distincts. On ne peut mettre ici en doute l'autorité de Krsna, dans la mesure où Il n'est pas sujet à l'illusion. L'importance de l'idée personnaliste se traduit par le fait que le Seigneur insiste sur la permanence de l'individualité de l'âme, même dans le futur. Les mayavadis arguent que l'individualité dont parle Krsna n'est pas spirituelle, mais matérielle. Dans ce cas, l'individualité de Krsna serait également d'ordre matériel! Il affirme pourtant qu'elle existait dans le passé, qu'elle continuera dans l'avenir. Et non seulement Krsna confirme-t-Il Son individualité de nombreuses façons, mais Il explique même que le Brahman impersonnel Lui est subordonné. Depuis le début, Krsna a insisté sur cette individualité. Si, malgré tout, on persiste à considérer le Seigneur comme un être ordinaire, conditionné par la nature matérielle, on ne peut plus reconnaître la Bhagavad-gita comme une Ecriture chargée d'autorité spirituelle. Car, un homme ordinaire, limité par les quatre imperfections que lui impose la nature humaine, ne peut rien enseigner qui vaille la peine d'être entendu. Mais en vérité, la Bhagavad-gita transcende entièrement le savoir imparfait, et aucun livre profane ne peut lui être comparé. Seulement, dès qu'on considère Krsna comme un être ordinaire, elle perd toute valeur. Les mayavadis prétendent que l'individualité des êtres, dans ce verset, ne concerne que le corps. Or, Krsna dénonçait justement, dans les versets qui précèdent, l'erreur d'Arjuna identifiant le moi spirituel au corps matériel; comment donc pourrait-Il proposer maintenant cette théorie, après l'avoir si fermement condamnée? Les preuves de l'individualité des êtres s'appuient donc sur des bases spirituelles, ce que confirment les grands acaryas, comme Sri Ramanuja.
En plusieurs endroits, la Bhagavad-gita mentionne clairement que seuls ceux qui s'abandonnent au Seigneur peuvent comprendre cette individualité spirituelle; les envieux, qui jalousent la divinité de Krsna, ne parviendront jamais à comprendre les Ecritures védiques. Celui qui ne se dévoue pas au service du Seigneur, et qui tente cependant de comprendre les enseignements de la Bhagavad-gita, ressemble à l'abeille qui, voyant du miel dans un pot, s'efforce en vain d'en aspirer le contenu, sans comprendre qu'il faut briser le verre, ouvrir le pot. Ainsi de la Bhagavad-gita: comme cela sera confirmé au chapitre quatre, on ne peut en goûter le nectar sans se dévouer au Seigneur. Ceux qui, par envie, refusent l'existence même de Dieu, ne peuvent pas comprendre son message. L'explication qu'en donnent les mayavadis est donc la plus trompeuse. Sri Caitanya Mahaprabhu nous a d'ailleurs interdit de lire leurs commentaires en nous avertissant que ceux qui adoptent leur interprétation perdent tout pouvoir de percer le secret de la Bhagavad-gita. S'il n'y avait d'individualité que dans l'univers phénoménal, les enseignements de Krsna ne seraient d'aucune utilité. L'individualité distincte des êtres et du Seigneur est un fait éternel, attesté, nous l'avons vu, par les Vedas.
(1) nityo nityanam cetanas cetananam eko bahunam yo vidadhati kaman
tam atmastham ye 'nupasyanti dhiras tesam santih savati netaresam
(Katha, 2.2 13)
kaumaram yauvanam jara
tatha dehantara-praptir
dhiras tatra na muhyati
A l'instant de la mort, l'âme prend un nouveau corps, aussi naturellement qu'elle est passée, dans le précédent, de l'enfance à la jeunesse, puis à la vieillesse. Ce changement ne trouble pas qui a conscience de sa nature spirituelle.
Chaque être est une âme spirituelle, distincte de toute autre. A chaque instant, celle-ci change de corps et se manifeste sous la forme d'un enfant, puis d'un adolescent, d'un adulte, d'un vieillard. Mais à travers ces mutations, elle reste identique à elle-même et ne subit aucun changement. Finalement, à la mort de l'enveloppe charnelle qu'elle habitait, cette âme transmigre dans une autre. Sachant que l'âme est certaine de revêtir un autre corps, matériel ou spirituel, pour une nouvelle vie, Arjuna ne peut avoir aucune raison solide de se lamenter sur le destin de Bhisma et Drona. Bien plus, il devrait se réjouir de ce qu'ils échangent leur ancien corps contre un neuf, y puisant un renouveau d'énergie. Nos joies et nos souffrances varient avec nos différents corps, car elles sont le résultat -récompense ou punition- de nos actes passés. Bhisma et Drona sont de nobles êtres; ils gagneront dans leur vie prochaine des corps spirituels, ou du moins, des corps dotés de qualités supérieures, grâce auxquels ils connaîtront, sur les planètes édéniques, des joies matérielles plus grandes encore. Dans l'un ou l'autre cas, il n'y a nulle raison de se lamenter sur leur sort. On appelle dhira, "toujours serein", celui qui connaît parfaitement la nature de l'âme distincte*, de l'Ame Suprême et des univers matériel et spirituel. Les transmigrations de l'âme ne le troublent pas. Le fait que l'âme distincte ne puisse être divisée annule la théorie mâyavadi de l'unité des âmes. Si Dieu pouvait être partagé en une multitude d'âmes individuelles, Il serait divisible et mutable. Or, l'Arne Suprême n'est pas sujette au changement.
La Bhagavad-gita nous assure que les êtres distincts sont des fragments éternels (sanatanas) de Dieu. On les nomme ksaras, car il est toujours possible qu'ils tombent sous le joug de la nature matérielle. Ils existent de toute éternité à l'état de fragments, même après avoir atteint la libération spirituelle. Mais une fois délivrées de la matière, ces parcelles infimes de Dieu vivent éternellement avec Lui, la Personne Suprême, et jouissent, en Sa compagnie, de la connaissance et de la félicité absolues.
L'Ame Suprême, présente en chaque être, et l'âme infinitésimale apparaissent toutes deux dans le corps, mais elles n'en demeurent pas moins différentes. La réflexion du ciel dans l'eau y fait apparaître le soleil et la lune, aussi bien que les étoiles, mais les étoiles, représentant les âmes distinctes, n'égalent jamais pour autant le soleil ou la lune, auxquels on compare l'Ame Suprême. Arjuna, âme spirituelle infinitésimale et distincte de Krsna, l'Ame Suprême, ne L'égale nullement, comme le montrera clairement le début du quatrième chapitre. Si Krsna n'était pas plus haut qu'Arjuna, leur relation de maître à disciple perdrait tout sens. Si tous deux étaient trompés par l'énergie illusoire, maya, à quoi servirait-il que l'un soit le maître et l'autre l'élève? Entre les griffes de maya, il est impossible de donner aucun enseignement de valeur. Mais ici, la position de Krsna est claire: Il est le Seigneur Suprême, supérieur à Arjuna, lequel est oublieux, trompé par maya.
sitosna-sukha-duhkha-dah
agamapayino ’nityas
tams titiksasva bharatam
Ephémères, joies et peines, comme étés et hivers, vont et viennent, ô fils de Kunti. Elles ne sont dues qu'à la rencontre des sens avec la matière, ô descendant de Bharata, et il faut apprendre à les tolérer, sans en être affecté.
Il faut, pour accomplir correctement son devoir, apprendre à tolérer les apparitions éphémères de joie et de tristesse. Les Vedas nous recommandent, par exemple, de prendre un bain matinal, même pendant le mois de magha (janvier - février); bien qu'il fasse très froid à cette époque, celui qui obéit aux principes religieux n'hésite pas à le faire. De même, une femme n'hésitera pas à supporter la chaleur accablante de la cuisine pour préparer le repas quotidien en plein été; les désagréments de la saison ne peuvent faire obstacle à l'accomplissement d'un devoir. De la même manière, un ksatriya ne doit pas s'écarter de son devoir de guerrier, même si ce devoir lui enjoint de combattre parents et amis. La connaissance et la dévotion peuvent seules nous délivrer des griffes de maya; mais pour y parvenir, il faut suivre les principes de la spiritualité.
Deux noms ont été donnés ici à Arjuna, tous deux très significatifs: "Kaunteya" et "Bharata", qui rappellent respectivement son haut lignage maternel et paternel. Il a hérité de ce lignage; il est donc responsable de sa grandeur, ce qui l'oblige à l'accomplissement parfait de ses devoirs. Il ne peut éviter le combat.
purusham purusharsabha
sama-duhkha-sukham dhiram
so ’mrtatvaya kalpate
0 meilleur des hommes [Arjuna], celui que n'affectent ni les joies ni les peines, qui, en toutes circonstances, demeure serein et résolu, celui-là est digne de la libération.
Quiconque, fermement déterminé à réaliser son moi spirituel, parvient à tolérer les assauts du malheur comme du bonheur, est prêt pour atteindre la libération. Dans le varnasrama-dharma, le sannyasa, l'ordre du renoncement, requiert d'énormes sacrifices de la part de celui qui l'adopte, mais aucun obstacle n'arrête l'homme vraiment désireux de rendre sa vie parfaite. Les plus grandes difficultés y viennent de ce qu'il faut briser ses relations familiales et abandonner la compagnie de sa femme et de ses enfants. Mais celui qui peut tolérer cette séparation se fraie un chemin rapide vers la réalisation spirituelle. Aussi le Seigneur conseille-t-il à Arjuna de persévérer dans l'accomplissement de son devoir de ksatriya, même s'il lui est pénible de combattre ceux qu'il aime.
Lorsqu'à vingt-quatre ans, Sri Caitanya Mahaprabhu devint sannyasï, Sa jeune femme et Sa mère se trouvèrent sans appui. Il resta pourtant ferme dans l'accomplissement de Ses devoirs spirituels, pour une cause supérieure, C'est seulement avec une telle force qu'on peut s'affranchir des liens qui nous retiennent prisonniers de l'univers matériel.
nabhavo vidyate satah
ubhayor api drsto ’ntas
tv anayos tattva-darshibhih
Les maîtres de la vérité ont conclu à l'éternité du réel et à l'impermanence de l'illusoire, et ce, après avoir étudié leur nature respective.
L'existence du corps matériel, en constante mutation, ne peut se prolonger indéfiniment. La médecine moderne admet que les cellules du corps changent à chaque instant, provoquant sa croissance, puis sa décrépitude. Mais l'âme existe en permanence et demeure la même en dépit des changements que subissent le corps et le mental. Le Visnu Purana établit par ailleurs que Visnu et Ses diverses planètes jouissent d'une existence purement spirituelle et puisent en eux-mêmes leur lumière. C'est là la grande différence entre les énergies matérielles et spirituelles. Le corps change sans cesse tandis que l'âme est éternelle: à cette conclusion sont arrivés ceux qui voient le Vrai, impersonnalistes ou personnalistes. Tous définissent respectivement l'âme spirituelle et le corps matériel comme l'une "réelle", l'autre "illusoire".
Voilà donc les premières lignes de l'enseignement du Seigneur aux âmes par l'ignorance. Le rétablissement de la relation éternelle entre le bhakta et Dieu, objet de son adoration, suivra aussitôt le déchirement de ce voile d'ignorance. On comprendra d'un coup ce qui distingue les êtres vivants de Dieu, la Personne Suprême, dont ils ne sont qu'infimes parcelles.On peut saisir la nature de l'Etre Suprême en étudiant avec minutie notre nature et en sachant que ce qui nous distingue de Lui est ce qui distingue la partie du tout. Les Vedânta-sùtras et le Srimad-Bhagavatam reconnaissent en l'Etre Suprême l'origine de toutes les énergies, inférieures et supérieur. Comme le révélera le chapitre sept de ce texte, les êtres vivants appartiennent à l'énergie supérieure. Il n'y a pas de différence entre l'énergie source, et pourtant, il est dit que la source est suprême et l'énergie subordonnée. Les êtres vivants sont donc toujours inférieurs au Seigneur, les serviteurs au maître ou les élèves au professeur. Mais il est impossible à un homme de comprendre ces vérités, pourtant claires, tant qu'il vit sous l'empire de l'ignorance. Le Seigneur énonça la Bhagavad-gita porter y remède, pour délivrer tous les êtres de cette ignorance et leur faire éternellement goûter l'illumination spirituelle.
yena sarvam idam tatam
vinasam avyayasyasya
na kascit kartum arhati
Sache que ne peut être anéanti ce qui pénètre le corps tout entier. Nul ne peut détruire l'âme impérissable.
Ce verset traite avec plus de précision encore de la nature de l'âme, principe vital du corps qu'elle habite. Chacun sait que ce qui éveille le corps de toutes parts est la conscience. Nous sommes tous conscients des joies et des peines qu'éprouve notre corps, mais notre conscience ne s'étend pas à autrui, dont les plaisirs et les souffrances nous sont inconnus. Chaque corps est donc l'enveloppe charnelle d'une âme distincte, perceptible à travers la conscience individuelle, sa manifestation extérieure.
La Svetasvatara Upanisad nous révèle même les dimensions de l'âme: un dix-millième de la pointe d'un cheveu:
"Lorsque l'on sépare la pointe d'un cheveu en cent parties, qu'on divise à leur tour en cent parties, on trouve la mesure de l'âme."
Le Srimad-Bhagavatam confirme cette description:
"Il existe d'innombrables atomes spirituels, ayant chacun la taille d'un dix-millième de la pointe d'un cheveu."
L'âme distincte est donc un atome spirituel, plus fin que les atomes matériels. Et il existe un nombre infini de ces atomes spirituels. Cette minuscule étincelle est le principe vital du corps matériel, où son influence est partout répandue, comme celle d'un médicament. La conscience se manifeste en exerçant ainsi son influence dans tout le corps; elle est la preuve de la présence de l'âme, qui est sa source. Nul n'ignore que privé de conscience, le corps matériel est un objet sans vie, que rien ne peut ranimer. Par suite, il est clair que la conscience provient de l'âme, et non de quelque combinaison d'éléments matériels. La Mundaka Upanisad précise à son tour la dimension de l'âme infinitésimale:
"L'intelligence parfaite peut percevoir l'âme, dont la mesure est dans l'infiniment petit. Elle flotte, portée par les cinq sortes d'air (prana, apana, vyana, samana et udana). Sise dans le coeur, elle dispense son énergie à tout le corps. Une fois purifiée de la contamination de ces cinq sortes d'air matériel, elle dévoile sa puissance spirituelle."
Le hatha-yoga sert à contrôler, au moyen de diverses postures, les cinq souffles enveloppant l'âme pure. Sa pratique a pour but non d'en tirer quelque profit matériel, mais de libérer l'âme infime de la matière qui l'emprisonne.
Tous les Textes védiques s'accordent sur cette définition du statut de l'âme infime, dont, par ailleurs, tout homme sain d'esprit peut, par expérience directe, constater l'authenticité. Il n'y a que des sots pour définir cette étincelle spirituelle comme visnu-tattva, infinie.
La Mundaka Upanisad situe l'âme infinitésimale dans le coeur de chaque être, d'où Son influence se propage dans tout le corps. Mais certains savants matérialistes affirment l'inexistence de l'âme, pour la seule raison que sa petitesse la soustrait à leur pouvoir d'observation. Il ne fait pourtant pas le moindre doute que si l'énergie nécessaire au fonctionnement de l'organisme provient du coeur, c'est que l'âme distincte et l'Ame Suprême y sont toutes deux présentes. Les globules sanguins, qui transportent l'oxygène emmagasiné dans les poumons, tirent leur énergie de l'âme. C'est pourquoi le sang cesse de circuler et de remplir ses fonctions dès que l'âme quitte le corps. La médecine "scientifique" est sans doute hors d'état de vérifier que l'âme fournit au corps son énergie vitale, mais elle accepte néanmoins l'importance des globules rouges et admet que le coeur est le siège de toutes les énergies corporelles.
Les âmes distinctes, parties du Tout spirituel, de Krsna, peuvent se comparer aux innombrables molécules lumineuses composant les rayons du soleil: étincelles spirituelles, elles composent la radiance du Seigneur Suprême et constituent Son énergie supérieure, appelée prabha. Ni les Ecritures védiques ni la science moderne ne nient l'existence de l'âme dans le corps. Et Dieu Lui-même, la Personne Suprême, expose très explicitement la science de l'âme dans la Bhagavad-gita.
nityasyoktah saririnah
anasino ’prameyasya
tasmad yudhyasva bharata
L'âme est indestructible, éternelle et sans mesure; seuls les corps matériels qu'elle emprunte sont sujets à la destruction. Fort de ce savoir, ô descendant de Bharata, engage le combat.
Le corps matériel est, par nature, périssable. Que ce soit dans un instant ou dans cent ans, il mourra; ce n'est qu'une question de temps; il est impossible de le maintenir indéfiniment en vie. Mais l'âme, si mince, comment un ennemi pourrait-il la détruire, s'il ne peut même la voir? Le verset précédent la disait si petite qu'on ne sait pas même la mesurer. Vue sous un angle ou sous un autre, la perte du corps n'est pas digne de pleurs, puisqu'on ne peut tuer l'être lui-même, c'est-à-dire l'âme; pour le corps, il est de toute manière impossible de le protéger et de le conserver indéfiniment. Et il est capital pour l'homme d'observer les principes religieux au cours de sa vie terrestre, car le corps matériel dans lequel il se réincarnera sera le fruit des actes accomplis dans cette vie.
Les Vedanta-sutras nomment "lumière" l'être vivant, parcelle de la lumière suprême. La "lumière" de l'âme maintient le corps matériel en vie à la façon de celle du soleil qui soutient l'univers. Et dès que l'âme le quitte, le corps se décompose; il ne peut vivre sans elle. Le corps en lui-même importe donc peu. Voilà pourquoi Krsna conseille à Arjuna de combattre et de sacrifier le corps matériel pour la cause du Suprême.
yas cainam manyate hatam
ubhau tau na vijanito
nayam hanti na hanyate
Ignorant celui qui croit que l'âme peut tuer ou être tuée; le sage, lui, sait bien qu'elle ne tue ni ne meurt.
Comprenons que l'être n'est pas détruit lorsque des armes meurtrières touchent le corps, comme on peut le déduire des versets précédents. L'âme est si petite qu'aucune arme matérielle ne peut l'atteindre; de nature spirituelle, elle ne peut mourir. Seul le corps meurt, ou du moins, est dit mourir. Mais prenons garde qu'un tel savoir ne doit en aucune façon encourager le meurtre: les Vedas nous enjoignent de ne jamais user de violence contre quiconque. Savoir que l'être véritable ne meurt jamais n'autorise pas non plus l'abattage des animaux. Détruire le corps d'un être, quel qu'il soit, est un acte abominable, punissable par la loi humaine aussi bien que par celle de Dieu. Arjuna, cependant, se trouve dans une autre situation: s'il doit tuer, c'est afin de sauvegarder les principes de la religion, et non par caprice.
nayam bhutva bhavita va na bhuyah
ajo nityah sasvato ’yam purano
na hanyate hanyamane sarire
L'âme ne connaît ni la naissance ni la mort. Vivante, elle ne cessera jamais d'être. Non née, immortelle, originelle, éternelle, elle n'eut jamais de commencement, et jamais n'aura de fin. Elle ne meurt pas avec le corps.
En qualité, l'âme infinitésimale ne fait qu'Un avec l'Ame Suprême, dont elle est une infime partie. Elle ne subit pas de changements comme le corps, et c'est pourquoi on la nomme aussi kutastha, "immuable". Le corps traverse, au cours de son existence, six étapes: il apparaît dans la matrice d'une mère, y demeure quelque temps, puis naît, grandit, engendre une descendance, s'affaiblit et meurt finalement, pour disparaître dans l'oubli. Mais on ne peut dire de l'âme qu'elle naît et subit ces transformations; au contraire, c'est parce qu'elle doit revêtir une enveloppe charnelle que le corps naît. Elle n'est donc pas créée à l'instant où le corps se forme, pas plus qu'elle ne meurt au moment où il se défait. Seul ce qui naît. doit aussi mourir; l'âme ne connaît donc ni passé, ni présent, ni futur. Elle est éternelle et originelle: rien ne laisse croire qu'elle ait seulement pu avoir un commencement. L'âme ne vieillit pas non plus comme le corps. C'est pourquoi le vieillard se sent intérieurement identique à l'enfant ou au jeune homme qu'il fut. Les changements de corps n'affectent pas l'âme: elle ne dépérit pas comme le fait un arbre ou tout autre objet matériel; elle n'engendre pas non plus de descendance. En effet, les enfants d'un homme sont aussi des âmes distinctes; s'ils semblent être nés de lui, c'est uniquement à cause des liens corporels qui les unissent. Leurs corps ne se développent qu'en présence de l'âme. L'âme, assujettie à aucun changement, source d'aucune descendance, n'obéit à aucune des six lois d'évolution du corps.
La Katha Upanisad comporte un verset presque identique à celui qui nous occupe. La traduction et la signification de ce verset sont les mêmes que pour celui de la Bhagavad-gita, avec cette différence qu'on y trouve le mot vipascin, particulier en ce qu'il signifie "érudit", ou "doté de savoir".
L'âme est toujours pleinement consciente et connaissante. Or, la conscience est la manifestation perceptible de l'âme. Car, si nous ne pouvons percevoir la présence de l'âme dans le coeur, où elle habite, nous pouvons toujours appréhender son existence par la conscience qui en émane. Il arrive que le soleil soit caché par des nuages, mais nous savons pourtant qu'il fait jour, car si le globe solaire n'est pas visible, la lumière qui en émane est toujours présente. Nous savons que le soleil s'est levé dès qu'à l'aube une faible lueur pointe. Le principe est le même pour l'âme: puisqu'une conscience anime tous les corps, humains ou animaux, elle doit être présente en chacun. La conscience de l'âme distincte diffère pourtant de celle de Dieu, dans le sens que cette dernière est suprême et possède la connaissance intégrale du passé, du présent et de l'avenir. La conscience de l'être infime, au contraire, est limitée, sujette à l'oubli. Or, quand il oublie sa vraie nature, Krsna, qui n'a pas cette faiblesse, l'instruit, l'éclaire par Son enseignement. Si Krsna n'était pas différent de l'âme oublieuse, l'enseignement qu'Il donne dans la Bhagavad-gita serait vain.
La Katha Upanisad confirme l'existence de deux sortes d'âmes: l'âme distincte, infinitésimale (anu-âtma), et l'Ame Suprême (vibhu-àtmà):
"L'Ame Suprême (le Paramatma) et l'âme infinitésimale (le jivatma) se trouvent toutes deux sur un même arbre, le corps de l'être animé, plus précisément dans son coeur. Celui qui s'est libéré de tout désir matériel et qui ne connaît plus la lamentation peut seul comprendre, par la grâce du Seigneur Suprême, les gloires de l'âme."
Comme les chapitres suivants le montreront, Krsna est la source de l'Ame Suprême, et Arjuna représente l'âme infinitésimale, oublieuse de sa nature véritable. Il a donc besoin d'être éclairé par les enseignements du Seigneur ou de Son représentant qualifié, le maître spirituel.
ya enam ajam avyayam
katham sa purushah partha
kam ghatayati hanti kam
Comment, ô Partha, "celui qui sait l'âme non née, immuable, éternelle et indestructible, pourrait-il tuer ou faire tuer?
Chaque chose a son utilité propre. L'homme doué de la connaissance parfaite sait où et comment utiliser chaque objet selon l'usage qui lui correspond. Ainsi de la violence: celui qui possède le savoir sait comment l'appliquer. Lorsqu'un juge condamne à la peine capitale un homme coupable de meurtre, nul ne peut le blâmer, car l'usage qu'il fait de la violence est conforme au code judiciaire. La Manu-samhita, le Livre des lois de l'humanité, édicte qu'un meurtrier soit condamné à mort pour ne pas avoir à subir dans sa vie prochaine les conséquences misérables de son crime. Condamner à mort est, dans ce cas, un acte charitable. Comprenons que lorsque Krsna donne l'ordre d'user de la violence, c'est dans le but de servir la justice suprême. Arjuna doit donc Lui obéir, sachant bien que l'homme, ou mieux, l'âme, n'est pas sujette à la mort, et que la violence au service de Krsna n'est pas, à proprement parler, de la violence. Il est permis, dans l'exercice de la justice, d'appliquer cette violence. Une opération chirurgicale, dont le but est non de tuer le patient, mais bien de le guérir, nécessite l'usage de la "violence". De même, Arjuna, combattant sur l'ordre de Krsna et en pleine conscience, ne commettra nul péché, ne subira nulle conséquence fâcheuse.
navani grhnati naro ’parani
tatha sarirani vihaya jirnany
anyani samyati navani dehi
A l'instant de la mort, l'âme revêt un corps nouveau, l'ancien devenu inutile, de même qu'on se défait de vêtements usés pour en revêtir de neufs.
Que l'âme distincte change de corps est un fait d'évidence, partout accepté. Même la science moderne, qui ne croit pas en l'existence de l'âme, mais qui, en même temps, ne peut expliquer d'où provient l'énergie émanant du coeur, doit reconnaître les transformations continuelles du corps: son passage de l'enfance à l'adolescence, puis à la maturité, et enfin, à la vieillesse. Lorsque, finalement, le corps atteint la dernière étape, l'âme qui l'habitait passe dans un autre corps. Les versets précédents ont d'ailleurs déjà expliqué ces notions.
C'est la grâce de l'Ame Suprême qui permet à l'âme distincte, infime, d'être ainsi transportée dans un autre corps; comme on satisfait ceux d'un ami, Elle comble les souhaits de la petite âme qui Lui est subordonnée. Les Vedas, les Upanisads, comparent ces deux âmes à deux oiseaux liés d'amitié, et perchés sur un même arbre. Tandis que l'un deux (l'âme infinitésimale) goûte les fruits de l'arbre, l'Autre (Krsna, l'Ame Suprême) l'observe simplement. Ces deux oiseaux participent de la même nature, et pourtant, l'un d'eux est captivé par les fruits de l'arbre matériel, tandis que l'Autre observe simplement les mouvements de Son ami. Krsna est cet oiseau "témoin", et Arjuna l'oiseau "mangeur". Ce sont deux amis, mais l'Un est le maître et l'autre Son serviteur. Par son oubli du lien qui l'unit à l'Ame Suprême, l'âme infinitésimale (le jiva) doit voleter d'un arbre à l'autre, d'un corps à un autre. Le jiva, perché sur l'arbre du corps engage un dur combat, mais il échappera à tout danger et cessera de souffrir dès qu'il reconnaîtra en l'Autre le maître spirituel suprême. Ce que fit Arjuna, qui, volontairement, s'abandonna au Seigneur en Lui demandant de l'éclairer. La Katha et la Svetavatara Upanisads disent littéralement:
"Les deux oiseaux vivent sur le même arbre, et pourtant, seul celui qui en goûte les fruits sombre dans la tristesse et l'angoisse. Mais si, par bonheur, il se tourne vers le Seigneur, son ami, et en vient à connaître Ses gloires, il cesse de souffrir, il échappe à toute angoisse."
Arjuna s'est maintenant tourné vers Krsna, son ami éternel, et, guidé par Lui, pénètre la sagesse de la Bhagavad-gita. Ecoutant les paroles de Krsna, il pourra comprendre Ses gloires et voir ses chagrins s'évanouir.
Le Seigneur conseille à Arjuna de ne pas s'attrister du changement de corps qu'auront à subir son grand-père et maître. Il devrait au contraire être heureux de détruire leur corps dans ce juste combat, car cet acte les purifiera aussitôt des suites de leurs actions passées. En effet, celui qui meurt sur l'autel du sacrifice ou sur le champ de bataille où l'on combat pour une juste cause, échappe d'un coup à toutes les conséquences de ses actes, et obtient, dans sa future existence, de meilleures conditions de vie. Pour Arjuna, il n'est donc aucune raison véritable de se lamenter.
nainam dahati pavakah
na cainam kledayanty apo
na sosayati marutah
Aucune arme ne peut fendre l'âme, ni le feu la brûler; l'eau ne peut la mouiller, ni le vent la dessécher.
Rien ne peut détruire l'âme, ni le feu, ni la pluie, ni la tornade, ni aucune arme... Outre nos armes à feu modernes, ce verset indique qu'à l'époque d'Arjuna, il existait une grande variété d'armes, à base de terre, d'eau, d'air, d'éther et de bien d'autres éléments. Les bombes nucléaires d'aujourd'hui sont considérées comme des "armes à feu". Or, pour riposter aux "armes à feu", on se servait, en ces temps, d'armes dont la science moderne n'a aucune idée, utilisant l'eau comme élément actif. Il y avait aussi des "armes-tornades", par exemple, dont la science ignore également tout. Et pourtant, malgré toutes ces armes et tous les raffinements de la science actuelle en matière d'engins destructifs, rien ne peut anéantir l'âme.
Il est en outre impossible de défaire le lien qui unit l'âme distincte à l'Ame originelle. Les mayavadis sont toutefois incapables d'expliquer comment l'âme distincte a pu se dégrader jusqu'à choir dans l'ignorance présente, et comment la matière, énergie illusoire, a pu la recouvrir. Parce que l'âme distincte est éternellement infinitésimale, elle est encline à tomber sous le voile de l'illusion (Maya), et c'est ainsi qu'elle s'éloigne du Seigneur, comme l'étincelle, qui, bien que de même nature que le feu, s'éteint dès qu'elle en jaillit.
Le Varaha Purana démontre, comme la Bhagavad-gita, que les êtres vivants sont toujours parties intégrantes du Seigneur, mais distincts de Lui. Krsna indique clairement, dans Ses enseignements à Arjuna, que même libérée du joug de maya, l'âme garde son individualité. Arjuna atteignit la libération après avoir reçu les enseignements de Krsna, mais jamais il ne se fondit en Lui.
akledyo ’sosya eva ca
nityah sarva-gatah sthanur
acalo ’yam sanatanah
L'âme est indivisible et insoluble; le feu ne l'atteint pas, elle ne peut être desséchée. Elle est immortelle et éternelle, omniprésente, inaltérable et fixe.
Ces divers qualificatifs de l'âme prouvent de façon définitive qu'elle ne subit aucune altération, et que, tout en gardant son individualité propre, elle demeure éternellement une particule infime du Tout spirituel. De plus, ils réfutent implicitement la théorie moniste, qui envisage entre l'âme distincte et le Tout spirituel une union si étroite, qu'ils finiraient par ne plus faire qu'Un. En réalité, après la libération, l'âme infinitésimale peut choisir de vivre comme une étincelle dans l'éclat irradiant du Corps de Dieu, ou, faisant preuve d'une intelligence supérieure, de se rendre sur l'une des planètes spirituelles pour y vivre auprès de la Personne Suprême.
Les mots sarva-gatah, qui signifient "partout présent", sont ici lourds de sens, car les êtres vivants occupent en effet chaque recoin de la création de Dieu. Ils vivent dans l'eau, dans l'air, sur terre et sous terre, et même dans le feu. On croit généralement que le feu détruit tout, mais ce verset indique au contraire que l'âme n'en subit pas l'atteinte. Soyons donc certains que même le soleil est habité, par des êtres pourvus de corps adaptés à cette planète. Dans le cas contraire, les mots sarva-gatah n'auraient aucun sens.
avikaryo ’yam ucyate
tasmad evam viditvainam
nanusocitum arhasi
Il est dit de l'âme qu'elle est invisible, inconcevable et immuable. La sachant cela, tu ne devrais pas te lamenter sur le corps.
L'âme, telle que l'ont décrite les versets précédents, est de taille si infime, mesurée à notre échelle, que même le plus puissant de nos microscopes ne pourrait la déceler. On la dit, pour cette raison, "invisible". Son existence ne peut donc être prouvée de façon "expérimentale"; seule la sagesse védique, la sruti, peut l'établir. Et il nous faut accepter cette sagesse comme une preuve à priori, puisque nous n'avons d'autre moyen de vérifier l'existence de l'âme, bien que sa présence dans le corps soit incontestable à cause de son action sur lui. Combien de choses ne devons-nous d'ailleurs pas accepter sur la seule foi d'une autorité en la matière? Nul ne dénierait la véracité de sa mère quand elle lui dévoile d'abord l'existence, puis l'identité de son père, puisqu'il n'est d'autre preuve que sa parole. De même, seule l'étude des Vedas peut nous faire comprendre la nature de l'âme. En fait, l'âme est inconcevable pour celui qui ne croit qu'au témoignage de ses sens matériels. L'âme est conscience, et elle est aussi consciente, disent les Vedas; et ainsi devons-nous l'accepter. Contrairement au corps, elle ne subit aucune altération. Et, parce qu'éternellement la même, l'âme infinitésimale reste toujours un "atome" en comparaison de l'Ame Suprême, infinie: elle ne peut jamais égaler Dieu. Les Vedas exposent cette conception de l'âme en de nombreux endroits et de diverses manières, pour en confirmer la valeur. La répétition d'une idée est nécessaire afin qu'elle soit comprise sans erreur, dans toute sa profondeur et sous tous ses aspects.
nityam va manyase mrtam
tathapi tvam maha-baho
nainam socitum arhasi
Et même si tu crois l'âme sans fin reprise par la naissance et la mort, tu n'as nulle raison de t'affliger, ô Arjuna aux-bras-puissants.
Il y a toujours certains philosophes, proches des bouddhistes, pour refuser de croire en l'existence de l'âme, au-delà du corps. Il semble qu'ils existaient déjà lorsque le Seigneur énonça la philosophie de la Bhagavad-gita; ils portaient alors les noms de lokàyatikas et vaibhasikas. Pour eux, l'âme, la vie, n'apparaît que lorsque les éléments matériels ont atteint, en se combinant, un certain degré d'évolution. Or, la science et les philosophies athées d'aujourd'hui rejoignent ces conclusions. A les écouter, le corps serait une synthèse d'éléments chimiques qui, au contact les uns des autres, produisent la vie. Toute l'anthropologie est basée sur cette thèse. Il n'est pas rare, surtout aux Etats-Unis, de voir de nombreuses pseudo-religions adhérer à cette philosophie, comme à celle des sectes bouddhistes, d'esprit nihiliste.
Eût-il adhéré à la philosophie vaibhâsika et donc nié l'existence d'une âme distincte du corps, Arjuna n'aurait aucune raison de se lamenter. Qui verserait des larmes sur un amalgame d'éléments chimiques et, pour cela, négligerait de remplir son devoir? Dans une guerre, par exemple, personne ne pleure les tonnes de produits chimiques gaspillés pour combattre l'ennemi! La philosophie vaibhasika soutient que l'atma, l'âme, périt avec le corps. Aussi, qu'il adhère aux conclusions des Vedas, à savoir qu'il existe une âme infinitésimale, ou qu'il ne reconnaisse pas ces conclusions, Arjuna n'a aucune raison de se lamenter. Puisque, selon la théorie vaibhasika, tant d'êtres émanent à chaque instant de la matière et à chaque instant périssent, pourquoi s'attrister d'un incident aussi banal que la mort? Et puisque, toujours selon cette thèse, ils ne risquent pas de renaître, Arjuna ne devrait pas craindre les conséquences qu'entraînerait la mise à mort de son grand-père et de son précepteur. Krsna l'appelle donc ironiquement "Mahabaho", "Arjuna aux-bras-puissants", car Lui, bien sûr, n'accepte pas la théorie des vaibhasikas, qui ignorent tout de la sagesse védique. Parce qu'il est un ksatriya, Arjuna appartient à la culture védique, et il doit se conformer à ses principes.
dhruvam janma mrtasya ca
tasmad apariharye ’rthe
na tvam socitum arhasi
La mort est certaine pour qui naît, et certaine la naissance pour qui meurt. Puisqu'il faut accomplir ton devoir, tu ne devrais pas t'apitoyer ainsi.
A la fin d'une vie, il nous faut mourir pour renaître, et ce sont les actes de cette vie qui déterminent les conditions de notre renaissance. Ainsi la roue des morts et des renaissances tourne sans fin pour qui n'atteint pas la libération. Toutefois, la loi des renaissances n'encourage pas les meurtres, lés massacres et les guerres inutiles, même si parfois, afin de préserver la loi et l'ordre dans la société, l'homme doit faire usage de violence.
La Bataille de Kuruksetra est inévitable, car souhaitée par le Seigneur, et il va du devoir du ksatriya de combattre pour la juste cause. Or, pourquoi Arjuna, s'acquittant simplement de son devoir, devrait-il être effrayé ou chagriné à l'idée que la mort puisse frapper ses proches lors d'un tel combat? Il ne lui sied guère d'enfreindre le code des ksatriyas, au risque d'encourir des conséquences néfastes qu'il redoute tellement. Car, ce n'est pas en manquant à son devoir qu'il empêchera la mort des membres de sa famille, sans compter la dégradation à quoi il s'exposerait pour avoir choisi la mauvaise voie.
vyakta-madhyani bharata
avyakta-nidhanany eva
tatra ka paridevana
Toutes choses créées sont, à l'origine, non manifestées; elles se manifestent dans leur état transitoire, et une fois dissoutes, se retrouvent non manifestées. A quoi bon s'en attrister, ô descendant de Bharata?
Il existe deux genres de philosophes: celui qui croit en l'existence de l'âme, et celui qui n'y croit pas; mais ni l'un ni l'autre n'ont de raisons pour se lamenter. Les hommes qui suivent les principes de la sagesse védique appellent "athées" ceux qui nient l'existence de l'âme. Or, supposons un instant que nous acceptions la philosophie athée; quelle raison pourrions nous avoir de nous plaindre? Avant la création, en l'absence de l'âme, les éléments matériels existent déjà, dans un état non manifesté. De cet état subtil provient plus tard l'état manifesté, de même que l'éther engendre l'air, l'air le feu, le feu l'eau, et l'eau la terre, qui, à son tour, fait naître tant de phénomènes. Prenons l'exemple d'un gratte-ciel, assemblage d'éléments terrestres, qu'on démolit: de manifesté qu'il était, il redevient non manifesté, pour finalement se décomposer en atomes. La loi de conservation de l'énergie continue d'agir; la seule différence est que les objets sont tantôt manifestés, tantôt non manifestés. Cependant, qu'ils soient dans l'un ou l'autre état, quelle raison de se lamenter pourrions-nous avoir? Même redevenus non manifestés, ils ne sont pas perdus! A l'origine comme à la fin, tout est non manifesté; la manifestation n'apparaît qu'au stade intermédiaire. Or, même matériellement parlant, cette différence n'a aucune importance réelle.
La conclusion de tous les Ecrits védiques, de la Bhagavad-gita en particulier, est que le corps matériel se détériore avec le temps, alors que l'âme demeure éternelle. Celui qui comprend cela doit se rappeler que le corps n'est qu'un vêtement, qu'il n'y a pas lieu de gémir sur un changement de vêtement. Devant l'éternité de l'âme, l'existence du corps passe comme un songe. Dans un rêve, nous pouvons croire que nous volons en plein ciel ou siégeons sur le char d'un roi, mais au réveil, nous devons revenir de nos illusions. La sagesse des Ecritures védiques nous encourage à la réalisation spirituelle en nous démontrant la précarité du corps matériel. Que l'on croie ou non en l'existence de l'âme, il n'y a nulle raison de se lamenter sur la perte du corps.
ascarya-vad vadati tathaiva canyah
ascarya-vac cainam anyah srnoti
srutvapy enam veda na caiva kascit
Certains voient l'âme, et c'est pour eux une étonnante merveille; ainsi également d'autres en parlent-ils et d'autres encore en entendent-ils parler. Il en est cependant qui, même après en avoir entendu parler, ne peuvent la concevoir.
La Gîtopanisad s'appuyant largement sur les principes des Upanisads, il n'est guère étonnant de trouver dans la Katha Upanisad, un verset dont les mots s'apparentent étroitement à ceux de la Bhagavad-gita.
Que l'âme infinitésimale occupe aussi bien le corps d'un animal gigantesque, ou celui d'un grand arbre banian, que ceux des milliards de germes contenus dans chaque centimètre cube d'espace, est sans nul doute quelque chose d'extraordinaire. L'homme au pauvre fonds de connaissance et celui qui ne pratique pas l'austérité ne sauront jamais appréhender la splendeur de cette étincelle spirituelle aux dimensions infimes. Même si la chose est expliquée par le plus grand maître en telle connaissance, dont même Brahma, le premier être créé de notre univers, a reçu les enseignements, ils ne comprennent toujours pas. La plupart des gens, dans cet âge, ne peuvent, à cause d'une vision trop matérialiste, concevoir qu'une particule si infime puisse, à la fois, animer des formes aussi gigantesques et aussi minuscules.
Donc, certains voient la merveille de l'âme et d'autres en écoutent les louanges. Ebloui par l'énergie matérielle, l'homme est tellement absorbé dans la chasse au plaisir qu'il n'a que trop peu de temps pour s'interroger sur son identité spirituelle; et pourtant, sans cette connaissance de soi, toute activité voue à l'échec sa lutte pour l'existence. S'il s'agit de mettre un terme aux souffrances matérielles qui nous accablent, il faut s'interroger sur l'âme. Mais cela, on l'ignore le plus souvent. Cette âme, que de colloques, de séminaires où on la cherche, mais dans la confusion de l'Ame Suprême et de l'âme infinitésimale, de leurs fonctions respectives et des relations qui peuvent les unir, bref, de tout ce qui les concerne. Et il est plus rare encore de trouver un homme qui ait pleinement tiré parti de la connaissance de l'âme, devenant ainsi capable d'expliquer tout ce qui y a trait. Mais si, d'une façon ou d'une autre, nous en venons à comprendre "la question de l'âme", alors notre vie sera féconde. Et la meilleure façon est encore d'accepter les paroles de la Bhagavad-gita, qui furent énoncées par Sri Krsna, l'autorité la plus grande, sans se laisser détourner par d'autres théories ou hypothèses. Néanmoins, avant de pouvoir accepter Krsna comme la Personne Suprême, Dieu, il faut avoir accompli de nombreux sacrifices et de grandes austérités, dans cette vie ou au cours d'existences antérieures. D'autre part, la miséricorde immotivée d'un pur bhakta, et elle seule, peut nous faire connaître Krsna comme la Personne Suprême.
dehe sarvasya bharata
tasmat sarvani bhutani
na tvam socitum arhasi
Celui qui siège dans le corps, ô descendant de Bharata, est éternel, il ne peut jamais être tué. Tu n'as donc à pleurer personne.
Le Seigneur clôt, avec ce verset, la partie où Il nous éclaire sur l'âme immuable. Après avoir décrit ses différents aspects, Krsna nous montre que l'âme est éternelle, et le corps, éphémère. Ainsi éclairé, Arjuna, en tant que ksatriya, doit remplir son devoir sans se laisser arrêter par la crainte que son grand-père, Bhisma, et son maître, Drona, ne meurent dans la bataille. De même, éclairés par le Seigneur, nous devons accepter qu'il existe, sans l'ombre d'un doute, une âme distincte du corps matériel, et refuser de croire que les signes de la vie apparaissent à un certain stade de l'évolution de la matière, par une simple combinaison d'éléments chimiques. Cependant, quoique l'âme soit immortelle, la violence n'a pas à être encouragée, sauf en temps de guerre, lorsqu'elle est vraiment nécessaire. Et quand nous disons "vraiment nécessaire", cela laisse entendre qu'elle est appliquée avec la sanction du Seigneur, et non capricieusement.
na vikampitum arhasi
dharmyad dhi yuddhac chreyo ’nyat
kshatriyasya na vidyate
Tu connais, de plus, tes devoirs de ksatriya: ils t'enjoignent de combattre selon les principes de la religion; tu ne peux donc hésiter.
Celui qui, dans le varnastama-dharma, appartient au second varna, dont les membres ont pour fonction d'administrer l'Etat selon les vrais principes et de protéger autrui contre toute difficulté, porte le nom de "ksatriya" (de ksat: "porter atteinte", et trayate: "protéger"). Jadis, on lui apprenait à combattre dans la forêt, où il devait braver un tigre et, armé d'un sabre, l'affronter. Une fois tué, le tigre était incinéré de façon royale. Aujourd'hui encore, on peut voir les rois ksatriyas de Jaipur accomplir ces rites. Si les ksatriyas apprennent à passer maîtres dans l'art de combattre, c'est que la violence est parfois nécessaire pour protéger les principes religieux. Il est donc hors de propos que sur un simple coup de tête, un ksatriya puisse accepter le sannyasa. Il peut être habile de faire montre de non-violence sur le champ politique, mais celle-ci ne constitue pas un principe rigide et intransigeant. On peut lire dans les livres de loi religieux:
"De même qu'un brahmana peut s'élever aux planètes édéniques en offrant des animaux dans le feu sacrificiel, un roi, un kasatriya, peut le faire en combattant un ennemi envieux."
On ne peut donc considérer comme un acte de violence le fait de tuer ses adversaires dans une bataille qui a pour but de sauvegarder les principes religieux; et il en va de même pour la mise à mort d'animaux dans un feu sacrificiel. Les animaux offerts en sacrifice obtiennent directement un corps humain, sans avoir à transmigrer d'abord d'une espèce à l'autre; quant aux brahmanas qui président ce sacrifice, ils s'élèvent aux planètes édéniques, tout comme les ksatriyas tués en combattant.
Les devoirs spécifiques de l'homme (svadharmas) sont de deux ordres. Tant qu'il est conditionné par la matière, l'homme doit, s'il veut atteindre la libération, s'acquitter des devoirs matériels que lui impose son corps, en observant les principes religieux. Une fois libéré, cependant, l'homme voit son devoir spécifique (svadharma) atteindre l'ordre spirituel, au-delà des concepts matériels. A l'état conditionné, brahmanas et ksatriyas ont chacun des devoirs spécifiques, auxquels ils ne peuvent manquer. Cette répartition des devoirs selon la nature et les tendances de chacun (svadharma) nous vient du Seigneur Lui-même, comme nous le verrons dans le chapitre quatre. Sur le plan conditionné, le svadharma porte le nom de "varnasrama-dharma". Il constitue le moyen, pour l'homme, d'atteindre à la connaissance spirituelle. Le varnasrama-dharma, le devoir particulier assigné à chacun selon les influences matérielles (gunas) qui ont déterminé son corps, est à la base de la vraie civilisation humaine, et c'est en s'acquittant de tous ses devoirs conformément au varnasrama-dharma que l'homme parviendra à un niveau de vie supérieur.
svarga-dvaram apavrtam
sukhinah kshatriyah partha
labhante yuddham idrsam
Heureux les ksatriyas à qui s'offre ainsi l'occasion de combattre, ô Partha, car alors s'ouvre pour eux la porte des planètes de délices.
Krsna, maître spirituel de toute la création, condamne Arjuna lorsque celui-ci déclare que combattre ne peut rien lui apporter de bon, mais au contraire, le conduire dans un enfer perpétuel. L'ignorance seule motive le raisonnement d'Arjuna quand, contre son devoir, il veut choisir la "non violence". Un ksatriya sur le champ de bataille ne peut, sans déraison, choisir d'être "non-violent". Dans le Parasara-smrti, les codes religieux promulgués par Parasara (grand sage, père de Vyasadeva), on trouve ces mots:
"Le ksatriya se doit de protéger les citoyens contre toute difficulté. C'est pourquoi, dans le but de maintenir la loi et l'ordre, il peut, dans certains cas, user de la violence. Son devoir est de vaincre les armées des rois ennemis pour gouverner le monde, sur la base des principes religieux."
Sous quelque angle qu'il prenne le problème, Arjuna n'a aucune raison d'éviter de se battre. Vainqueur, il obtiendra le royaume; tué au combat, il verra s'ouvrir pour lui la porte des planètes édéniques. Quoiqu'il arrive, le combat tournera à son avantage.
sangramam na karishyasi
tatah sva-dharmam kirtim ca
hitva papam avapsyasi
Mais si tu refuses de livrer ce juste combat, certes tu pécheras pour avoir manqué au devoir, et perdras ainsi ton renom de guerrier.
Arjuna est un guerrier de haut renom; sa gloire, il se l'est faite en combattant plusieurs puissants devas, dont Siva lui-même, qui, déguisé en chasseur, était venu le défier. Heureux de cette lutte, et même de sa propre défaite, Siva offrit à Arjuna l'arme pasupata-astra. Tous connaissent la valeur d'Arjuna. Dronacarya, son maître d'armes, l'a jadis béni, lui aussi, et lui a fait don d'une arme contre laquelle lui-même est impuissant. Quant à son père, Indra, roi des planètes édéniques, lui aussi le tient en grande estime. Tous ces grands êtres, et bien d'autres, se portent donc garants de sa valeur dans l'art militaire. Si Arjuna abandonne le combat, non seulement aura-t-il négligé son devoir de ksatriya, mais il perdra en outre sa réputation et se tracera un sentier royal vers les planètes infernales. Ce n'est donc pas en désertant le champ de bataille qu'il évitera une telle dégradation, mais bien en combattant.
kathayisyanti te ’vyayam
sambhavitasya cakirtir
maranad atiricyate
Les hommes, à jamais, parleront de ton infamie, et pour qui a connu les honneurs, la disgrâce est pire que la mort.
En tant qu'ami et conseiller d'Arjuna, Krsna lui donne maintenant Son opinion définitive sur ce refus de combattre: "Arjuna, si tu refuses de combattre, tu seras accusé de lâcheté avant même d'avoir déserté le champ de bataille. Et si, en esquivant le combat, tu acceptes, pour avoir la vie sauve, de voir ton nom souillé, Je te le dis, il vaut mieux pour toi mourir dans la bataille. Le déshonneur est pire que la mort pour un homme de ton rang. Ne t'enfuis pas par crainte pour ta vie; mieux vaut périr les armes à la main, sauvé du déshonneur de n'avoir pas su tirer parti de Mon amitié et d'avoir perdu ton prestige parmi les hommes."
mamsyante tvam maha-rathah
yesam ca tvam banu-mato
bhutva yasyasi laghavam
Les grands généraux qui estimèrent haut ton nom et ta gloire croiront que la peur seule t'a fait quitter le champ de bataille, et te jugeront lâche.
Le Seigneur, ici, continue de donner Son opinion à Arjuna: "Crois-tu que ces grands généraux, Duryodhana, Karna, et les autres, admettront que lu abandonnes la lutte seulement par compassion pour tes frères et ton grand-père? Ils penseront plutôt que c'est par couardise! Voilà que sera à jamais détruite la haute estime qu'ils te portent."
vadisyanti tavahitah
nindantas tava samarthyam
tato duhkhataram nu kim
Tes ennemis te couvriront de propos outrageants et railleront ta vaillance. Quoi de plus pénible pour toi?
La tirade mal à propos d'Arjuna en faveur de la pitié a fort étonné le Seigneur, qui lui a expliqué pourquoi sa fausse compassion ne convient nullement à un arya. A présent, Il a démontré à suffisance que la compassion d'Arjuna pour ses proches est déraisonnable.
jitva va bhoksyase mahim
tasmad uttistha kaunteya
yuddhava krta niscayah
Si tu meurs en combattant, tu atteindras les planètes de délices; vainqueur, tu jouiras du royaume de la Terre. Lève-toi donc, ô fils de Kunti, et combats fermement.
Bien que la victoire ne soit pas sûre, Arjuna doit combattre; même s'il était tué dans la lutte, il renaîtrait sur l'une des planètes édéniques.
labhalabhau jayajayau
tato yuddhaya yujyasva
naivam papam avapsyasi
Combats par devoir, sans compter tes joies ni tes peines, la perte ni le gain, la victoire ni la défaite; ainsi, jamais tu n'encourras le péché.
Sans plus de détours, Krsna dit à Arjuna de simplement combattre le combat, parce que Lui le désire. Lorsqu'on agit pour Krsna, on ne prend nullement en considération les résultats de l'acte, joies ou peines, perte ou victoire ou défaite. La conscience spirituelle, transcendant la matière, fait comprendre que tout acte doit avoir pour seul but de plaire au Seigneur, et n'entraîne alors aucune conséquence matérielle. Celui qui, au contraire, agit pour son propre plaisir, qu'il soit influencé par la vertu* ou la passion*, doit subir les conséquences de ses actes, bons ou mauvais. S'abandonner complètement à Krsna et n'agir que pour Lui nous libère de toutes les obligations qui lient généralement un homme dans sa vie quotidienne. Le Srimad-Bhagavatam dit à ce propos:
"Celui qui s'abandonne entièrement à Krsna, Mukunda, et qui rejette tout autre devoir, n'est plus l'obligé de quiconque, s'agirait-il des devas, des sages, des membres de sa famille, de ses ancêtres, ou même de l'humanité entière."
Krsna Se contente, dans ce verset, d'introduire une idée qu'Il développera dans les suivants.
buddhir yoge tv imam shrinu
buddhya yukto yaya partha
karma-bandham prahasyasi
Tu as reçu de Moi, jusqu'ici, la connaissance analytique de la philosophie du sankhya. Reçois maintenant la connaissance du yoga, qui permet d'agir sans être lié à ses actes. Quand cette intelligence te guidera, ô fils de Prtha, tu pourras briser les chaînes du karma.
Selon le Nirukti (dictionnaire sanskrit védique), le mot sankhya, employé ici, implique à la fois l'analyse détaillée des phénomènes matériels et l'étude de la nature réelle de l'âme. Quant au mot "yoga", il réfère à la maîtrise des sens.
Si Arjuna s'est persuadé qu'il vaut mieux ne pas combattre, c'est en fait pour des raisons d'intérêt matériel. Oubliant son devoir, il veut abandonner la lutte, car il pense être plus heureux en ne tuant pas les membres de sa famille que s'il jouit d'un royaume au prix du sang de ses cousins, les fils de Dhrtarastra, presque ses frères. Motifs purement matériels: qu'il parle du bonheur qui découlera de la victoire ou de celui qu'il éprouvera en voyant sa famille sauve, il s'agit toujours d'un intérêt personnel; il ne connaîtra, en effet, ces joies que par l'abandon de la sagesse et du devoir. C'est pourquoi Krsna lui démontre qu'en tuant le corps de son aïeul, il ne détruira pas son âme. Tous les êtres, y compris le Seigneur, possèdent une individualité éternelle: ils étaient distincts dans le passé, le demeurent dans le présent, et le seront encore dans l'avenir. Nous sommes éternellement des âmes distinctes, et nous changeons simplement d'enveloppe charnelle, passant d'un corps à l'autre. Même libérés de la prison des corps, nous gardons notre individualité. Le Seigneur a donc, pour Arjuna, expliqué de façon détaillée la nature de l'âme et celle du corps. Dans le dictionnaire Nirukti, cette étude de l'âme et du corps sous différents points de vision est ce qu'on appelle le sankhya, et qui n'a rien à voir avec la philosophie du sankhya énoncée par le penseur athée Kapila. Bien avant la venue de cet imposteur, l'authentique philosophie du sankhya avait été exposée par le véritable Kapila, l'avatara, à sa mère Devahuti. Ces entretiens philosophiques sont relatés dans le Srimad Bhagavatam, où Kapila explique très clairement que le purusa, le Seigneur Suprême, est actif, et qu'Il crée le monde temporel en jetant Son regard sur la nature matérielle (la prakrti). On retrouve cette notion dans la Bhagavad-gita comme dans les Vedas, où il est dît que le Seigneur regarda la prakrti et l'imprégna ainsi d'âmes distinctes infinitésimales. Une fois en contact avec le monde matériel, les êtres se lancent à la poursuite des plaisirs, et, ensorcelés par l'énergie illusoire, croient pouvoir en jouir pleinement. Ce désir de jouissance accompagne tout être, même libéré de la matière; à ce stade, il tente de s'identifier à Dieu. Tel est le dernier piège de maya. Seulement après des vies et des vies de plaisir matériel devient-on un mahatma et s'abandonne-t-on à Vasudeva, Krsna, pour ainsi atteindre le but de la recherche de la Vérité Absolue.
Arjuna reconnaît déjà dans le Seigneur son maître spirituel; il s'est livré à Lui. Krsna va donc à présent lui enseigner la question de l'acte dans le buddhi-yoga. L'acte accompli de cette manière relève du karma-yoga, soit la pratique du service de dévotion pour le seul plaisir du Seigneur. Dans le dixième verset du chapitre dix, nous apprenons que le buddhi-yoga est la communion directe avec le Seigneur, qui réside dans le coeur de chacun sous la forme du Paramatma. Impossible de parvenir à cette union sans servir le Seigneur avec amour: uniquement à Son dévot Krsna accorde-t-Il la grâce de s'unir à Lui dans le buddhi-yoga. Mais aussi bien est-il le seul à qui le Seigneur donne la connaissance pure de la dévotion dans l'amour absolu. La conscience de Krsna est donc la voie la plus droite pour atteindre Dieu et Son Royaume d'éternelle félicité.
Le buddhi-yoga, dans ce verset, représente donc le service de dévotion. Quant au mot sankhya, il ne réfère en rien au sankhya-yoga du faux Kapila. Nous ne devons pas faire l'erreur de confondre les deux. Non seulement cette philosophie athée n'avait aucune influence à l'époque où la Bataille de Kuruksetra eut lieu, mais en outre, Krsna n'aurait jamais mentionné dans la Bhagavad-gita de telles spéculations. La vraie philosophie du sankhya, telle que donnée par l'authentique Kapila, l'avatara, on la trouvera décrite dans le Srimad-Bhagavatam. La signification, ici, du mot sankhya, est "description analytique du corps et de l'âme". Le but de Krsna, lorsqu'il analyse la nature de l'âme devant Arjuna, c'est de l'amener au buddhi-yoga, au bhakti-yoga. Le sankhya de Krsna, par conséquent, et celui de l'authentique Kapila sont une seule et même chose: le bhakti-yoga. Plus loin dans la Bhagavad-gita, Krsna précise que seuls les ignorants distinguent le sankhya-yoga du bhakti-yoga. L'autre sankhya, celui des athées, n'a évidemment rien à voir avec le bhakti-yoga, mais ces ignares affirment que c'est là celui dont traite la Bhagavad-gita.
Comprenons donc que buddhi-yoga signifie "agir dans la conscience de Krsna", c'est-à-dire servir le Seigneur avec dévotion, dans la connaissance et la félicité qu'engendre ce service. Celui dont tous les actes tendent à ce but, malgré les difficultés, suit les principes du buddhi-yoga et baigne continuellement dans la félicité spirituelle. Par la grâce du Seigneur, celui qui Le sert ainsi acquiert d'un coup toutes les qualités spirituelles; sa libération est donc, en elle-même, complète; il n'a pas à fournir d'efforts indépendants pour atteindre la connaissance.
L'action accomplie dans la conscience de Krsna et l'action accomplie pour son résultat, en vue d'un bonheur matériel, présentent donc une différence essentielle. Ce qui fait la perfection spirituelle de l'action, c'est son accomplissement dans l'esprit du buddhi-yoga.
pratyavayo na vidyate
sv-alpam apy asya dharmasya
trayate mahato bhayat
A qui marche sur cette voie, aucun effort n'est vain, nul bienfait acquis, n'est jamais perdu; le moindre pas nous y libère de la plus redoutable crainte.
L'action accomplie dans la conscience de Krsna, soit pour satisfaire le Seigneur, sans rien désirer d'autre, constitue le sommet de l'action spirituelle. D'autre part, le moindre effort tenté pour plaire à Krsna n'est jamais perdu. Sur le plan matériel, toute entreprise qui n'est pas menée jusqu'au bout est un échec, tandis que sur le plan spirituel, dans la conscience de Krsna, la moindre activité engendre des bienfaits durables.
Ce n'est jamais en vain qu'on agit pour le plaisir de Krsna, même si l'entreprise reste inachevée. Un pas vers Krsna est un pas pour toujours, même si l'on s'arrête en chemin; et lorsqu'on repart de nouveau, c'est toujours pour une deuxième étape. Quelle différence d'avec les actes matériels, qui ne portent leurs fruits qu'accomplis jusqu'au bout! Un fait relaté par le Srimad-Bhagavatam, illustre bien ce phénomène; jadis, un brahmana du nom d'Ajamila, qui n'avait, dans sa jeunesse, suivi les principes de la conscience de Krsna que jusqu'à un certain point, n'en fut pas moins, par la grâce du Seigneur, totalement récompensé à la fin de sa vie. Toujours dans le Srimad-Bhagavatam, on trouve à ce propos un admirable verset:
"Que pourrait bien perdre l'être qui, pour un moment, a mis un terme à sa quête des plaisirs matériels pour servir Krsna, même s'il ne poursuit pas son effort et retourne à l'ancienne vie? Par contre, que gagnera celui qui mène à la perfection ses activités dans la matière?"
Ou, comme disent les chrétiens: "Que sert à l'homme de gagner le monde entier s'il perd la vie éternelle?"
Les activités matérielles et leurs fruits disparaissent avec le corps. Au contraire, l'action accomplie pour Krsna, même interrompue, finit toujours par ramener son auteur à la conscience de Krsna, serait-ce dans une prochaine vie. En agissant pour Krsna, on est au moins assuré de renaître dans un corps humain, soit dans une famille de sages brahmanas, soit dans une famille riche et cultivée, avec la possibilité de nouveaux progrès sur la voie de la réalisation spirituelle. Telle est la vertu incomparable du service de dévotion.
ekeha kuru-nandana
bahu-sakha hy anantas ca
buddhayo ’vyavasayinam
Qui marche sur cette voie est résolu dans son effort, et poursuit un unique but; par contre, ô fils aimé des Kurus, l'intelligence de celui à qui manque cette fermeté se perd en maints sentiers obliques.
Une foi inébranlable en la conscience de Krsna, et la ferme conviction d'atteindre ainsi la perfection absolue, ouvrent celui qui les possède à ce qu'on nomme l'intelligence vyavasayatmika. Le Caitanya-caritamrta dit à ce propos:
"La foi, c'est placer une confiance totale en ce qui est sublime. Celui qui remplit son devoir dans la conscience de Krsna se voit affranchi de toutes les obligations qu'implique l'existence matérielle (envers la famille, l'Etat, l'humanité, etc.)."
Toutes nos actions, bonnes ou mauvaises, nous engagent à nouveau en d'autres processus matériels. Au contraire, l'être conscient de Krsna n'a plus à s'efforcer de rendre ses actes favorables. Toutes ses actions se situent au niveau absolu, car elles ne subissent plus l'influence de la dualité, qui les fait tantôt bonnes, tantôt mauvaises. La perfection de la conscience de Krsna est dans le renoncement à une conception matérielle de la vie. On y parvient progressivement, sans crainte d'erreur, en suivant les principes du bhakti-yoga. Le bhakta puise sa détermination dans la connaissance, qui l'amène à réaliser que Vasudeva, Krsna est la cause de toutes les causes manifestées. De même que l'eau versée à la racine d'un arbre va tout naturellement aux feuilles, aux branches, à toutes les parties de l'arbre, le dévot de Krsna rend à tous (à lui-même, à sa famille, à la société, à son pays, à l'humanité ... ) le plus grand service qui soit. Si nos actes peuvent satisfaire Krsna, l'Etre Suprême, ils le feront pour tous les autres.
Au mieux, ce service à Krsna doit être accompli sous la direction experte d'un maître spirituel authentique, représentant qualifié de Krsna, qui, connaissant la personnalité de son disciple, peut le guider dans ses actes. Si l'on aspire à être conscient de Krsna, il faut donc agir avec fermeté en obéissant au maître spirituel, en assumant pour mission de mener à bien tous ses ordres. Sur ce point, Srila Visvanatha Cakravarti Thakura nous enseigne, dans ses prières au maître spirituel:
"Satisfaire le maître spirituel, c'est satisfaire Dieu, la Personne Suprême. Et à moins de satisfaire le maître spirituel, on ne peut devenir conscient de Krsna. Je dois donc méditer sur lui, au moins trois fois par jour, l'implorer de m'accorder sa miséricorde et lui rendre mon hommage le plus respectueux."
Cette méthode de réalisation spirituelle, le bhakti-yoga, repose entièrement sur la connaissance de l'âme, qui est au-delà du corps; connaissance non seulement théorique, mais aussi pratique, car elle permet de cesser d'agir à seule fin de goûter les fruits de l'acte. Au contraire, celui dont le mental n'est pas maîtrisé, fixé sur Krsna, agit obligatoirement pour toutes sortes de motifs matériels.
pravadanty avipascitah
veda-vada-ratah partha
nanyad astiti vadinah
kamatmanah svarga-para
janma-karma-phala-pradam
kriya-visesa-bahulam
bhogaisvarya-gatim prati
L'homme peu averti s'attache au langage fleuri des Vedas, qui enseignent diverses pratiques pour atteindre les planètes de délices, renaître favorablement, gagner la puissance et d'autres bienfaits. Enflammé de désir pour les joies d'une vie opulente, il ne voit pas au-delà.
Les gens d'aujourd'hui sont d'intelligence très moyenne. Par ignorance, ils s'attachent avec excès aux rites que préconise, pour obtenir des bienfaits matériels déterminés, la section karma-kanda des Vedas. Tout leur vœu est de recevoir les plaisirs des planètes édéniques, où abondent les femmes et le vin, dans l'opulence. Pour eux, les Vedas recommandent de nombreux sacrifices, et en particulier, ceux qu'on rassemble sous le nom de jyotistoma. En fait, toute personne désireuse d'atteindre les planètes édéniques doit accomplir ces sacrifices. Or, les hommes dénués de connaissance croient qu'atteindre les systèmes planétaires supérieurs constitue le seul objet de la connaissance védique. Il leur est extrêmement difficile d'adopter la conscience de Krsna, qui requiert tant de détermination. Les planètes édéniques sont, avec l'opulence et les plaisirs qu'elles offrent, comparées à des fleurs nocives, et l'ignorant se laisse volontiers attirer par leur parfum trompeur, sans y voir le moindre danger.
Le karma-kanda établit que quiconque observe les quatre pénitences mensuelles pourra goûter au soma-rasa, boisson d'immortalité et de bonheur éternel. Même sur notre planète, on rencontre de ces gens enflammés du désir de boire le soma-rasa pour accroître leur puissance et leur plaisir. Ils ne croient pas en la libération de l'existence matérielle et s'attachent uniquement à la pompe des cérémonies et sacrifices védiques. Sensuels, ils ne cherchent que les délices des planètes édéniques. Sur ces planètes, en des jardins du nom de nandana-kanana, il est facile d'approcher des femmes d'une beauté angélique, et le soma-rasa coule à flot, prodiguant le plus haut bien-être, les plus hauts sommets de la sensualité. Il existe de ces hommes qui n'ont d'autre but dans la vie que devenir les maîtres du monde afin d'y jouir d'un tel bonheur, pourtant matériel et éphémère.
tayapahrta-cetasam
vyavasayatmika buddhih
samadhau na vidhiyate
Trop attaché aux plaisirs des sens, à la richesse et à la gloire, égaré par ces désirs, nul ne connaît jamais la ferme volonté de servir le Seigneur Suprême avec amour et dévotion.
Le mot "Samadhi" signifie "absorption du mental". D'après le dictionnaire védique, le Nirukti:
"Le Samadhi est l'état que l'on atteint lorsque le mental demeure absorbé dans la réalisation spirituelle."
Tant qu'un homme est attiré par les plaisirs matériels, tant que des joies éphémères le plongent dans la confusion, il lui est impossible d'atteindre le Samadhi. Confronté à l'énergie matérielle, sa défaite est certaine.
nistrai-gunyo bhavarjuna
nirdvandvo nitya-sattva-stho
niryoga-ksema atmavan
Dépasse, ô Arjuna, les trois gunas, ces influences de la nature matérielle qui des Vedas font l'objet premier. Libère-toi de la dualité, abandonne tout désir de possession et de paix matérielle; sois fermement uni au Suprême.
Tout acte matériel, avec ses conséquences, est régi par les trois gunas. Les actes sont matériels lorsqu'ils sont accomplis dans l'espoir d'en recueillir les fruits, et ce sont eux qui nous retiennent prisonniers du monde de la matière. Si les Vedas traitent des activités matérielles, c'est afin d'extraire progressivement les hommes de leur vie de plaisirs matériels pour les conduire jusqu'à la plus haute spiritualité. Krsna conseille donc à Arjuna, Son ami et disciple, d'élever sa conscience au niveau spirituel, de s'enquérir de la Transcendance suprême, comme il est indiqué au tout début du Vedanta. Tous les habitants de l'univers matériel doivent lutter pour leur survie. C'est pour eux que le Seigneur, après avoir créé l'univers matériel, a révélé la connaissance védique, afin qu'ils apprennent comment mener leur vie de façon à se libérer de la matière. Après avoir traité, dans le karma kanda, de la façon d'obtenir les plaisirs matériels, les Ecritures nous donnent, dans les Upanisads, une chance d'atteindre la réalisation spirituelle. De même que la Bhagavad-gita fait partie du cinquième Veda (le Mahabharata), les Upanisads appartiennent à divers Vedas, et elles marquent le début de la vie spirituelle.
Tous nos actes, avec leurs conséquences, sont régis par les gunas, aussi longtemps que vit notre corps matériel. Il nous faut simplement apprendre à ne pas être affecté par la dualité des joies et des peines, de la chaleur et du froid, etc. Si nous les tolérons, l'angoisse que nous causent le désir du gain et la crainte de la perte se dissipera totalement. L'homme atteint cette paix spirituelle lorsqu'il est pleinement conscient de Krsna, et qu'il s'en remet entièrement à Son bon vouloir.
sarvatah samplutodake
tavan sarveshu vedesu
brahmanasya vijanatah
Car, de même qu'une grande nappe d'eau remplit d'un coup toutes les fonctions du puits, celui qui connaît le but ultime des Vedas recueille, par là même, tous les bienfaits qu'ils procurent.
Les rites et sacrifices consignés dans le karma-kanda ont pour but d'encourager l'homme à un développement progressif de la réalisation spirituelle, celle même dont la Bhagavad-gita nous expose clairement l'objectif en disant que le but de l'étude des Vedas est de connaître Krsna, la source de toutes choses. La réalisation spirituelle consiste donc à comprendre Krsna et la relation éternelle qui nous unit à Lui. Le quinzième chapitre de la Bhagavad-gita nous éclaire également sur la nature de la relation qui unit au Seigneur les êtres distincts. Ces derniers font partie intégrante de Krsna; ranimer en soi la conscience de Krsna, c'est donc la perfection même, où peut nous conduire la connaissance des Vedas. Ce que confirme le Srimad Bhagavatam:
"0 mon Seigneur, quiconque chante Ton Saint Nom, fût-il issu de la plus basse condition, et né de candalas (mangeurs de chien), se trouve au niveau le plus élevé de réalisation spirituelle. Pour y parvenir, il a certes dû s'imposer toutes sortes de pénitences et accomplir des sacrifices selon les rites védiques; il a dû aussi étudier les Vedas et s'être baigné dans tous les saints pèlerinages. Il est reconnu comme le meilleur des aryas."
Soyons donc suffisamment avertis pour comprendre le but véritable des Vedas et ne pas nous attacher uniquement aux rites qu'ils préconisent; il faut également couper court au désir d'atteindre les planètes édéniques, seulement pour jouir plus intensément des plaisirs matériels. Il n'est possible à l'homme d'aujourd'hui ni d'observer les lois et les règles nécessaires à l'accomplissement des rites védiques, ni de se conformer à celles prescrites dans le Vedanta et les Upanisads. Accomplir les rites védiques demanderait beaucoup de temps, d'énergie, de connaissance et de ressources, choses que ne prodigue pas cet âge. On peut toutefois atteindre le but ultime de la culture védique en chantant les Saints Noms du Seigneur, comme le conseilla Sri Caitanya Mahaprabhu, le libérateur de toutes les âmes déchues. Lorsque Prakasananda Sarasvati, un grand érudit en matière védique, Lui reprocha d'être "sentimental", de chanter les Saints Noms au lieu d'étudier la philosophie du Vedanta, Sri Caitanya Mahaprabhu, le Seigneur Lui-même, répondit que Son maître spirituel L'ayant trouvé fort ignorant, Lui avait enjoint de chanter les Saints Noms du Seigneur, Sri Krsna. Et chantant ainsi, Il fut envahi par une extase débordante. Dans l'ère où nous vivons, le kali yuga, la plupart sont ignorants, inaptes à comprendre la philosophie du Vedanta; le moyen qui leur est donc recommandé pour atteindre le but que poursuit l'étude du Vedanta est de chanter les Saints Noms du Seigneur en se gardant de commettre toute offense. Le Vedanta est l'apothéose de la sagesse védique, et Krsna en est aussi bien l'auteur que le connaissant. Le plus grand vedantiste est le mahatma, qui prend plaisir à chanter les Saints Noms du Seigneur. C'est dans le chant des Saints Noms que l'étude des Vedas trouve son apogée.
ma phalesu kadacana
ma karma-phala-hetur bhur
ma te sango ’stv akarmani
Tu as le droit de remplir les devoirs qui t'échoient, mais pas de jouir du fruit de tes actes; jamais ne crois être la cause des suites de l'action, et à aucun moment ne cherche à fuir ton devoir.
Trois facteurs sont ici à considérer, le devoir prescrit, l'action indépendante, et l'inaction. Les devoirs prescrits correspondent aux obligations auxquelles on doit faire face tant qu'on subit l'emprise des trois gunas; les actions indépendantes, à celles qu'on accomplit sans tenir compte des instructions que nous donnent les Ecritures et les acaryas, et l'inaction consiste à refuser son devoir. Le Seigneur conseille à Arjuna de ne pas emprunter la voie de l'inaction; mais plutôt d'agir en fonction de son devoir, sans s'attacher aux résultats. Car celui qui s'attache aux fruits de l'action prend sur lui la responsabilité de ses actes, et doit donc jouir ou souffrir de leurs conséquences. Les devoirs prescrits peuvent être de trois ordres, les devoirs de routine, les devoirs d'urgence et les occupations voulues. Les devoirs de routine seront accomplis selon les normes des Ecritures et sans attachement pour les fruits qui en découlent. Parce qu'il s'agit là de devoirs imposés, les accomplir relève de la vertu (sattva-guna). L'action faite en vue de ses fruits engendre au contraire l'asservissement, et doit, de ce fait, être tenue pour fort nuisible. Chacun a le droit de remplir son devoir, mais nul ne doit jamais agir en vue des résultats. S'acquitter de ses obligations dans un esprit de détachement, c'est avancer d'un pas sûr vers la libération spirituelle.
Le Seigneur conseille donc à Arjuna de combattre par devoir, sans s'attacher aux fruits de l'action. Ne pas vouloir engager le combat constitue par ailleurs une autre forme d'attachement. Bons ou mauvais, les attachements matériels sont toujours cause de servitude et ne peuvent en aucun cas nous aider à nous affranchir de la condition matérielle. L'inaction, d'autre part, est condamnable. Donc, la seule voie de salut pour Arjuna est de combattre comme son devoir l'exige.
sangam tyaktva dhananjaya
siddhy-asiddhyoh samo bhutva
samatvam yoga ucyate
Sois ferme dans le yoga, ô Arjuna. Fais ton devoir, sans être lié ni par le succès ni par l'échec. Cette égalité d'âme, on l'appelle yoga.
Krsna dit à Arjuna qu'il doit suivre la voie du yoga; mais quel est ce yoga? Le terme "yoga" veut dire: concentration sur l'Absolu par la maîtrise des sens, d'ordinaire constamment agités. Et cet Absolu, c'est le Seigneur Suprême. S'Il demande personnellement à Arjuna de combattre, ce dernier n'a pas à se préoccuper de l'issue de la bataille. Le succès, la victoire, sont dans les mains de Krsna. Arjuna, pour sa part, n'a qu'à suivre Ses instructions. Suivre les instructions de Krsna constitue le vrai yoga, qui trouve son application pratique dans la conscience de Krsna. Elle seule nous permet d'abandonner tout instinct de possession. Si l'on veut s'acquitter de ses devoirs en étant conscient de Krsna, on doit devenir Son serviteur, ou le serviteur de Son serviteur. Tel est le seul moyen de progresser sur la voie du yoga.
Arjuna est un ksatriya; il participe donc au varnasrama-dharma, dont le Visnu Purana nous enseigne que le but est de satisfaire Visnu. Ce n'est pas soi-même qu'il faut chercher à satisfaire, comme on le croit dans le monde matériel, mais bien Krsna. Et à moins de satisfaire la volonté de Krsna, on ne peut prétendre observer le vrai principe du varnasrama-dharma. Ainsi, l'intérêt d'Arjuna est de suivre la volonté de Krsna, comme le Seigneur Lui même le laisse entendre.
buddhi-yogad dhananjaya
buddhau saranam anviccha
kripanah phala-hetavah
Libère-toi, ô Dhananjaya, de tout acte matériel par le service de dévotion; absorbe-toi en lui. "Avares" ceux qui aspirent aux fruits de leurs actes.
L'homme qui réalise pleinement sa nature fondamentale de serviteur éternel du Seigneur abandonne toute occupation autre que celles accomplies dans la conscience de Krsna. Le buddhi-yoga, le service de dévotion, consiste, nous l'avons vu, à servir le Seigneur avec cet amour pur, qui est la meilleure voie pour tous les êtres. Qui cherche à jouir des fruits de son labeur, quand cela ne peut que l'empêtrer davantage dans les rets de l'existence matérielle, n'est qu'un avare. Toute action accomplie dans un autre but que de plaire à Krsna est néfaste, car elle retient toujours plus son auteur dans les chaînes du cycle des morts et des renaissances. On ne devrait donc jamais désirer être à l'origine de l'action. Tout devrait se faire en pleine conscience de Krsna, pour le plaisir de Krsna. L'avare ne sait pas utiliser les richesses qu'il a acquises par chance ou par dur labeur; et comme lui, l'infortuné n'utilise pas son énergie humaine au service du Seigneur. A l'inverse, on doit dépenser toutes ses énergies au service de Krsna; et qui agit ainsi voit son existence couronnée de succès.
ubhe sukrita-duskrte
tasmad yogaya yujyasva
yogah karmasu kausalam
Le service de dévotion peut, dans cette vie, libérer qui s'y engage des suites de l'action, bonnes ou mauvaises. Efforce-toi donc, ô Arjuna, d'atteindre à l'art d'agir, au yoga.
Tous les êtres vivants, depuis des temps immémoriaux, accumulent bonnes et mauvaises conséquences de leurs actes, et c'est pourquoi ils restent dans l'oubli de leur position véritable et éternelle. Suivre les instructions de la Bhagavad-gita nous permet de dissiper cette ignorance, car elle enseigne comment s'abandonner totalement à Sri Krsna et se libérer ainsi de l'enchaînement, vie après vie, aux actes et à leurs suites. Arjuna se voit donc conseillé d'agir en pleine conscience de Krsna, pour se délivrer des chaînes du karma.
phalam tyaktva manisinah
janma-bandha-vinirmuktah
padam gacchanty anamayam
Absorbé dans le service de dévotion, le sage prend refuge en le Seigneur et, renonçant en ce monde aux fruits de ses actes, s'affranchit du cycle des morts et des renaissances. Il parvient ainsi à l'état qui est par-delà la souffrance.
L'être libéré cherche le lieu où les souffrances matérielles n'existent pas. Le Srimad-Bhagavatam affirme à ce propos:
"Pour celui qui a pris refuge sur le vaisseau des pieds pareils au lotus du Seigneur, qui accorde la libération, d'où Son Nom de Mukunda, et en qui reposent tous les univers, l'océan de l'existence matérielle est comme l'eau contenue dans l'empreinte du sabot d'un veau. Il cherche alors le lieu où les souffrances matérielles n'existent pas (param padam, ou Vaikuntha), et non celui où de nouveaux dangers se présentent à chaque pas."
L'ignorance nous fait oublier que l'univers matériel est un lieu de souffrance, où nous devons à chaque instant faire face à de nouveaux dangers. Seule l'ignorance, en effet, pousse l'homme peu éclairé à vouloir porter remède aux problèmes de l'existence en cherchant à jouir des fruits de ses actes, qu'il croit pouvoir lui donner le bonheur. Il ignore que nul corps matériel, en quelque endroit de l'univers, ne peut lui donner une vie exempte de souffrance. Vivre, c'est naître, vieillir, souffrir, mourir, et cela dans tout l'univers matériel. Mais celui qui connaît sa véritable condition de serviteur éternel du Seigneur réalise par là, la position de la Personne Suprême, Sri Krsna, et s'engage avec amour à Son service. Il a alors toute qualité pour atteindre les planètes Vaikunthas, ou Vaikunthalokas, où n'existent ni la triste vie matérielle, ni les influences du temps et de la mort. La connaissance de sa propre nature implique aussi qu'on reconnaisse la nature sublime du Seigneur. Celui qui, bien à tort, croit l'âme distincte égale au Seigneur, baigne dans les ténèbres. Comment pourrait-il accepter de s'engager à Son service avec amour et dévotion? Au contraire, il cherche à devenir lui-même un "Seigneur" et se prépare ainsi à mourir et à renaître maintes et maintes fois. Mais celui qui reconnaît sa nature de serviteur se met au service de Krsna et se prépare dès lors à rejoindre le royaume de Vaikuntha. Le service offert au Seigneur porte les noms de karma-yoga, de buddhi-yoga, ou simplement de service de dévotion.
buddhir vyatitarisyati
tada gantasi nirvedam
srotavyasya srutasya ca
Quand ton intelligence aura traversé la forêt touffue de l'illusion, tout ce que tu as entendu, tout ce que tu pourrais encore entendre, te sera indifférent.
On trouve, parmi les grands dévots du Seigneur, de nombreux exemples de gens qui se détachèrent des pratiques rituelles des Vedas simplement pour s'être engagés au service du Seigneur avec amour et dévotion. Celui qui connaît vraiment et Krsna et la relation qui l'unit à Lui, se détache naturellement et complètement des pratiques rituelles ayant pour but de jouir des fruits de l'action, même s'il est un brahmana expérimenté. Sri Madhavendra Puri, grand bhakta et acarya dans la lignée vaisnava, disait:
"0 prières du soir! 0 bain matinal! Agréez mon hommage. 0 devas! 0 ancêtres! Je vous prie de m'excuser de ne plus pouvoir vous faire d'offrande. Où que j'aille, je me rappelle l'illustre descendant de la dynastie Yadu (Krsna), l'ennemi de Kamsa, et je peux ainsi me libérer des conséquences de tous mes péchés. Je crois que cela me suffit."
Les règles et les pratiques rituelles védiques doivent être rigoureusement observées par les néophytes, avec des prières à réciter trois fois par jour, ainsi qu'un bain matinal et des hommages aux ancêtres. Mais l'être pleinement conscient de Krsna, qui Le sert avec un amour pur, devient indifférent à tous ces principes régulateurs, car il a déjà atteint la perfection. Si l'on peut directement s'engager au service du Seigneur Suprême, Sri Krsna, il n'est plus besoin d'accomplir toutes les austérités, tous les sacrifices prescrits par les Ecritures. De même, pratiquer ces divers rites sans comprendre que le but des Vedas est d'atteindre Krsna, c'est perdre tout simplement son temps. L'homme conscient de Krsna transcende le sabda-brahman, c'est-à-dire qu'il dépasse les frontières des Vedas et des Upanisads.
yada sthasyati niscala
samadhav acala buddhis
tada yogam avapsyasi
Quand ton mental ne se laissera plus distraire par le langage fleuri des Vedas, quand il sera tout absorbé dans la réalisation spirituelle, alors tu seras en union avec l'Être Divin.
Quand on dit qu'une personne est en Samadhi, cela signifie qu'elle est pleinement consciente de Krsna; en effet, pour être en parfait Samadhi, il faut avoir réalisé le Brahman, le Paramâtmà, et Bhagavan. Le sommet de la réalisation spirituelle consiste à comprendre qu'on est le serviteur éternel de Krsna, et que notre seul souci doit être de remplir notre devoir dans la conscience de Krsna. Un être conscient de Krsna, un constant dévot du Seigneur, ne peut se laisser distraire par le langage fleuri des Vedas, pas plus qu'il ne doit chercher, dans un esprit de jouissance individuelle, à atteindre les planètes édéniques. Celui qui devient conscient de Krsna se trouve en étroit contact avec Lui et peut ainsi comprendre directement toutes Ses instructions. On peut être certain, en agissant ainsi, d'atteindre la connaissance et la perfection de la vie spirituelle: il suffit de se placer sous la direction de Krsna ou de son représentant, le maître spirituel.
sthita-prajnasya ka bhasa
samadhi-sthasya keshava
sthita-dhih kim prabhaseta
kim asita vrajeta kim
Arjuna dit:
A quoi reconnaître celui qui baigne ainsi dans la Transcendance? Comment parle-t-il, et avec quels mots? Comment s'assied-il et comment marche-t-il, ô Kesava?
Tout homme est marqué, par sa nature, de divers traits particuliers; on reconnaît, par exemple, un riche, un malade ou un érudit, à certains signes distinctifs. Il en va de même pour un être conscient de Krsna. il a sa façon particulière de parler, de marcher, de penser, de sentir, etc., que nous décrit la Bhagavad-gita. Le plus important est sa façon de parler, car c'est là ce qui fait la marque d'un homme. Tant qu'il n'ouvre pas la bouche, un imbécile passera inaperçu, d'autant plus qu'il a bonne apparence; mais dès qu'il ouvre la bouche, il se trahit. La première caractéristique d'une personne consciente de Krsna, donc, est qu'elle ne parle, directement ou indirectement, que de Lui. Ses autres traits en dérivent; nous les trouverons décrits dans les versets suivants.
prajahati yada kaman
sarvan partha mano-gatan
atmany evatmana tustah
sthita-prajnas tadocyate
Le Seigneur bienheureux dit:
Quand un homme ô Partha, s'affranchit des milliers de désirs matériels créés par son mental, quand il se satisfait dans son vrai moi, c'est qu'il a pleinement conscience de son identité spirituelle.
Le Srimad-Bhagavatam définit la personne parfaitement consciente de Krsna: elle est absorbée dans le service d'amour et de dévotion qu'elle offre au Seigneur et possède toutes les qualités des grands sages; mais qui, en retour, n'a pas atteint ce degré de perfection spirituelle, ne peut réellement prétendre à aucune qualité, car il s'accroche forcément à ses élucubrations. Ce verset nous enjoint de repousser tous les désirs de jouissance matérielle que se crée le mental. Chasser de force les désirs matériels est une tâche impossible, mais si l'on adopte le service de Krsna, ils s'évanouiront sans effort. Ainsi, donc, aucune hésitation n'est de mise, car le service de dévotion a le pouvoir d'élever immédiatement au niveau spirituel la conscience de quiconque le pratique. L'être très élevé spirituellement jouit sans cesse de la paix intérieure en demeurant conscient de ce qu'il est l'éternel serviteur du Seigneur Suprême. A un tel niveau de conscience, l'être ne connaît plus les désirs dégradants qu'engendre une conception matérielle de l'existence; il goûte au contraire un bonheur durable en servant le Seigneur Suprême, en accord avec sa nature éternelle.
sukhesu vigata-sprhah
vita-raga-bhaya-krodhah
sthita-dhir munir ucyate
Celui que les trois formes de souffrance ici-bas n'affectent plus, que les joies de la vie n'enivrent plus, qu'ont quitté l'attachement, la crainte et la colère, celui-là est tenu pour un sage à l'esprit ferme.
Muni désigne le "philosophe" qui rumine une foule d'hypothèses sans jamais aboutir à aucune conclusion réelle. Chaque muni a sa propre façon de voir les choses, et sous peine de n'être pas un vrai muni, il lui faut avoir une opinion différente de celles des autres munis. Mais le sthita-dhi-muni, dans ce verset, a une nature particulière: il est, lui, toujours conscient de Krsna; il en a fini avec la spéculation intellectuelle, il a dépassé ce stade pour en venir à la conclusion qu'il n'y a rien hors de Srî Krsna, Vasudeva, et son mental est toujours ferme. Un être aussi conscient de Krsna n'est en rien affecté par les trois sources de souffrance; il accepte l'affliction comme une miséricorde du Seigneur, se disant que, du fait de ses actes passés il mériterait de souffrir bien plus encore; il réalise que, par la grâce du Seigneur, ses peines sont réduites au minimum. Et dans ses moments de joie, il reconnaît la même miséricorde du Seigneur, se jugeant indigne d'être heureux; il voit que c'est par la seule grâce du Seigneur qu'il se trouve en des lieux favorables, qui lui permettent de Le mieux servir. Au service de Krsna, il demeure toujours audacieux et actif, sans attachement ni aversion. L'attachement se manifeste lorsqu'on utilise les choses pour son propre plaisir, et le détachement gît dans l'absence de tout intérêt pour ces plaisirs sensoriels. Mais celui qui fixe ses pensées sur Krsna ne connaît ni l'attachement ni le détachement. Voué au service du Seigneur, il ne laisse pas la colère l'envahir, quand bien même ses efforts seraient infructueux. Celui qui a conscience de Krsna connaît toujours une ferme détermination.
tat tat prapya subhasubham
nabhinandati na dvesti
tasya prajna pratisthita
Celui qui, libre de tout lien, ne se réjouit pas plus dans le bonheur qu'il ne s'afflige du malheur, celui-là est fermement établi dans la connaissance absolue.
Il survient toujours, dans l'univers matériel, quelque bouleversement, tantôt favorable, tantôt défavorable. N'être pas ému de ces changements, n'être affecté ni par le bien ni par le mal, c'est à ce signe qu'on reconnaît un être conscient de Krsna. Aussi longtemps qu'il se trouve dans l'univers matériel, chacun doit faire face au bien et au mal, aux innombrables dualités dont il est le siège. Mais celui qui s'absorbe dans la conscience de Krsna ne pense qu'à Krsna, le Bien absolu et infini, et n'est pas soumis à ces dualités. L'être conscient de Krsna jouit d'une condition purement spirituelle, qu'on appelle en termes techniques, "samadhi".
kurmo ’nganiva sarvasah
indriyanindriyarthebhyas
tasya prajna pratisthita
Celui qui, telle une tortue qui rétracte ses membres au fond de sa carapace, peut détacher de leurs objets les sens, celui-là possède le vrai savoir.
Ce qui fait le yogi, le bhakta, l'âme réalisée, c'est la capacité de maîtriser ses sens. La plupart d'entre les hommes sont esclaves des sens et n'agissent que sous leur dictée. Voilà ce qui distingue le yogi de l'homme ordinaire. Les sens veulent, pour agir, avoir le champ libre, et ils ne supportent aucune contrainte. On les compare à des serpents venimeux, que le yogi, le bhakta, doit garder sous son contrôle avec autant d'habileté qu'un charmeur de serpents. Il ne doit jamais les laisser agir en dehors de sa volonté. Les Ecritures révélées nous indiquent plusieurs règles à suivre; certaines sont des interdictions, d'autres des prescriptions. A moins d'observer ces règles et de restreindre ses sens, on ne peut s'établir fermement dans la conscience de Krsna. Le meilleur exemple pour illustrer cette idée est celui de la tortue, mentionné dans le verset. La tortue peut, selon le besoin et le moment, rétracter ses membres ou les faire sortir de sa carapace. Ainsi, le bhakta n'utilise ses sens qu'au service de Krsna, se fermant aux plaisirs matériels.
niraharasya dehinah
rasa-varjam raso ’py asya
param drishtva nivartate
Même à l'écart des plaisirs matériels, l'âme incarnée peut encore éprouver quelque désir pour eux. Mais qu'elle goûte une joie supérieure, et elle perdra ce désir, pour demeurer dans la conscience spirituelle.
A moins d'avoir atteint la réalisation spirituelle, il est impossible de se détourner des plaisirs des sens. Il faut donc restreindre les sens en observant diverses règles, comme on empêche un malade de manger certains aliments. Le patient souffre de ces restrictions, et ne perd pas le goût de manger les aliments défendus. Ainsi la restriction des sens par la pratique d'un yoga, comme l'astanga-yoga, comprenant diverses étapes (yama, niyama, asana, pranayama, pratyahara, etc.), est-elle recommandée à des gens d'intelligence moindre, qui ne connaissent pas de meilleure méthode. Mais celui qui, en progressant dans la conscience de Krsna, a goûté la beauté du Seigneur Suprême, Sri Krsna, n'éprouve plus le moindre attrait pour les choses matérielles. Ces restrictions ne s'imposent donc qu'aux néophytes; elles ne valent, par ailleurs, que si l'on est déjà attiré par la conscience de Krsna. Quand on a vraiment atteint cette conscience de Krsna, on perd automatiquement tout attrait pour les plaisirs matériels, désormais fades et ternes.
purushasya vipascitah
indriyani pramathini
haranti prasabham manah
Forts et impétueux sont les sens, ô Arjuna; ils ravissent même le mental de l'homme de sagesse qui veut les maîtriser.
Bon nombre de grands érudits, de philosophes et de spiritualistes tentent de maîtriser leurs sens, qui, malgré tous leurs efforts, retombent parfois sous leur joug, à cause de l'instabilité du mental. Même Visvamitra, grand sage et parfait yogi, se laissa inciter aux plaisirs de la chair par Menaka; pourtant, il cherchait, par le yoga et de sévères austérités, à maîtriser ses sens. Et bien sûr, il existe mille exemples de ce fait dans l'histoire du monde. C'est qu'il est bien difficile de dominer le mental et les sens à qui n'est pas pleinement conscient de Krsna. De fait, à moins de tourner ses pensées vers Krsna, il est impossible d'abandonner ses habitudes matérielles. Sri Yamunacarya, grand sage et bhakta, nous en donne un exemple pratique lorsqu'il dit:
"Depuis que j'ai adopté le pur service d'amour pour Krsna, j'éprouve en lui une joie toujours nouvelle, et chaque fois qu'une pensée charnelle entre dans mon esprit, je crache dessus et mes lèvres. grimacent de dégoût."
De même, Maharaja Ambarisa, dont les pensées habitaient la conscience de Krsna, put vaincre les assauts de Durvasa Muni, un grand yogi. La conscience de Krsna procure une si grande joie spirituelle, que lorsqu'on s'y absorbe, les plaisirs matériels deviennent répugnants; on y ressent la plénitude qu'éprouve un affamé après s'être repu.
yukta asita mat-parah
vase hi yasyendriyani
tasya prajna pratisthita
Qui restreint ses sens et s'absorbe en Moi prouve certes une intelligence sûre.
Ce verset démontre avec clarté que la conscience de Krsna constitue le degré le plus élevé dans l'échelle du yoga. A moins d'être conscient de Krsna, il est absolument impossible de maîtriser ses sens. Le grand sage Durvasa Muni eut un jour une querelle avec Maharaja Ambaraja, un dévot du Seigneur. Poussé par l'orgueil, il entra dans une grande colère et perdit tout contrôle. Le roi Ambarisa, par contre, bien qu'il fût un yogi moins puissant que le sage Durvasa, put, parce qu'il était un dévot du Seigneur, supporter avec calme toutes les injustices du sage et sortir victorieux du conflit. Voici, d'après le Srimad-Bhagavatam, les qualités qui permirent au roi de devenir maître de ses sens:
"Le roi Ambarisa fixait ses pensées sur les pieds pareils au lotus de Krsna, il usait de ses mots pour décrire le royaume du Seigneur et chanter Ses qualités spirituelles, de ses mains pour nettoyer le temple du Seigneur, de ses oreilles pour entendre louer les Divertissements du Seigneur; de ses yeux pour contempler la Forme absolue du Seigneur, de son corps pour toucher le corps des bhaktas, de ses narines pour humer le parfum des fleurs offertes aux pieds pareils au lotus du Seigneur, de sa langue pour goûter les feuilles de tulasi offertes au Seigneur; de ses jambes pour parcourir les saints pèlerinages et gagner le temple du Seigneur, de sa tête pour se prosterner devant le Seigneur, de ses désirs pour satisfaire les désirs du Seigneur, remplir Sa mission, et toutes ces qualités faisaient de lui un pur dévot (mat-para) du Seigneur."
Le mot mat-parah est ici très important. L'exemple de Maharaja Ambarisa montre bien comment on peut devenir un mat-para. Selon Srila Baladeva Vidyabhusana, grand érudit et acarya dans la lignée des mat-paras:
"Les sens ne peuvent être parfaitement maîtrisés que par la puissance du service dévotionnel offert à Krsna."
Observons également l'exemple du feu:
"Tout comme de petites flammes peuvent dévorer tout ce qui encombre une pièce, le Seigneur, Visnu, situé dans le coeur du yogi, brûle toutes les impuretés qui l'habitent."
Le Yoga-sutra recommande également la méditation sur Visnu, et non sur le "vide". Les pseudo-yogis, méditant sur autre chose que la Forme de Visnu ne font que perdre leur temps à la vaine recherche de quelque chimère. Le véritable but du yoga est de devenir conscient de Krsna, de se vouer à la Personne Suprême.
sangas tesupajayate
sangat sanjayate kamah
kamat krodho ’bhijayate
En contemplant les objets des sens, l'homme s'attache; d'où naît la convoitise, et de la convoitise, la colère.
Celui qui n'est pas conscient de Krsna se trouve submergé de désirs matériels dès qu'il contemple les objets des sens. Les sens ne peuvent être qu'actifs, et s'ils ne sont pas engagés dans le service spirituel d'amour et de dévotion au Seigneur, ils chercheront tout naturellement quelque engagement au service de la jouissance matérielle. Dans l'univers matériel, tous les êtres, y compris Siva, Brahma, et donc tous les autres devas des planètes édéniques, subissent l'attrait brutal des objets de plaisir. La seule voie pour sortir du labyrinthe de l'existence matérielle est la conscience de Krsna. Siva était en méditation profonde lorsqu'un jour, Parvati vint agiter ses sens; il accepta ses propositions, et de leur union naquit Karttikeya. Quand Haridasa Thakura était un jeune dévot du Seigneur, il fut, lui aussi, tenté, cette fois par Maya Devi; mais armé de son pur amour pour Krsna, il n'eut aucun mal à lui résister. Comme l'indique le verset de Sri Yamunacarya cité précédemment, un bhakta sincère peut facilement, parce qu'il goûte des plaisirs spirituels en compagnie du Seigneur, échapper aux désirs de jouissance matérielle. Telle est la clé du bonheur. Par suite, quiconque manque à la conscience de Krsna, fût-il maître dans l'art de juguler ses sens par un renoncement artificiel, est certain de succomber un jour ou l'autre; la moindre tentation le poussera aussitôt à se rendre aux désirs de ses sens.
sammohat smriti-vibhramah
smriti-bhramsad buddhi-naso
buddhi-nasat pranasyati
La colère appelle l'illusion, et l'illusion entraîne l'égarement de la mémoire. Quand la mémoire s'égare, l'intelligence se perd, et l'homme choit à nouveau dans l'océan de l'existence matérielle.
En devenant conscient de Krsna, on apprend que toute chose peut être utilisée au service du Seigneur. Le spiritualiste à qui manque la conscience de Krsna tente artificiellement de rejeter tout ce qui est matériel, et cependant, malgré son désir de se libérer de la prison matérielle, il n'atteint pas la perfection du renoncement. Celui qui a conscience de Krsna, au contraire, sait comment tout mettre au service du Seigneur, sans devenir pour autant victime du matérialisme. Un impersonnaliste, par exemple, considère le Seigneur, l'Absolu, comme impersonnel, donc, en toute logique, incapable de manger. Or, tandis que l'impersonnaliste se prive de tout aliment savoureux, le bhakta, sachant que Krsna est le bénéficiaire de tous les plaisirs du monde et qu'Il mange tout ce qui, dans la dévotion, Lui est offert, prépare des plats merveilleux pour le Seigneur et en honore ensuite les restes, appelés "prasada". De cette façon, toute matière est spiritualisée; il ne court donc aucun risque de retomber dans l'océan de l'existence matérielle. Le bhakta voit le prasada d'un œil conscient de Krsna, tandis que l'abhakta le considère comme matériel. A cause de son faux renoncement, l'impersonnaliste ne peut jouir de la vie, et la moindre agitation mentale le replonge dans l'océan de l'existence matérielle. Même s'il atteint la libération, il retombera, privé du point d'appui de la dévotion à Krsna.
visayan indriyais caran
atma-vasyair vidheyatma
prasadam adhigacchati
Qui maîtrise ses sens en observant les principes régulateurs de la liberté, reçoit du Seigneur Sa pleine miséricorde, et se voit ainsi libéré de tout attachement comme de toute aversion.
Nous avons déjà dit qu'on peut artificiellement se rendre maître de ses sens, par quelque méthode imposée, mais qu'à moins de les mettre au service du Seigneur, il subsistera toujours un risque de chute. Bien qu'il puisse sembler qu'un être conscient de Krsna agisse sur le plan matériel, il se trouve, du fait même de sa conscience de Krsna, qu'il a coupé tous ses attachements pour les plaisirs de ce monde; seule la satisfaction de Krsna l'occupe. Si tel est le désir du Seigneur, le bhakta est prêt à s'abstenir de certaines choses qu'il aurait normalement faites pour sa satisfaction personnelle, et même à faire des choses que, d'ordinaire, il n'aurait jamais faites. Il est donc toujours maître de ses actes, puisqu'il consent à suivre les instructions du Seigneur. Ce niveau de conscience est atteint grâce à la miséricorde immotivée du Seigneur, et cette miséricorde est toujours accessible au bhakta en dépit des attachements qu'il peut encore manifester à l'égard des plaisirs matériels.
hanir asyopajayate
prasanna-cetaso hy asu
buddhih paryavatisthate
Les trois formes de souffrance matérielle n'existent plus pour celui que le Seigneur a ainsi touché de Sa miséricorde immotivée. Devenu serein, son intelligence ne tarde pas à s'affermir.
na cayuktasya bhavana
na cabhavayatah shantir
asantasya kutah sukham
L'être inconscient de son identité spirituelle ne peut ni maîtriser son mental, ni affermir son intelligence; comment, dès lors, connaîtrait-il la sérénité? Et comment, sans elle, pourrait-il goûter au bonheur?
A moins d'être conscient de Krsna, on ne peut trouver la paix. Ce que confirme le vingt-neuvième verset du chapitre cinq: on ne trouve la paix réelle que lorsqu'on reconnaît Krsna comme le seul bénéficiaire des bénédictions qu'entravent sacrifices et austérités, comme le maître de tous les univers et comme l'ami de tous les êtres. Si l'on ne pratique pas la conscience de Krsna, on ne peut orienter ses pensées vers un but ultime, et l'absence d'un tel but engendre la confusion; mais dès qu'on réalise que Krsna est le bénéficiaire suprême, le maître absolu et l'ami véritable de tout être et de toute chose, on peut trouver la paix, avec un mental devenu ferme et constant. Ainsi, celui qui agit sans aucun lien avec Krsna est sûr de toujours connaître l'affliction, sans jamais trouver la paix, quel que soit le degré de sérénité et d'avancement spirituel dont il tente de faire preuve. La conscience de Krsna est, en elle-même, un état de paix, et cette condition ne peut être atteinte qu'une fois rétabli le lien entre le Seigneur et nous.
yan mano ’nuvidhiyate
tad asya harati prajnam
vayur navam ivambhasi
Comme un vent violent balaie sur l'eau une nacelle, il suffit que l'un des sens entraîne le mental pour que l'intelligence soit emportée.
Il suffit qu'un seul de ses sens soit engagé à la recherche de plaisirs matériels pour que le spiritualiste dévie du sentier de la réalisation spirituelle; il est donc très important que nous engagions, comme Maharaja Ambarisa, tous nos sens au service du Seigneur. Telle est la vraie façon de maîtriser le mental.
nigrhitani sarvasah
indriyanindriyarthebhyas
tasya prajna pratisthita
Aussi, ô Arjuna aux-bras-puissants, celui qui détourne ses sens de leurs objets possède-t-il une intelligence sûre.
L'effort humain ne suffit pas pour maîtriser les sens; pour vaincre un ennemi, on doit utiliser une force qui lui soit supérieure. De même, on ne parvient à dominer ses sens qu'à condition de les engager toujours au service du Seigneur. Seul sera sadhaka, "digne de la libération", celui qui comprend que la conscience de Krsna, et rien d'autre, lui donnera l'intelligence véritable, mais aussi que cet art doit être cultivé sous la direction d'un maître spirituel authentique.
tasyam jagarti samyami
yasyam jagrati bhutani
sa nisa pasyato muneh
Ce qui est nuit pour tous les êtres devient, pour l'homme qui a maîtrisé les sens, le temps de l'éveil; ce qui, pour tous, est le temps de l'éveil, est la nuit pour le sage recueilli.
Il existe deux sortes d'hommes intelligents. L'un utilise son intelligence sur le plan matériel, dans le but de mieux jouir de ses sens, et l'autre, plus réfléchi, pour s'ouvrir à la réalisation spirituelle. Les actions du sage, de l'homme réfléchi, sont obscures pour l'homme envahi de pensées matérielles. Ignorant de son identité spirituelle, le matérialiste reste endormi dans ces ténèbres. Le sage réfléchi, pour sa part, demeure bien éveillé dans les ténèbres du matérialiste. Il ressent une joie transcendante en progressant sur le sentier de la réalisation spirituelle, tandis que le matérialiste, "endormi", donc fermé à la réalisation spirituelle, rêve de divers plaisirs sensoriels, éprouvant tantôt de la joie et tantôt de la peine. Le sage est toujours indifférent aux joies et aux peines de l'existence matérielle; il poursuit son évolution spirituelle sans être troublé par les circonstances matérielles.
samudram apah pravishanti yadvat
tadvat kama yam pravishanti sarve
sa shantim apnoti na kama-kami
Celui qui reste inébranlable malgré le flot incessant des désirs, comme l'océan demeure immuable malgré les mille fleuves qui s'y jettent, peut seul trouver la sérénité; mais certes pas celui qui cherche à satisfaire ces désirs.
L'océan, dans sa plénitude, reçoit sans fin de nouvelles eaux, surtout durant la saison des pluies, et pourtant, demeure impassible; il ne change pas, il ne s'agite pas, il ne sort pas de ses limites. Comme lui est l'être conscient de Krsna. En effet, tant que l'on possède un corps matériel, les demandes des sens ne cessent d'affluer; mais le bhakta, à cause de sa plénitude spirituelle, n'en est pas troublé. Conscient de Krsna, il n'a nul besoin, car le Seigneur pourvoit à tout.
Le bhakta est donc comme l'océan, jouissant toujours d'une plénitude totale. Les désirs peuvent affluer, comme les eaux des rivières dans l'océan, mais il n'en est pas le moins du monde affecté; rien ne le fait dévier du sentier de la réalisation spirituelle. Voilà comment reconnaître l'homme conscient de Krsna; il n'est plus porté à jouir de ses sens, même si les désirs l'assaillent encore. Il est pleinement satisfait en servant le Seigneur avec une dévotion toute spirituelle, et, comme l'océan, il demeure toujours immuable, jouissant d'une paix sans trouble. Les autres, par contre, même s'ils satisfont leurs désirs de réussite matérielle ou de libération, ne trouvent jamais la paix. Les matérialistes, ceux qui cherchent le salut, mais également les yogis en quête de pouvoirs surnaturels, sont tous voués au malheur, car leurs désirs demeurent insatisfaits. Le bhakta, lui, est heureux en servant le Seigneur; il n'a aucun désir à satisfaire, pas même la libération du soi-disant asservissement au monde matériel. Un dévot de Krsna n'a aucun désir matériel; il jouit d'une paix parfaite.
pumams carati nihsprhah
nirmamo nirahankarah
sa shantim adhigacchati
Celui que les plaisirs matériels n'attirent plus, qui n'est plus esclave de ses désirs, qui a rejeté tout esprit de possession et qui s'est libéré du faux ego, peut seul connaître la sérénité parfaite.
Etre exempt de désir signifie ne rien désirer de matériel. Il suffit pour cela de désirer devenir conscient de Krsna. La perfection de la conscience de Krsna consiste à comprendre sa position éternelle en tant que Son serviteur, sans croire que le corps matériel représente le moi, et sans non plus se dire propriétaire de rien. Celui qui atteint cette perfection prend conscience du fait que toute chose doit être utilisée dans le seul but de plaire à Krsna puisqu'il est le possesseur de tout ce qui existe. Si Arjuna refuse de combattre, c'est par intérêt propre, mais une fois devenu parfaitement conscient de Krsna, il combattra, car ainsi le veut le Seigneur. Bien que n'ayant pour lui même nul désir de combattre, Arjuna combattra pour le Seigneur au mieux de ses capacités. La volonté de plaire à Krsna est le véritable détachement de tous les désirs, ce n'est pas une tentative factice en vue de les supprimer. Nul homme ne peut se priver de sens ou de désir, mais il peut et doit en changer la qualité. Celui qui n'a aucun désir matériel sait parfaitement que tout appartient à Krsna; il ne réclame donc aucun droit de propriété sur quoi que ce soit. Ce savoir transcendant est fondé sur la réalisation spirituelle, qui consiste à "voir" que tous les êtres font partie intégrante de Krsna, qu'ils participent de la même nature spirituelle que Lui, sans que leur position éternelle ne les mette jamais au même niveau que le Seigneur, et encore moins à un niveau plus élevé. Cette compréhension de la conscience de Krsna est à la base même d'une paix réelle.
nainam prapya vimuhyati
sthitvasyam anta-kale ’pi
brahma-nirvanam rcchati
Tels sont les modes de la spiritualité, ô fils de Prtha. Qui s'y établit, fût-ce à l'instant de la mort, sort de sa confusion, et le royaume de Dieu s'ouvre pour lui.
Parvenir au niveau de la conscience de Krsna, de la vie spirituelle, peut ne demander qu'une fraction de seconde, mais on peut aussi ne pas y arriver, même après plusieurs millions d'existences, si l'on refuse obstinément de voir et d'accepter les choses telles qu'elles sont. Khatvanga Maharaja y parvint juste avant sa mort, en quelques instants, en s'abandonnant à Krsna.
Nirvana signifie mettre un terme à l'existence matérielle. Selon la philosophie bouddhiste, au terme de l'existence matérielle ne se trouve que le vide. L'enseignement de la Bhagavad-gita est radicalement différent: la vraie vie ne commence qu'à la fin de l'existence matérielle.
Le fait que cette existence devra finir un jour est un savoir suffisant pour le matérialiste endurci; mais le spiritualiste, lui, sait très bien qu'une nouvelle vie commence après la mort. Si, avant de mourir, on obtient la grâce de devenir conscient de Krsna, on atteint aussitôt le brahma-nirvana, le niveau de l'absolu.
Il n'existe aucune différence entre le royaume de Dieu et le service dévotionnel offert à Krsna. Puisqu'ils sont tous deux absolus, lorsqu'on s'engage au service sublime du Seigneur avec amour et dévotion, on atteint par là même le monde spirituel. Les activités du monde matériel ont toutes comme but le plaisir des sens, alors que les activités du monde spirituel sont toutes conscientes de Krsna. Dès que l'on devient conscient de Krsna, fût-ce dans cette vie même, on atteint le niveau du brahman. Il est hors de doute que quiconque a développé la conscience de Krsna se trouve déjà dans le royaume de Dieu.
Le brahman est tout à fait à l'opposé de la matière; le terme employé ici, brahmi-sthitih, veut d'ailleurs dire "libération de la matière". La Bhagavad-gita reconnaît donc que celui qui s'engage au service du Seigneur est libéré de l'emprise de la matière.
Srila Bhaktivinoda Thakura a défini ce deuxième chapitre de la Bhagavad-gita comme résumant le contenu du texte tout entier. Les sujets dont traite la Bhagavad-gita sont le karma-yoga, le jnana-yoga et le bhakti-yoga. Le karma-yoga et le jnana-yoga ont été clairement exposés dans ce chapitre, où l'on a également trouvé un aperçu du bhakti-yoga. Il couvre donc les trois formes de yoga dont traite l'ouvrage.
Ainsi s'achève les enseignements de Baktivedanta sur le deuxième chapitre de la Srimad-Bhagavad-gita, intitulé: "Aperçu de la Bhagavad-gita.