SÖREN KIERKEGAARD
(1813-1855)

HAYAGRIVA: Kierkegaard, philosophe danois et chrétien, est souvent appelé le père de l'exitentialisme. Il croit que si les vérités religieuses ne sont pas innées en l'homme, elles doivent être transmises par un précepteur. Puisque l'homme serait traumatisé par Dieu s'Il venait tel qu'Il est pour enseigner, Celui-ci Se manifeste plutôt sous la forme humaine de Son serviteur, ou pour le chrétien, en la personne de Jésus-Christ.

SRILA PRABHUPADA: Généralement, du fait que les hommes évoluent au niveau animal, quelque système d'éducation est requis. Lorsque sa conscience évolue, il peut être éduqué dans la compréhension de Dieu grâce à l'enseignement d'autorités en la matière. Tel est le système védique. Dans la forme humaine, l'être se montre parfois très avide de savoir et désire comprendre Dieu. C'est ce qu'on nomme brahma-jijñâsa : prendre intérêt à l'Absolu. Cela n'est possible que dans la forme humaine. Si nous désirons connaître Dieu, nous devons approcher un gourou; sinon, nous ne saurions comprendre la nature de Dieu ou de la relation qui nous unit à Lui.
Accepter un gourou n'est pas une mode, mais une nécessité. Le gourou doit être parfaitement versé dans l'océan de savoir spirituel, ou de sagesse védique. Le langage ou les vibrations sonores védiques ne sont pas des sonorités ordinaires, matérielles. Elles sont purement spirituelles. Citons, à titre d'exemple, le mahâ-mantra Hare Krishna. Une fois parfaitement versée dans l'océan des sonorités spirituelles, une personne perdra tout intérêt pour l'existence matérialiste. Elle ne fabriquera pas non plus de l'or, pas plus qu'elle ne jouera avec les mots pour attirer des insensés et s'enrichir à leurs dépens. Le gourou est par définition celui qui ne porte plus d'intérêt aux choses matérielles. Ayant cherché refuge auprès du Seigneur Suprême, ses désirs matériels ont cessé d'exister. Nous devons approcher ce gourou authentique, nous abandonner à lui, le servir, puis s'enquérir auprès de lui de Dieu et de la relation qui nous unit au Seigneur.

HAYAGRIVA: Kierkegaard a-t-il raison de maintenir que l'homme serait traumatisé si Dieu venait tel qu'Il est l'instruire. Krishna n'est-Il pas apparu tel qu'Il est pour enseigner la Bhagavad-Gîtâ ?

SRILA PRABHUPADA: Oui, mais les gens se méprirent sur Son identité, croyant voir en Lui un homme ordinaire. Puisqu'ils ne purent s'abandonner à Lui, Il revint plus tard sous les traits d'un dévot en la personne de Chaitanya Mahaprabhu pour enseigner aux hommes comment approcher Dieu. Ainsi faut-il comprendre Sri Chaitanya. Saisissant la nature de Ses activités, Sarvabhauma Bhattâchârya composa une centaine de versets pour Lui témoigner sa réconnaissance. En voici deux :

vairagya-vidya-nija-bhakti-yoga
siksartham ekah purusah puranah
sri-krsna-caitanya-sariradhari
krpambudhir yas tam aham prapadye

kalan nastam bhakti-yogam nijam yah
praduskartum krsna-caitanya-nama
avirbhutas tasya padaravinde
gadham gadham liyatam citta-bhrngah

« Je prends refuge en Dieu, la Personne Suprême, Sri Krishna, qui est descendu en la personne de Chaitanya Mahaprabhou pour nous enseigner la connaissance véritable, Son service de dévotion et le détachement vis-à-vis de tout ce qui ne favorise pas la conscience de Krishna. Il est descendu en ce monde car Il est un océan de miséricorde transcendantale. Je m'abandonne à Ses pieds pareils-au-lotus. Que ma conscience, telle une abeille, prenne refuge aux pieds pareils-au-lotus de Dieu, la Personne Suprême, qui vient d'apparaître en tant que Sri Krishna Chaitanya Mahaprabhu pour enseigner la science millénaire du service de dévotion offert à Sa propre personne. Cette science s'était presque perdue au cours du temps. » (Chaitanya-charitamrita, Madhya 6:254-255)

Sarvabhauma comprit donc que Chaitanya Mahaprabhou est ce même Krishna venu enseigner le bhakti-yoga et le renoncement. Sri Chaitanya enseigna la même philosophie que Krishna : celle de la Bhagavad-Gîtâ. Toutefois, au lieu d'apparaître sous les traits de Krishna, Il est venu comme Son dévot. Rupa Goswami considère pour sa part Chaitanya comme l'avatar le plus magnanime, puisqu'en plus de donner Krishna, Il offre aussi le pur amour pour Dieu : namo mahâ-vadânyâya krsna-prema-pradâya te (C.C. Madhya 19:53). Avant de Se donner à Son dévot, Krishna exige que celui-ci s'abandonne entièrement à Lui; Chaitanya, toutefois, accorde le pur amour pour Krishna, sans rien exiger en retour. Étant tous Ses fils, Krishna, le Seigneur Suprême, éprouve de l'affection pour nous. Nous voyant croupir dans l'Univers matériel, Il vient Lui-même ou tel un dévot pour nous transmettre Son enseignement, désirant toujours éclairer l'être humain et lui indiquer la voie du retour en sa demeure première, le royaume de Dieu.

HAYAGRIVA: Quant à la personnalité de Dieu, Kierkegaard écrit : « Dieu est certes personnel, mais qu’Il veuille l’être avec quelqu’un dépend de Son bon plaisir. C’est la grâce de Dieu s’Il désire établir des rapports personnels avec vous. Si vous refusez Sa grâce, Il vous punira en Se comportant objectivement [de façon impersonnelle] envers vous. »

SRILA PRABHUPADA: Voilà un excellent point. Comme l’enseigne la Bhagavad-Gîtâ (12:5) :

kleso ’dhikataras tesâm avyaktâsakta-cetasâm
avyaktâ hi gatir duhkham dehavadbhir avâpyate

« Pour ceux dont le mental s’attache au non-manifesté, à l’aspect impersonnel de l’Absolu, il est fort pénible de progresser, car cette voie s’avère toujours ardue pour l’être incarné. »

HAYAGRIVA: Parce que l’homme moyen ne souhaite pas établir une relation personnelle avec Dieu, « en ce sens on peut dire que le monde n’a pas de Dieu personnel, malgré toutes les preuves du contraire… Il n’existe plus de ces êtres humains qui pourraient supporter la pression et le poids d’avoir un Dieu personnel. »

SRILA PRABHUPADA: En effet. Un Dieu personne exige beaucoup. À titre d’exemple, Krishna demande dans la Bhagavad-Gîtâ (9:34) :

man-manâ bhava mad-bhakto mad-yâjî mâm namaskuru
mâm evaisyasi yuktvaivam âtmânam mat-parâyanah

« Emplis toujours de Moi tes pensées, offre-Moi ton hommage et voue-Moi ton adoration. Entièrement absorbé en Moi, certes tu viendras à Moi. » Voilà ce qu’exige Dieu. En obéissant, on obtiendrait la perfection. Tyaktvâ deham punar janma naiti mâm eti (Gîtâ 4:9) : il est clairement dit ici qu’en quittant son corps matériel, le dévot du Seigneur n’en revêt pas un nouveau; il retourne plutôt auprès de Dieu dans son corps spirituel, originel.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard observe trois stades de l’existence fondamentaux : le stade esthétique, le stade éthique et le stade religieux. Le stade esthétique est celui de l’hédoniste en quête de plaisir ou d’amour romantique, ou de l’intellectuel friand de spéculation philosophique. Kierkegaard dit que l’un et l’autre ne se sont pas encore engagés puisqu’ils ne visent aucun but spécifique.

SRILA PRABHUPADA: Comment le philosophe ne viserait-il aucun but ultime ?

SYAMASUNDAR: À ce stade, il demeure un adepte de la spéculation intellectuelle. Connaissant bientôt l’ennui, sa vie devient vide.

SRILA PRABHUPADA: C’est le fruit du nihilisme et de l’impersonnalisme. Leurs adeptes ne sont pas forcément en proie au désespoir, mais ils sont souvent dégoûtés de leur existence actuelle puisqu’ils n’en connaissent pas le but. Sans but, on sera déçu avant de sombrer ensuite dans le désespoir.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard voit les êtres humains s’adonner à la jouissance comme à la spéculation intellectuelle afin de dissimuler leur désespoir fondamental.

SRILA PRABHUPADA: Dans l’Univers matériel, lorsqu’une personne échoue en affaires ou qu’elle vit un traumatisme, elle cherche l’oubli dans l’intoxication.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard avance que ce désespoir peut servir de tremplin vers la réalisation spirituelle. Réalisant que l’existence esthétique aboutit au désespoir, on passe au stade suivant.

SRILA PRABHUPADA: Nous sommes d’accord sur ce point. Selon le Védânta-sûtra, on commence à s’enquérir de la réalisation du soi après avoir travaillé dur sans atteindre pour autant le but de l’existence. On se demande alors : « Quel est le but de la vie ? » On appelle brahma-jijñâsâ le fait de s’enquérir de l’ultime vérité dans la vie. Le fait de s’enquérir ainsi est naturel et nécessaire au progrès ultérieur.

SYAMASUNDAR: Afin d’accéder à la réalisation spirituelle, nous devons faire certains choix. Pour Kierkegaard, la vie est une question de décision. Réalisant cela, nous passons au stade éthique où l’accent est mis sur l’action.

SRILA PRABHUPADA: Il s’agit d’abord de comprendre comment l’action, ou l’activité, se produit. Quelle en est l’origine ? La science moderne se soucie de décrire ou d’être témoin des activités de la vie, et les savants prétendent que la vie se développe automatiquement de par les interactions dans la Nature. Or, la Bhagavad-Gîtâ nous fait comprendre que Dieu Se trouve derrière toutes les activités matérielles. La Nature matérielle agit sous Sa direction. Le Védânta-soûtra explique que la Vérité Absolue est la source dont tout émane et dont la nature est décrite dans le Srîmad-Bhâgavatam. Il faut avant tout comprendre que la conscience incarne l’unique origine et que la vie ne naît pas de pierres ou d’ossements. Après avoir compris que la Création ne s’opère pas automatiquement, il faut admettre l’existence du Créateur.

SYAMASUNDAR: Parvenu au stade éthique, l’homme peut accomplir des actes de piété ou des œuvres humanitaires. Kierkegaard y voit un pas dans la bonne direction : l’authentique individualité. En prenant une décision éthique judicieuse, nous pouvons accéder à la prise de conscience de soi et au stade religieux.

SRILA PRABHUPADA: Mais qu’en est-il de l’ultime décision ? Pourquoi devient-on moral ? Seulement pour nourrir les pauvres et faire preuve d’humanitarisme ?

SYAMASUNDAR: Peu importe notre choix aux yeux de Kierkegaard, l’important c’est de choisir. Car nous découvrons ainsi notre propre intégrité.

SRILA PRABHUPADA: Mais il n’est pas clair ici comment une personne prend des décisions judicieuses. L’un choisira de tuer, l’autre d’aider autrui. Une personne peut faire la charité et dans un même temps, encourager l’abattage animal. De quelle éthique s’agit-il ici ? D’une part, Vivekananda recommandait qu’on nourrisse les pauvres; mais d’autre part, il suggérait qu’on leur serve le prasâdam de la déesse Kâlî : de la viande de taureaux. Quelle sorte d’éthique est-ce là ? Que vaut l’éthique fondée sur un savoir imparfait ?

SYAMASUNDAR: Kierkegaard dirait qu’en s’intériorisant, on prendrait des décisions judicieuses. Ce qui entraîne la connaissance de soi et l’engagement personnel.

SRILA PRABHUPADA: Mais en quoi consiste cette intériorisation ? On pourrait penser : « Je protégerai mon frère en tuant l’autre. » De quelle éthique est-il question ici ? Il nous faut quelque norme à partir de laquelle on pourra prendre une décision éclairée.

SYAMASUNDAR: Celle de Kierkegaard serait : « Choisis-toi toi-même. »

SRILA PRABHUPADA: Mais comment faire un choix sans se connaître ? Et comment se connaître à moins d’approcher quelqu’un qui connaît les choses telles qu’elles sont ? La majorité des gens croient être le corps. Quel genre de connaissance de soi est-ce là ? Qui s’identifie au corps ne vaut pas mieux qu’un âne. Que dire alors de sa philosophie ?

yasyâtma-buddhih kunape tridhâtuke sva-dhîh kalatrâdisu bhauma ijya-dhîh
yat-tîrtha-buddhih salile na karhicij janesv abhijñesu sa eva go-kharah

« L’être humain qui identifie au moi son corps constitué de trois éléments, qui considère ce qui est lié au corps comme sa parenté, qui fait de sa terre natale un objet de culte, et qui se rend aux lieux saints pour s’y baigner plutôt que pour y rencontrer ceux qui possèdent le savoir transcendantal, ne vaut certes pas mieux qu’un âne ou une vache. » (Bhâgavatam 10.84.13)

SYAMASUNDAR: Kierkegaard met l’accent sur le fait même de décider, et non sur la décision.

SRILA PRABHUPADA: Mais comment prendre une décision éclairée à moins de connaître le but de la vie ? Il est enfantin de dire qu’on devient éclairé en choisissant ceci ou cela. L’enfant choisit de jouer tantôt avec un jouet, tantôt avec un autre. En quoi est-il éclairé ? Les animaux prennent aussi des décisions. À titre d’exemple, l’âne décide de manger un peu d’herbe et de peiner toute la journée à porter des fardeaux. Si la décision en soi n’est guère importante, pourquoi ne choisirait-on pas la jouissance effrénée ?

SYAMASUNDAR: Kierkegaard dirait qu’elle conduit à l’ennui comme au désespoir.

SRILA PRABHUPADA: Mais ceux qui croient que tel est le but de l’existence affirment le contraire. En choisissant au gré de son caprice, on pourrait prendre n’importe quelle décision. Celui qui vit dans le Bowery pourrait décider d’acheter une bouteille de whisky dès qu’il obtient quelque argent.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard dirait qu’il n’y a là aucun engagement à une éthique supérieure. Au stade éthique, il faut embrasser une bonne cause et prendre des décisions fondées sur celle-ci.

SRILA PRABHUPADA: Mais de telles causes sont relatives. Qui décidera en quoi consiste une bonne cause ?

SYAMASUNDAR: En anticipant la mort, nous prendrons une décision éclairée, considérant chaque action comme la dernière. Ainsi la vérité jaillira.

SRILA PRABHUPADA: Oui. L’être humain doit penser : « Je ne désire pas mourir, mais la mort s’empare de moi. Quelle en est la cause ? Que faire ? » Personne ne veut mourir, mais tous succomberont. Personne ne souhaite être malade, mais la maladie est inéluctable. Voilà des problèmes bien réels auxquels est confrontée l’humanité et qu’on ne peut surmonter en prenant quelques décisions fantaisistes. Il faut décider ainsi : « Je ne désire pas souffrir, mais la souffrance m’est imposée. Je dois maintenant trouver une solution permanente à ce problème. » Voilà une décision digne de ce nom : mettre un terme à la souffrance. Comprenons que le corps n’existe que pendant quelques années, après quoi il doit périr; que le corps est extrinsèque et que nos décisions ne doivent pas être fondées sur le corps, mais bien sur l’âme.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard estime que l’humain dont la conscience n’est pas joyeuse est aliéné du passé comme du futur. Il souhaite oublier le passé et l’avenir n’est porteur d’aucun espoir. Quand la personnalité est intégrée à une conscience digne de ce nom, le passé et le futur sont unifiés; on peut alors prendre une décision éclairée.

SRILA PRABHUPADA: Votre décision doit s’appuyer sur le fait que vous faites partie intégrante de Krishna. Krishna informe Arjuna qu’il existait jadis et qu’il continuerait d’exister dans le futur. Notre décision doit s’appuyer sur l’existence de l’âme.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard voit le moi unifiant le passé et le futur, établissant ainsi son intégrité en tant que tout intégré. C’est alors que le moi peut prendre des décisions.

SRILA PRABHUPADA: Ayant accédé au plan du moi, il doit accepter que celui-ci est éternel afin d’intégrer passé, présent et futur.

SYAMASUNDAR: En effet. Tel est le stade le plus haut, le stade religieux. À ce niveau, on s’engage envers Dieu et on Lui obéit.

SRILA PRABHUPADA: C’est donc le stade de la conscience de Krishna.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard croit qu’au stade religieux règne une terrible souffrance, comparable à celle de Job.

SRILA PRABHUPADA: Pourquoi donc ? Pourquoi l’être conscient de Krishna souffrirait-il ?

SYAMASUNDAR: Kierkegaard était chrétien. Le Christ a souffert pour nos péchés, et il faut souffrir pour surmonter le péché.

SRILA PRABHUPADA: Mais cette théorie est erronée. Si le Christ est Dieu, ou le Fils de Dieu, pourquoi souffrirait-il ? Quel Dieu serait sujet à la souffrance ? Pourquoi Dieu ou l’être humain souffriraient-ils ? Le fait est que si la souffrance règne, il faut y mettre un terme. Plusieurs « chrétiens » croient qu’ayant passé un contrat avec le Christ, et parce qu’il a souffert pour leurs fautes, ils peuvent continuer de pécher. Est-ce là une philosophie cohérente ?

SYAMASUNDAR: Existentialiste, Kierkegaard croit que l’existence précède l’essence, et que pour accéder à la réalisation spirituelle, il faut traverser ces différents stades.

SRILA PRABHUPADA: C’est juste. Ayant transmigrée à travers diverses espèces, l’âme parvient finalement à la forme humaine où elle peut comprendre le but de l’existence. Parvenant à la perfection, elle devient consciente de Krishna; par conséquent, l’existence précède effectivement l’essence.

SYAMASUNDAR: Pour Kierkegaard, l’engagement culmine dans la vie religieuse, dont la quintessence serait l’intériorisation de la souffrance.

SRILA PRABHUPADA: La souffrance naît de notre identification au corps. La victime d’un accident de voiture n’est peut-être pas blessée; mais parce qu’elle s’identifie à la matière, au corps, elle souffre. Toujours omniscient et transcendant de toute éternité l’Univers matériel, Dieu ne souffre jamais. La présence ou l’absence de souffrance n’est qu’une question de connaissance.

SYAMASUNDAR: Mais la pénitence et l’austérité n’entraînent-elles pas la souffrance ?

SRILA PRABHUPADA: Non. Il n’y a pas de souffrance pour les personnes au degré de savoir élevé. De toute évidence, elles peuvent ressentir quelque douleur physique. Mais réalisant de par leur vrai savoir qu’elles ne sont pas le corps, pourquoi souffriraient-elles ? Elles pensent plutôt : « Accomplissons notre devoir. Hare Krishna. » Tel est le stade supérieur. La souffrance naît de l’ignorance.

SYAMASUNDAR: Mais ne renonce-t-on pas au confort physique en servant Dieu ?

SRILA PRABHUPADA: Rûpa et Sanâtan Goswamis occupaient des postes élevés au sein du gouvernement, mais ils ont renoncé à leur richesse matérielle afin de faire preuve de compassion envers le commun des mortels. Aussi ne se vêtaient-ils que d’un seul pagne et dormaient chaque nuit sous un arbre différent. Bien sûr, des sots diraient qu’ils souffraient alors qu’en réalité, ils baignaient dans l’océan de la félicité spirituelle tout en écrivant sur les Divertissements de Krishna avec les gopîs. Absorbant leurs pensées en Krishna et les gopîs, ils rédigeaient des livres de jour en jour. Pas question pour eux de souffrance, quoiqu’un sot pourrait penser : « Ils étaient ministres, de hauts fonctionnaires qui vivaient aisément avec leurs familles et leurs résidences. Désormais sans foyer, ils ne portent plus qu’un pagne et ne mangent guère. » Un matérialiste croirait ainsi qu’ils souffraient. Or, il n’en était rien : ils étaient on ne peut plus heureux.

SYAMASUNDAR: Certains chrétiens insistent sur la valeur de la souffrance, pensant que renoncer à la vie mondaine revient à dire adieu au plaisir pour souffrir.

SRILA PRABHUPADA: À cause d’un savoir déficient. Ils ont élaboré cette philosophie plus ou moins inventée de toutes pièces après la disparition de Jésus-Christ.

HAYAGRIVA: Kierkegaard souligne également l’importance de l’amour dans la vie religieuse. Dans son livre Works of Love, il voit Dieu comme la source secrète de tout amour : « Il faut aimer Dieu en Lui obéissant de façon inconditionnelle, même si ce qu’Il exige de vous puisse sembler préjudiciable à vos yeux… Car la sagesse du Seigneur s’avère incomparable à la nôtre… »

SRILA PRABHUPADA: C’est ce qu’enseigne également la Bhagavad-Gîtâ (18:66), où Dieu vous demande de renoncer à tous nos projets et à ceux d’autrui, pour accepter le Sien : sarva-dharmân parityajya – « Laisse là toutes formes de pratique religieuse et abandonne-toi simplement à Moi. » Si nous dépendons entièrement de Krishna – Dieu, la Personne Suprême – Il nous guidera jusqu’à notre demeure originelle, auprès de Lui.

HAYAGRIVA: Tout en définissant l’amour, Kierkegaard souligne que saint Paul considère l’amour comme « l’accomplissement de la loi ». « L’amour est une question de conscience, écrit Kierkegaard, et non par conséquent d’impulsion ou d’inclination, d’émotion ou de calcul intellectuel… Le christianisme ne connaît qu’une forme d’amour – l’amour spirituel. »

SRILA PRABHUPADA: Exactement. L’amour s’avère impossible dans l’Univers matériel, car chacun ne se soucie que de la satisfaction de ses propres sens. L’amour entre hommes et femmes n’est pas vraiment de l’amour, mais plutôt de la concupiscence puisque les uns comme les autres ne se préoccupent que de leur propre plaisir. Alors que l’amour revient au contraire à se soucier du plaisir de la personne aimée. Ainsi se définit le pur amour, lequel n’est guère possible en ce monde de matière. On le retrouve cependant dans les descriptions de Vrindâvan, ce village où humains, animaux, fruits, fleurs, eau, etc. n’existent que pour aimer Krishna. Et ce, sans rien espérer en retour de Lui. Tel est le vrai amour. Anyâbhilâsitâ-sûnyam. Qui aime Dieu pour quelque motif secret fait preuve d’amour matériel. Le pur amour ne vise que la satisfaction des désirs de Dieu, l’Être Suprême. En parlant d’amour dans le monde matériel, nous faisons un usage abusif de ce mot. Ici, les désirs lascifs remplacent le véritable amour. Un tel amour ne s’applique qu’à Dieu, fût-ce au niveau individuel, collectif, ou tout autre. Krishna, le Seigneur Suprême, est le souverain objet d’amour, un amour qui peut s’exprimer par le service, l’amitié ou l’adoration. Nous pouvons également L’aimer comme notre enfant ou notre amoureux. Voilà les cinq relations fondamentales exprimant le véritable amour pour Dieu.

HAYAGRIVA: Pour Kierkegaard, l’amour pour Dieu est le facteur décisif, d’où procède l’amour du prochain. « En aimant Dieu plus que tout, écrit-il, vous aimez aussi votre prochain et à travers lui, tous les êtres humains… Aider autrui à aimer Dieu c’est aimer ses semblables; être aidé par autrui à aimer Dieu c’est être vraiment aimé. »

SRILA PRABHUPADA: Tels sont les fondements de notre Mouvement pour la Conscience de Krishna. Nous y apprenons l’art d’aimer Dieu et nous l’enseignons au monde entier. Notre enseignement veut que Dieu soit un et que nul ne Lui soit supérieur, ni même égal. Dieu ne meurt jamais. Toute religion qui enseigne l’amour de Dieu – fût-ce le christianisme, l’hindouisme, l’islam, etc. – doit être considérée comme étant exemplaire. Tel doit être le critère de toute religion : « Ceux qui la pratiquent ont-ils appris l’art d’aimer Dieu ? » Dieu est le centre d’amour; comme tout émane de Lui, qui aime Dieu aimera toutes Ses créatures. Une telle personne ne fait pas de discrimination et ne croit pas que seuls les humains doivent être aimés et servis. Non. Il se soucie de tous les êtres vivants, peu importe l’espèce à laquelle ils appartiennent. Qui aime Dieu aimera toutes choses et son amour s’étendra à tous. Lorsqu’on arrose la racine de l’arbre, on nourrit toutes les parties de ce dernier : le tronc, les branches, les brindilles et les feuilles. En nourrissant l’estomac, on satisfait le corps entier. Dieu est tout. On lit dans la Bhagavad-Gîtâ (9:4) : mayâ tatam idam sarvam. Rien ne peut exister sans Dieu, car tout émane de Lui. Le Vishnou Purâna affirme que Dieu est partout quoique situé dans Son propre royaume, de même que la lumière et la chaleur du soleil se diffusent en tous lieux bien que l’astre du jour se trouve en un endroit précis. Dieu pénètre tout; rien ne saurait exister sans Lui. Dans un même temps, il ne faut pas en déduire que tout est Dieu. Tout repose plutôt sur Son énergie. Malgré toutes Ses manifestations, Il demeure une personne.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard considère également la foi comme une partie importante de la religion. À ses yeux, le contraire de la foi serait le péché, lequel est synonyme de désespoir.

SRILA PRABHUPADA: Pas question de péché lorsqu’on est conscient de Krishna. Ce n’est pas une question de foi, mais bien de réalité. Au début de la Bhagavad-Gîtâ, Arjuna refusait de combattre, mais il décida finalement d’obéir à Krishna. Voilà ce qu’on entend par piété : satisfaire l’autorité supérieure – Dieu. Dans l’Univers matériel, nous imaginons que ceci ou cela est péché ou piété, mais il ne s’agit là que de créations du mental. Elles n’ont aucune valeur.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard définirait la piété comme la foi en les directives de Dieu.

SRILA PRABHUPADA: Ce qui implique qu’il doit recevoir Ses directives. Or, il ne peut être question de directives divines pour qui n’a aucune conception de Dieu, pour qui Le conçoit de façon impersonnelle. S’Il est de nature impersonnelle, Dieu n’aurait ni bouche pour parler ni d’yeux pour voir. Il Lui serait ainsi impossible de donner quelque directive.

HAYAGRIVA: Kierkegaard écrit dans ses Journals : « Dieu existe; Sa volonté m’est révélée par les Saintes Écritures et ma conscience. Ce Dieu désire intervenir dans le monde. Mais comment le pourrait-Il sinon avec l’aide de l’être humain ? »

SRILA PRABHUPADA: Sâdhu-shâstra-guru. Nous pouvons approcher Dieu en comprenant les saints, en étudiant les Écritures védiques et en suivant les instructions du maître spirituel authentique. Sâdhou, shâstra et gourou doivent se confirmer mutuellement. Le sâdhou est une personne qui parle selon les Écritures, et le gourou est celui dont l’enseignement ne contredit pas les Écritures. Le gourou ne peut pas inventer des paroles non contenues dans les shâstras. En recevant des instructions de ces trois sources, nous pouvons progresser parfaitement dans notre entendement de Dieu, la Personne Suprême.

HAYAGRIVA: Kierkegaard écrit : « La seule façon adéquate d’exprimer un sentiment de la majesté de Dieu serait de L’adorer… Il est si facile de voir que celui à qui tout est aussi important qu’insignifiant ne peut s’intéresser qu’à une chose : l’obéissance. »

SRILA PRABHUPADA: En effet. Et Dieu exige l’obéissance absolue : sarva-dharmân parityajya mâm ekam saranam vraja (Gîtâ 18:66). Nous devons d’abord obéissance à Dieu, l’Être Suprême; il faut aussi obéir au maître spirituel puisqu’il est le représentant du Seigneur. La personne qui ne reçoit pas directement les instructions de Dieu ne saurait être un gourou authentique. Le gourou n’invente rien, mais présente simplement ce que Dieu énonce dans les shâstras. Quand Dieu apparaît en tant qu’avatar, Il Se réfère également aux Écritures; à titre d’exemple, Krishna Se réfère au Brahma-soûtra dans la Bhagavad-Gîtâ (13:5). Quoique Krishna soit Dieu et que Sa parole soit sans appel, Il honore néanmoins le Brahma-soûtra [Védânta-soutra], car cet ouvrage présente le savoir spirituel de façon aussi logique que philosophique. Nous n’acceptons pas quiconque se proclame Dieu. De telles assertions doivent être corroborées par les Écritures traditionnelles.

HAYAGRIVA: Kierkegaard dit que nous devons « renoncer à tout dans un acte d’adoration offert à Dieu; non pas parce qu’Il ait besoin qu’on Lui serve d’instrument, mais renoncer à tout comme étant d’un superflu et d’un luxe des plus insignifiants – voilà ce qu’on entend par adoration. »

SRILA PRABHUPADA: Exactement. L’adoration commence par le renoncement aux motifs secrets. Notre seul devoir consiste à aimer Dieu, et toute religion exemplaire enseignera à ses adeptes l’art d’aimer Dieu sans motif inavoué. Une telle adoration ne saurait être entravée par quelque considération d’ordre matériel. Nous pouvons aimer Dieu en toutes circonstances et Il nous aidera.

SYAMASUNDAR: Considérant le christianisme moderne comme une sorte de maladie, une corruption du message originel du Christ, Kierkegaard regrette la désintégration du christianisme en tant que mode d’adoration efficace.

SRILA PRABHUPADA: Le christianisme est le christianisme; on ne saurait donc le qualifier ou qualifier Dieu d’ancien ou de moderne. Nous disons qu’une personne est chrétienne ou qu’elle ne l’est pas. Elle suit les directives du Christ ou elle ne les suit pas. Si vous ne respectez pas les principes d’une religion, comment pouvez-vous prétendre y adhérer ? Ceci s’applique à toutes les religions. À titre d’exemple, nombreux sont les « hindous » qui ne croient en rien, mais se considèrent néanmoins aussi hindous que brahmanes. C’est une insulte.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard voit le désespoir chrétien comme une « maladie entraînant la mort ». Le désir de mourir est le fruit du désespoir.

SRILA PRABHUPADA: Les gens cherchent à fuir les suites de leurs fautes en se donnant la mort. Mais c’est en vain, car le suicide est un péché en soi. Aussi ceux qui se suicident deviennent-ils des fantômes.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard croit que l’homme doit vivre comme s’il allait mourir à tout instant et agir comme si chacune de ses actions était la dernière.

SRILA PRABHUPADA: Comme ceci requiert de la pratique, nous recommandons la récitation incessante du mantra Hare Krishna. De toute évidence, la mort peut frapper à tout instant. Si le mantra Hare Krishna est alors sur nos lèvres, ce sera une mort glorieuse.

SYAMASUNDAR: Selon le catholicisme, le prêtre peut vous absoudre de vos fautes à l’heure de la mort.

SRILA PRABHUPADA: À condition d’avoir la conscience requise pour comprendre les paroles du prêtre.

SYAMASUNDAR: Même s’il a commis plusieurs fautes durant sa vie, le pécheur peut être absous sur son lit de mort.

SRILA PRABHUPADA: C’est fort possible, car le prêtre peut vous faire penser à Dieu à l’heure de la mort. Vos pensées à l’heure de la mort s’avèrent très importantes. On pourrait citer à titre d’exemple dans ce contexte Ajâmil et Bharata Mahârâj. Voilà pourquoi le roi Koulashékhar prie : « Que la mort me frappe immédiatement pendant que je pense à Krishna. » Impossible, bien sûr, de penser à Krishna quand survient la mort à moins d’avoir pratiqué à cette fin. Car lorsque sonne sa dernière heure, le corps est sujet à de nombreux troubles physiologiques. Dès le début donc, il faut pratiquer l’austérité.

HAYAGRIVA: Kierkegaard écrit : « Le vrai succès dans la prière n’est pas quand Dieu l’entend, mais quand la personne qui prie continue de le faire jusqu’à ce qu’elle entende ce que Dieu veut. »

SRILA PRABHUPADA: Excellent. Grâce à la prière, on se qualifie pour comprendre Dieu, Lui parler et recevoir Ses directives :

tesâm satata-yuktânam bhajatâm prîti-pûrvakam
dadâmi buddhi-yogam tam yena mâm upayânti te

« À qui, avec amour, se voue sans fin à Mon service, Je donne l’intelligence requise pour venir à Moi. » (Gîtâ 10:10) Notre objectif final consiste à quitter cet Univers matériel pour retourner auprès de Dieu. La prière est simplement une des neuf formes de service dévotionnel qu’on peut adopter :

sravanam kîrtanam visnoh smaranam pâda-sevanam
arcanam vandanam dâsyam sakhyam âtma-nivedanam

« Écouter et chanter ce qui se rapporte au Saint Nom, à la Forme, aux Attributs et aux Divertissements de Sri Vishnou, se les rappeler, servir les pieds pareils-au-lotus du Seigneur, Lui rendre un culte au moyen de seize accessoires, Lui offrir des prières, devenir Son serviteur, Le considérer comme son meilleur ami, et Lui abandonner tout – ces neuf pratiques relèvent du pur service de dévotion. » (Bhâgavatam 7.5.23) On appelle la prière vandanam. Qu’on accepte les neuf pratiques ou rien qu’une, on est sûr de progresser dans la spiritualité. Les chrétiens et les musulmans offrent des prières au Seigneur et les hindous Le servent dans le temple. Les Déités sont parées, les temples sont nettoyés et la nourriture y est offerte à Dieu. On nomme archanam ce procédé qui nous permet de s’engager dans le service de dévotion. Dieu vit en nous, et lorsqu’Il voit notre service sincère, Il Se charge de nous et nous offre Ses directives grâce auxquelles nous parviendrons à Lui sans délai. Dieu est complet en Lui-même; Il ne convoite pas notre service. Mais en Le servant, nous nous purifions. Une fois purifiés, nous pourrons Lui parler et Le voir. Nous pourrons alors recevoir Ses instructions personnelles, au même titre qu’Arjuna.

SYAMASUNDAR: Pour Kierkegaard, la foi se révèle dans le rapport du moi à lui-même, à travers son empressement à être lui-même et à se présenter en toute évidence et intégrité devant Dieu.

SRILA PRABHUPADA: Aux yeux des Mâyâvâdîs, la réalisation du soi signifie ne plus faire qu’un avec l’Âme Suprême, mais une telle fusion n’est guère possible. Se présenter en toute évidence devant Dieu revient à s’engager à Son service. Pour ce faire, il s’agit de comprendre qu’on fait partie intégrante du Suprême. La partie s’engage naturellement à servir le corps entier. Or, dès qu’on s’engage à servir Dieu, on devient une âme réalisée. Voilà ce qu’on appelle la libération, ou moukti. Les karmîs, jñânîs et yogis cherchent tous à se réaliser spirituellement, mais comme ils ne servent pas l’Âme Suprême, ils ne sont pas des âmes libérées. Nous cherchons par conséquent à instaurer le Mouvement pour la Conscience de Krishna afin de favoriser l’ultime réalisation spirituelle de tous.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard estime que la réalisation du soi procède de l’expression de la volonté. Plus une personne sera réalisée, plus grande sera sa volonté. Lorsque nous aurons développé pleinement notre potentiel, dont notre volonté, nous pourrons prendre des décisions éclairées.

SRILA PRABHUPADA: Mais faisant partie intégrante du tout, il vous faut accepter les décisions de celui-ci. Vous ne pouvez pas les prendre vous-même. Le doigt ne décide pas pour le corps entier. La seule décision que vous puissiez prendre est celle de servir Krishna. Les directives viennent d’un supérieur. Krishna ordonna à Arjuna de combattre et, à la conclusion de la Bhagavad-Gîtâ, celui-ci décida d’obéir à la volonté du Seigneur. Voilà l’unique décision que nous puissions prendre : celle d’obéir ou non à la volonté de Krishna. Krishna ou Son représentant prendront toutes les autres décisions.

SYAMASUNDAR: Qu’entend-on alors par volonté absolue ?

SRILA PRABHUPADA: S’abandonner pleinement, suivre de façon absolue les directives du Suprême.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard voit que le désespoir peut porter fruit en ce qu’il nous mènerait à désirer une vie authentiquement consacrée à la réalisation spirituelle. Il peut servir de tremplin pour une conscience supérieure.

SRILA PRABHUPADA: Désespérer est un grand bonheur. Car alors tout est fini. Dégagé de toute responsabilité, le désespéré est soulagé. Par désespoir, Arjuna songeait à se faire mendiant. Quand on désespère de goûter quelque bonheur au sein de l’existence matérielle, on peut alors se tourner vers la spiritualité. Parfois Krishna épuise toutes nos ressources matérielles afin que, en désespoir de cause, nous puissions nous absorber pleinement dans Son service. Parfois Krishna anéantit matériellement un aspirant à la conscience divine désirant également la jouissance matérielle à cause de quelque attachement excessif. Quand Dieu détruit ainsi les espoirs matériels de quelqu’un, celui-ci croira parfois que le Seigneur Se montre dur envers lui. Sombrant dans le désespoir, il ne réalise pas que Dieu lui montre Sa grâce en balayant les obstacles qui l’empêcherait de s’abandonner entièrement à Sa Personne.

Un jour, Indra – le roi des sphères célestes – fut changé malgré lui en porc et dut vivre sur notre planète sous cette forme animale inférieure, entouré de sa famille porcine. Après quelque temps, Brahmâ descendit sur la Terre pour lui dire : « Mon cher Indra, tu oublies avoir été jadis roi des cieux, doté de grandes richesses. Maintenant que te voilà devenu un porc, tu ne te souviens plus de ton statut privilégié d’antan. Quitte cette existence dégoûtante  ! Viens et suis-moi. » Or, malgré toutes les prières de Brahmâ, Indra n’était toujours pas convaincu. Aussi répondit-il : « Pourquoi devrais-je te suivre ? Je suis très heureux avec ma femelle, mes petits et ma porcherie. » Voyant qu’Indra était beaucoup trop attaché à son existence porcine, Brahmâ se mit à tuer tous ses petits et enfin, leur mère. Témoin de ce carnage, Indra s’écria de désespoir : « Tu as massacré toute ma famille ! » Seulement alors accepta-t-il de suivre Brahmâ. Dans un même ordre d’idée, Krishna crée parfois une situation qui précipitera l’être vivant dans le désespoir. Ce dernier se tournera alors vers Krishna pour s’abandonner entièrement à Lui.

SYAMASUNDAR: Considérant le désespoir de penser « je suis un pécheur » et de croire que nous ne serons jamais affranchi du péché, Kierkegaard affirme que cela ne peut que nous enfoncer davantage dans une vie pécheresse. »

SRILA PRABHUPADA: Il n’est pas question de désespérer à cause du péché. C’est par ignorance qu’on est pécheur. Si vous demandez au boucher : « Pourquoi commettez-vous des péchés ? », il répondra : « C’est mon travail. En quoi est-ce péché ? » Quand Nârada informa un chasseur qu’il était répréhensible de tuer des animaux, loin de sombrer dans le désespoir, le chasseur s’est élevé à la conscience de Krishna grâce aux instructions de Nârada.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard croit que la foi vainc et le péché et le désespoir.

SRILA PRABHUPADA: Par foi on entend le fait de croire en Dieu. Pour fortifier notre foi, nous devons renoncer à tout espoir de bonheur au sein de l’existence matérielle. Il faut désespérer d’être heureux sur le plan matériel.

SYAMASUNDAR: Pour Kierkegaard, l’existence est continuelle et donc perpétuellement incomplète.

SRILA PRABHUPADA: Dieu a mis en place un procédé complet grâce auquel nous pouvons progresser dans la conscience divine. Le procédé est complété quand on s’abandonne à Krishna. On parvient à la complétude en devenant pleinement conscient. Il s’agit de continuer à progresser tant qu’on n’en sera pas rendu là.

HAYAGRIVA: « Dieu est la source de toute individualité, écrit Kierkegaard. Posséder l’individualité, c’est croire à celle de tous les autres, car l’individualité ne m’appartient pas. C’est un don de Dieu à travers lequel Il me permet d’être, moi, et tous les autres. »

SRILA PRABHUPADA: La Katha Upanishad explique ce fait : nityo nityânâm cetanas cetanânâm. Dieu est une entité vivante et nous de même. Nous sommes tout aussi éternels que Lui. Nous sommes qualitativement un, mais différents du point de vue quantitatif. Dieu soutient tous les êtres. Nous sommes tous des fragments individuels, éternels, de Dieu et comme tels, notre fonction naturelle consiste à L’aimer.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard voit l’individu en état de perpétuel devenir.

SRILA PRABHUPADA: De devenir quoi ? Quel est le but ? Le but est la conscience de Krishna. Aussi Krishna dit-Il dans la Bhagavad-Gîtâ (7:7) :

mattah parataram nânyat kiñcid asti dhanañjaya
mayi sarvam idam protam sûtre maniganâ iva

« Nulle vérité ne M’est supérieure, ô conquérant des richesses. Tout sur Moi repose, comme des perles sur un fil. » (Gîtâ 7:7) Krishna incarne l’ultime vérité, le but suprême, et accéder à la conscience de Krishna, voilà ce qu’on entend par complétude.

SYAMASUNDAR: Mais n’est-on pas encore en devenir même quand on est pleinement conscient de Krishna et en Sa présence ?

SRILA PRABHUPADA: Non. Il existe cependant des variétés de nature spirituelle. Tout est complet, mais on goûte diverses variétés. Krishna est tantôt un petit pâtre, tantôt l’enfant de Yashodâ, tantôt le compagnon de Râdhârânî. Il habite parfois Mathourâ, parfois Vrindâvan. Il existe de nombreuses variétés spirituelles, mais tout est complet en soi. Plus question de devenir lorsqu’on atteint le point où l’on goûte simplement la variété. C’est tout.

SYAMASUNDAR: Qu’est-ce qui distingue la variété spirituelle de la variété matérielle ?

SRILA PRABHUPADA: La variété matérielle est artificielle. On peut la comparer à une fleur artificielle. Cette dernière ne peut procurer le plaisir qu’offre une véritable fleur, car elle n’est dotée d’aucun parfum. Elle est aussi fausse qu’artificielle.

SYAMASUNDAR: Alors qu’Hegel met l’accent sur la pensée spéculative, Kierkegaard insiste sur l’action. Il voit la liberté dans l’action réfléchie.

SRILA PRABHUPADA: Oui, la spiritualité étant synonyme d’action réfléchie. Il est erroné de penser qu’on devient inactif lorsqu’on accède à la perfection, comme le veut la théorie des Mâyâvâdîs. Sous prétexte qu’une cruche est très sonore lorsqu’elle n’est pas remplie d’eau, ces derniers assimilent la plénitude au silence. Or, la Bhagavad-Gîtâ (3:5) nous fait comprendre que jamais l’âme ne demeure inactive. On constate néanmoins que l’inaction est parfois recommandée. Comprenons ici qu’on doit éviter de parler ou d’agir sottement. Mieux vaut se taire que de tenir des propos dénués d’intelligence. Mais une telle inaction ne saurait être assimilée à la perfection.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard trouve la vérité dans le relatif et le subjectif, dans la réflexion personnelle, individuelle, dans ce qu’il appelle « la passion intérieure ».

SRILA PRABHUPADA: La vérité est la vérité, et elle est absolue. Vous pouvez fabriquer des vérités relatives, mais la Vérité Absolue est une. Quand on ne connaît pas la Vérité Absolue, on met l’accent sur des vérités relatives. Il peut y avoir passion intérieure, ou ce que vous voudrez, mais on peut être induit en erreur lorsqu’on ignore le but ultime. Vous avez beau dire que la passion est vérité, mais la passion est synonyme d’activité. Où votre activité aboutira-t-elle ? Quel en est le but ? À quoi sert de prendre son auto quand on ne sait pas où aller ? Vous gaspillez votre énergie. On pourra toujours dire, bien sûr : « Je ne sais pas où aller, mais qu’importe. Démarrons quand même. » Mais est-ce là une proposition raisonnable ?

SYAMASUNDAR: Pour Kierkegaard, ce n’est pas tant ce qu’on fait que la façon dont on le fait.

SRILA PRABHUPADA: C’est là l’obstination du chien.

SYAMASUNDAR: C’est une sorte de subjectivité qui demeure toujours incertaine. L’incertitude engendre l’anxiété.

SRILA PRABHUPADA: Qui ignore le but de la vie sera toujours anxieux.

SYAMASUNDAR: Pour Kierkegaard, cette anxiété et cette incertitude seraient dissipées par ce qu’il appelle « un acte de foi ».

SRILA PRABHUPADA: Oui, mais cet acte doit être accompli en présence d’un but. À moins de connaître le but, le point fixe, votre passion et votre énergie peuvent être mal employées, mal orientées.

SYAMASUNDAR: Étant chrétien, Kierkegaard estime que notre énergie doit servir à parvenir jusqu’à Dieu à travers le Christ.

SRILA PRABHUPADA: Voilà une bonne position, qui correspond d’ailleurs à notre procédé. Il n’est pas nécessaire cependant de passer par les stades inférieurs. Pourquoi ne pas aller immédiatement à Dieu, si on peut parvenir jusqu’à Lui grâce à Jésus-Christ ? Notre méthode consiste à s’abandonner au gourou afin de comprendre la plus haute vérité.

tad viddhi pranipâtena pariprasnena sevayâ
upadeksyanti te jñânam jñâninas tattva-darsinah

« Cherche à connaître la vérité en approchant un maître spirituel. Enquiers-toi d’elle auprès de lui avec soumission, tout en le servant. L’âme réalisée peut te révéler le savoir, car elle a vu la vérité. » (Gîtâ 4:34) Le Srîmad-Bhâgavatam (11.3.21) donne une recommandation analogue :

tasmâd gurum prapadyeta jijñâsuh sreya uttamam
sâbde pare ca nisnâtam brahmany upasamâsrayam

« Toute personne sincèrement désireuse de connaître le bonheur véritable doit chercher un maître spirituel authentique et s’en remettre à lui par le processus de l’initiation spirituelle. Un maître spirituel doit avoir réalisé la conclusion des Écritures par de mûres réflexions et il doit pouvoir convaincre autrui de ce message. D’aussi grandes personnalités, qui ont trouvé refuge auprès du Seigneur Suprême en renonçant à toutes considérations matérielles, doivent être tenues pour des maîtres spirituels authentiques. » Telle est la marche à suivre. Ce n’est pas qu’on continue d’agir à sa guise en espérant emprunter la bonne voie grâce à l’expérience. Au cœur de l’océan infini, on ne sait guère dans quelle direction s’orienter. Tout effort risque ainsi d’être vain. Un capitaine, un compas et un sextant sont requis. Le capitaine ici c’est le gourou qui sert de guide. À bord d’un bateau sans capitaine, on ira dans une direction puis dans une autre, gaspillant de cette façon notre énergie. En acceptant le Christ, Kierkegaard accepte d’être guidé par lui.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard dit : « Dieu ne pense pas : Il crée; Dieu n’existe pas : Il est éternel. L’être humain pense et existe, l’existence séparant la pensée de l’être. »

SRILA PRABHUPADA: Qu’entend-il par « Dieu n’existe pas : Il est éternel » ?

SYAMASUNDAR: Pour Kierkegaard, le mot « existence » désigne ce qui prend naissance. Dieu n’« existe » pas en ce sens qu’Il demeure toujours inchangé.

SRILA PRABHUPADA: C’est-à-dire qu’Il est parfait. Dieu n’évolue pas d’un stade à un autre. Si telle est la philosophie de Kierkegaard, il doit alors accepter de suivre les directives de Dieu. Pourquoi expérimenter ? Omnipotent, Dieu est le Tout-Puissant. Nous admettons qu’Il n’a pas à planifier, car Il crée automatiquement. Si subtiles et parfaites sont Ses énergies que Sa pensée se réalise sur-le-champ dans une création parfaite.

SYAMASUNDAR: Kierkegaard considère l’existence humaine comme un état d’incessant devenir. La pensée de l’être humain est distincte de son être.

SRILA PRABHUPADA: Pourquoi alors ne pas unir être et pensée dans l’abandon à Krishna ?