Quatorzième.

Les trois gunas.




VERSET 1

sri-bhagavan uvaca
param bhuyah pravaksyami
jnananam jnanam uttamam
yaj jnatva munayah sarve
param siddhim ito gatah

TRADUCTION

Le Seigneur Bienheureux dit:
Encore une fois, Je te dirai cette sagesse suprême, le plus haut des savoirs, par quoi tous les sages se sont d'ici-bas élevés à la perfection ultime.

TENEUR ET PORTEE

Du septième chapitre à la fin du douzième, Sri Krsna a révélé par le détail ce qu'il en est de la Vérité Absolue, Dieu, la Personne Suprême. Dans ce quatorzième chapitre, Il va davantage encore éclairer Arjuna. Celui qui, par l'analyse philosophique, saisit la teneur de ce chapitre, est à même de comprendre le service de dévotion. Nous avons clairement vu, dans le treizième chapitre, qu'en cultivant humblement la connaissance, l'homme devient en mesure de se dégager des rets de la matière. Nous y avons également appris que l'enchaînement de l'être dans l'univers matériel est causé par son contact avec les trois gunas. A présent, dans ce quatorzième chapitre, le Seigneur Suprême explique la nature de ces trois gunas, comment ils agissent, enchaînent ou libèrent. Le Seigneur affirme d'autre part que le savoir ici révélé est supérieur à celui donné dans les chapitres précédents.

Nombreux sont les grands sages qui, en assimilant ce savoir, connaissent la perfection et sont promus au monde spirituel. Le Seigneur le présente maintenant de façon plus détaillée. Parce que ce savoir dépasse toutes les connaissances énoncées jusque-là, parce que par lui nombre d'hommes parviennent à la perfection, il est attendu de quiconque comprendra ce quatorzième chapitre qu'il atteigne également l'état parfait.

VERSET 2

idam jnanam upasritya
mama sadharmyam agatah
sarge ’pi nopajayante
pralaye na vyathanti ca

TRADUCTION

Qui s'établit dans ce savoir peut atteindre à la nature spirituelle et absolue, semblable à la Mienne. Alors, il ne renaît pas au temps de la création, et à l'heure de la dissolution, n'en est pas affecté.

TENEUR ET PORTEE

Par l'acquisition de la connaissance spirituelle parfaite, on se libère du cycle des morts et des renaissances et on devient qualitativement l'égal de Dieu, la Personne Suprême. Cela ne signifie pas, bien sûr, que l'on perd alors son individualité, son identité d'âme distincte. Les Ecrits védiques nous apprennent que les âmes libérées, qui ont atteint les planètes absolues du monde spirituel, servent le Seigneur Suprême avec amour et dévotion, et gardent donc leur regard fixé sur Ses pieds pareils-au-lotus. Ainsi, même après la libération, le bhakta ne perd pas son identité propre.

De façon générale, toute connaissance acquise en ce monde est souillée par les trois gunas. Mais il existe un savoir qui ne l'est pas: on le qualifie de spirituel et absolu. Aussitôt établi dans ce savoir, l'être se trouve au même niveau spirituel que la Personne Suprême. Les hommes privés de connaissance du monde spirituel soutiennent qu'après s'être affranchie des actes matériels, des actes du corps, l'âme spirituelle perd toute forme et toute différenciation. En réalité, tout comme la diversité existe en ce monde, elle existe dans le monde spirituel. Ceux qui ignorent cette vérité voient l'existence spirituelle comme incompatible avec la diversité. Or, dans le monde spirituel, chacun est doté d'une forme, spirituelle. On y trouve des activités spirituelles, qui constituent l'existence spirituelle, qualifiée de dévotionnelle. Rien n'y est souillé; chacun, qualitativement, y est l'égal du Seigneur Suprême. Afin d'obtenir ce savoir absolu, l'homme doit développer en lui toutes les qualités spirituelles. Et une fois ces qualités épanouies, il ne sera plus affecté ni par la création ni par la destruction de l'univers matériel.

VERSET 3

mama yonir mahad brahma
tasmin garbham dadhamy aham
sambhavah sarva-bhutanam
tato bhavati bharata

TRADUCTION

La substance matérielle en sa totalité, nommée brahman, est le siège de la conception; ce brahman, Je le féconde, ô descendant de Bharata, et Je rends ainsi possible la naissance de tous les êtres.

TENEUR ET PORTEE

Ce verset nous explique le monde: tout ce qui s'y trouve vient de l'union du ksetra et du ksetrajna, du corps et de l'âme spirituelle. C'est par le Seigneur Suprême Lui-même que cette combinaison de la nature matérielle avec l'être vivant peut s'effectuer. Le mahat-tattva constitue la cause totale de l'entière manifestation matérielle, et parce que la substance globale de cette cause comprend les trois gunas, on l'appelle parfois brahman, en accord, d'ailleurs, avec les Ecritures védiques. Le Seigneur Suprême imprègne cette substance globale, permettant ainsi la manifestation des innombrables univers; Il y dépose les êtres vivants, qui constituent la semence. Les vingt quatre éléments, à commencer par la terre, l'eau, l'air, appartiennent tous à l'énergie matérielle, appelée le maha-brahman, le "grand brahman", ou "nature matérielle". Or, comme l'enseigne le septième chapitre, au-delà de cette nature s'en trouve une autre, supérieure, que constituent les êtres vivants. Par la volonté de Dieu, la Personne Suprême, la nature matérielle est donc imprégnée de la nature supérieure; c'est pourquoi toutes les entités vivantes naissent de cette nature matérielle. La femelle du scorpion dépose ses œufs dans un tas de riz; de là vient qu'on dise parfois que le scorpion naît du riz. Mais ça n'est certes pas le riz qui engendre le scorpion. Le scorpion sort évidemment des œufs déposés par la mère. De même, la nature matérielle ne saurait causer la naissance des entités vivantes. Bien que toutes ces entités semblent venir de la seule nature matérielle, c'est Dieu qui en donne la semence. Ainsi, chaque être obtient, selon ses actes passés, un corps bien défini, créé par la nature matérielle, et connaît dès lors, toujours selon ses actes passés, la joie ou la peine. C'est donc le Seigneur qui est la cause de la manifestation des êtres dans l'univers matériel.

VERSET 4

sarva-yonisu kaunteya
murtayah sambhavanti yah
tasam brahma mahad yonir
aham bija-pradah pita

TRADUCTION

Comprends cela, ô fils de Kunti, que toutes espèces de vie procèdent du sein de la nature matérielle, et que J'en suis le Père, qui donne la semence.

TENEUR ET PORTEE

Il est clairement expliqué, dans ce verset, que Sri Krsna, Dieu, la Personne Suprême, est le père originel de toutes les entités vivantes, qui sont le fruit de l'union des natures spirituelle et matérielle. Ces êtres ne peuplent pas seulement notre planète, mais chaque planète de l'univers matériel, jusqu'à la plus élevée, où vit Brahma. Les entités vivantes sont partout: dans la terre, dans l'eau, et même dans le feu. Toutes apparaissent grâce à la mère, la nature matérielle, et à Krsna, le père, qui donne la semence. En somme, donc, injectés dans l'univers matériel au moment de la création, les êtres se manifestent et revêtent un corps particulier, déterminé par leurs actes passés.

VERSET 5

sattvam rajas tama iti
gunah prakriti-sambhavah
nibadhnanti maha-baho
dehe dehinam avyayam

TRADUCTION

La nature matérielle est formée des trois gunas: Vertu, Passion et Ignorance. Que l'être distinct, impérissable, touche la nature matérielle, ô toi aux-bras-puissants, et il se trouve conditionné par ces trois gunas.

TENEUR ET PORTEE

L'être vivant, parce qu'il est d'essence spirituelle, n'a rien en commun avec la nature matérielle. Conditionné par elle, cependant, il doit agir sous l'empire des trois gunas. Les êtres conditionnés sont en effet dotés de différents corps, correspondant aux divers aspects de la nature; ils sont donc conduits à agir en accord avec cette nature. De là vient la variété des joies et des souffrances qu'ils éprouvent.

VERSET 6

tatra sattvam nirmalatvat
prakasakam anamayam
sukha-sangena badhnati
jnana-sangena canagha

TRADUCTION

O toi sans péché, sache que la Vertu, le plus pur des gunas, éclaire l'être et l'affranchit des suites de tous ses actes coupables. Celui qu'elle gouverne développe le savoir, mais dans un même temps, devient conditionné par le sentiment de bonheur qu'elle procure.

TENEUR ET PORTEE

Les êtres conditionnés par la nature matérielle ont des attributs et des situations bien divers: certains sont actifs, certains heureux, d'autres sans recours; et ces différents états psychologiques déterminent leur conditionnement. La Bhagavad-gita explique ici les diverses manières dont les êtres sont conditionnés, à commencer par la condition produite par la vertu. L'homme conditionné par la vertu développe une sagesse supérieure à celle des hommes conditionnés d'autre façon. Les souffrances, en ce monde, ne l'affectent pas beaucoup, et il a conscience de ses progrès dans la voie du savoir matériel. Le brahmana est censé en être l'exemple parfait. Et si, dans la vertu, l'homme éprouve un sentiment de bonheur, c'est qu'il est conscient du fait d'y être plus ou moins affranchi des conséquences de ses actes coupables. Les Ecritures védiques confirment en outre que l'influence de la vertu apporte une connaissance plus approfondie et un sentiment de bonheur plus fort.

La difficulté, cependant, que présente la vertu, est que l'on s'y croit avancé dans la connaissance, et donc supérieur à autrui, ce qui constitue à nouveau une forme de conditionnement, que philosophes et hommes de science illustrent le mieux: chacun d'eux est très fier de son savoir, et parce que, pour la plupart, leurs conditions d'existence s'améliorent, ils ressentent une manière de bonheur, purement matériel. Ce sentiment de bonheur élevé dans la vie conditionnée les lie, par le jeu de la vertu, à l'existence matérielle. Ils se trouvent, par suite, attirés vers les actes relevant de cette vertu, et aussi longtemps que subsistera cet attrait, ils devront accepter de revêtir à leur mort un nouveau corps matériel. Pour eux, donc, pas le moindre espoir de libération ou de transfert au monde spirituel. Encore et encore, ils pourront devenir philosophe, homme de science, poète, et autant de fois s'empêtrer dans les mêmes disgrâces celles de la naissance et de la mort. Mais, proies de l'illusion matérielle, ils continuent de croire qu'une telle vie est agréable.

VERSET 7

rajo ragatmakam viddhi
trsna-sanga-samudbhavam
tan nibadhnati kaunteya
karma-sangena dehinam

TRADUCTION

La Passion, sache-le, consiste en soif, en désirs ardents et sans fin, ô fils de Kunti. Elle rive l'âme incarnée qu'elle domine à l'action matérielle et à ses fruits.

TENEUR ET PORTEE

L'attrait que l'homme et la femme exercent l'un sur l'autre caractérise ce guna, la passion. La femme est attirée par l'homme, et l'homme par la femme. Tel est l'effet de la passion. Et lorsque l'influence de ce guna augmente, avec elle augmente le désir de jouir de la matière, de jouir des sens matériels. L'homme dominé par la passion veut, pour se satisfaire, recevoir les honneurs de la société ou de la patrie, aspire à une vie familiale heureuse, avec de bons enfants, une bonne épouse et un foyer confortable. Tels sont donc les fruits de la passion. Mais aussi longtemps que l'homme recherche ces fruits, il doit, pour les obtenir, peiner au travail. Aussi est-il clairement dit, dans ce verset, que goûtant leurs fruits, il se retrouve noué à ses actes. Pour satisfaire sa femme, ses enfants, la société, pour maintenir sa réputation, l'homme doit travailler. On voit donc que l'univers matériel tout entier est plus ou moins dominé par la passion. Si la civilisation moderne est considérée comme avancée, c'est que les critères du progrès, aujourd'hui, passent par le filtre de la passion. Jadis, c'était quand elle se situait dans la vertu que l'on jugeait une civilisation avancée. Or, s'il n'est pas de libération pour les êtres que gouverne la vertu, que dire de ceux que domine et empêtre la passion?

VERSET 8

tamas tv ajnana-jam viddhi
mohanam sarva-dehinam
pramadalasya-nidrabhis
tan nibadhnati bharata

TRADUCTION

Quant à l'Ignorance, ô descendant de Bharata, sache qu'elle cause l'égarement de tous les êtres. Ce guna entraîne folie, indolence et sommeil, qui enchaînent l'âme incarnée.

TENEUR ET PORTEE

Dans ce verset, l'utilisation du mot tu, "mais", doit être considérée comme très significative. Elle indique que parmi tous les conditionnements qui peuvent peser sur les êtres incarnés, celui de l'ignorance est particulièrement lourd. Ce guna, l'ignorance, se situe à l'opposé exact de la vertu. Cultivant la connaissance, les êtres régis par la vertu peuvent voir les choses dans leur juste relief, mais ceux qu'enveloppe l'ignorance tournent à la folie, et comment un fou pourrait-il voir les choses sous leur vrai jour? Au lieu de progresser, celui que gouverne l'ignorance se dégrade. Les Ecrits védiques nous donnent la définition de l'ignorance: il devient impossible à quiconque influencé par elle de comprendre les choses telles qu'elles sont. Ainsi, les hommes ont tous vu mourir leurs grands-parents, et, par là, devraient comprendre qu'eux-mêmes, comme leurs enfants, mourront aussi un jour, que l'homme est mortel. La mort est indubitable. Et pourtant, ils continuent d'accumuler follement de l'argent, s'acharnant nuit et jour au travail, sans jamais se soucier de l'âme éternelle. Telle est leur folie. Et dans cette folie, ils sont réticents à l'idée d'accroître leur compréhension de la vie spirituelle. Grande est la paresse de tels êtres. Qu'on les invite à se laisser éclairer sur les questions spirituelles, et ils ne manifesteront que peu ou pas d'intérêt. Ils ne sont pas même actifs comme les hommes que domine la passion. Et un autre de leurs caractères est donc qu'ils dorment plus qu'il ne faut: au moins dix ou douze heures par jour, quand six suffisent. Ils ont toujours l'air déprimé, et se vouent aux intoxicants de même qu'au sommeil. Tels sont les symptômes des hommes que conditionne l'ignorance.

VERSET 9

sattvam sukhe sanjayati
rajah karmani bharata
jnanam avrtya tu tamah
pramade sanjayaty uta

TRADUCTION

La Vertu attache l'être au bonheur, la Passion aux fruits de ses actes, et l'Ignorance à la folie, ô descendant de Bharata.

TENEUR ET PORTEE

Les hommes que gouverne la vertu sont satisfaits de leurs activités, de leurs recherches intellectuelles. Ainsi des philosophes, hommes de science, éducateurs, satisfaits de leurs occupations respectives dans les diverses branches du savoir. Ceux que dominent et la vertu et la passion se livrent parfois à l'action intéressée; ils acquièrent alors autant de biens que possible, et donnent pour de bonnes causes. Ils essaient aussi parfois de fonder des hôpitaux, de faire don de leur richesse aux institutions de bienfaisance, etc.; là sont les signes de la passion. Quant à l'ignorance, elle voile la connaissance de l'être. Les actes de l'homme influencé par ce guna ne peuvent apporter rien de bon, ni à lui, ni aux autres.

VERSET 10

rajas tamas cabhibhuya
sattvam bhavati bharata
rajah sattvam tamas caiva
tamah sattvam rajas tatha

TRADUCTION

Tantôt, dominant Vertu et Ignorance, la Passion l'emporte; et tantôt, c'est la Vertu qui vainc Passion et Ignorance. D'autres fois encore, l'Ignorance, à son tour, renverse Vertu et Passion. Ainsi, ô descendant de Bharata, jamais entre les gunas ne cesse la lutte pour régner.

TENEUR ET PORTEE

Parfois la passion domine la vertu et l'ignorance, parfois c'est la vertu qui l'emporte sur la passion et l'ignorance. Et parfois encore, c'est l'ignorance qui vainc et vertu et passion. Cette "compétition" entre les gunas est constante. Aussi, quiconque désire vraiment progresser dans la conscience de Krsna se doit de les dépasser tous. La prédominance, sur un homme, d'un guna particulier, se manifeste à travers ses rapports avec autrui, ses actes, sa façon de se nourrir, etc. Des chapitres ultérieurs développeront ces points. On peut toutefois, par la pratique, se situer sous la vertu, éliminant ainsi passion et ignorance. De même, on peut se situer sous la passion et sortir ainsi de la vertu et de l'ignorance, ou sous l'ignorance, et se dégager de la vertu et de la passion. Malgré la présence de ces trois gunas, on peut enfin, si l'on est déterminé, recevoir la bénédiction de la vertu, puis la dépasser pour se situer dans la pure vertu, et atteindre ce qu'on appelle "le niveau vasudeva", où l'on peut comprendre la science de Dieu. En résumé, c'est en étudiant ses actes qu'on saura quel guna gouverne un être.


Hare Krishna Hare Krishna Krishna Krishna Hare Hare
Hare Rama Hare Rama Rama Rama Hare Hare