Sixième chapitre.

Le sankhya-yoga.




VERSET 34

cancalam hi manah krishna
pramathi balavad drdham
tasyaham nigraham manye
vayor iva su-duskaram

TRADUCTION

Le mental, ô Krsna, est fuyant, fébrile, puissant et tenace; le subjuguer me semble plus ardu que maîtriser le vent.

TENEUR ET PORTEE

Le mental est si puissant, si tenace, qu'il domine parfois l'intelligence, quand il devrait toujours lui être subordonné. Pour l'homme d'aujourd'hui, obligé, dans la vie pratique, de faire face à tant d'éléments contraires, maîtriser le mental s'avère très difficile. Il peut se targuer d'impartialité envers l'ami et l'ennemi, mais au vrai, nul matérialiste ne possède un tel équilibre mental, plus difficile à obtenir que de maîtriser le vent violent.

Les Ecrits védiques proposent l'analogie suivante:

"L'individu (l'âme) occupe en passager le corps matériel, semblable à un char; l'intelligence, c'est le cocher, le mental, ce sont les rênes, et les sens, ce sont les chevaux. Dans une telle posture, l'âme jouit ou souffre de son contact avec le mental et les sens. Telle est la vision des grands penseurs."
Certes, le mental devrait recevoir ses ordres de l'intelligence, mais les rôles sont souvent inversés, tant il a de puissance et d'obstination. On doit normalement dominer le mental grâce au yoga, mais la chose demeure impossible pour ceux qui, comme Arjuna, demeurent absorbés dans une conscience matérialiste. La comparaison, dans ce verset, entre le mental et le vent est belle et juste, car on ne peut capturer un vent violent. Et, il est plus malaisé encore de juguler le mental. Toutefois, l'avatara Caitanya Mahaprabhu nous a donné le moyen le plus simple d'y parvenir: chanter ou réciter humblement le maha- mantra, le "grand mantra de la délivrance". Il faut, absorber entièrement son mental en Krsna. Alors seulement sera-t-il affranchi de toute agitation.

VERSET 35

sri-bhagavan uvaca
asamsayam maha-baho
mano durnigraham calam
abhyasena tu kaunteya
vairagyena ca grhyate

TRADUCTION

Le Seigneur bienheureux dit:
O Arjuna aux-bras-puissants, il est certes malaisé de dompter ce mental fébrile. On y parvient cependant, ô fils de Kunti, par une pratique constante et par le détachement.

TENEUR ET PORTEE

Dieu, la Personne Suprême, confirme le sentiment d'Arjuna quant à la difficulté de dompter le mental, mais lui propose une solution: la maîtrise peut s'obtenir par la pratique et par le détachement. Mais quelle méthode adopter? En l'âge de Kali, personne n'est capable de suivre les règles strictes du yoga: comment, en cet âge noir, habiter un endroit sacré, concentrer son mental sur l'Ame Suprême, dominer les désirs du mental et des sens, garder le célibat, vivre en solitaire...? La méthode à suivre sera donc différente: la conscience de Krsna, qui comprend neuf principes de dévotion au Seigneur. Le premier, et le plus important, consiste à écouter les gloires de Krsna. C'est le moyen, puissant et absolu, qui peut délivrer le mental de ses doutes. Car plus nous entendons parler de Krsna, plus notre vision spirituelle S'éclaircit, et plus nous nous détachons de tout ce qui peut détourner le mental de Krsna. Le vairagya, ou détachement de la matière et concentration du mental sur le spirituel, s'acquiert aisément si l'on écarte ses pensées de tout ce qui vise un autre but que le plaisir de Krsna, car il est plus facile d'attacher son mental à Krsna que de le détacher de la matière par un acte purement négatif, comme fait l'impersonnaliste. L'attachement sublime à l'Être Suprême naît tout naturellement de l'audition de Ses gloires; engendré par le service de dévotion, il procure à la fois le détachement de la matière et la satisfaction spirituelle, ou paresanubhuti, sentiment que l'on pourrait comparer à la plénitude ressentie par un affamé qui reprend vie à chaque bouchée de nourriture. Et le service de dévotion lui-même, la conscience de Krsna, peut être comparé à une cure efficace, au traitement d'un mal par des soins appropriés: entendre les activités sublimes de Krsna est le traitement qui convient au mental détraqué, et manger la nourriture offerte à Krsna, le régime.

VERSET 36

asamyatatmana yogo
dusprapa iti me matih
vasyatmana tu yatata
sakyo ’vaptum upayatah

TRADUCTION

Pour qui n'a pas maîtrisé son mental, l'oeuvre de réalisation spirituelle sera difficile. Mais pour qui le domine et guide ses efforts par les moyens appropriés, la réussite est sûre. Telle est Ma pensée.

TENEUR ET PORTEE

Dieu, la Personne Suprême, affirme qu'Il est pour ainsi dire impossible d'atteindre la réalisation spirituelle à qui refuse de suivre le traitement capable de délivrer son mental de l'emprise matérielle. Pratiquer le yoga en gardant des pensées pour les plaisirs matériels, c'est aussi vain qu'essayer d'allumer un feu en l'arrosant. S'il n'est pas accompagné de la maîtrise du mental, le yoga n'est qu'une perte de temps; au mieux, on en retirera des bienfaits matériels, mais pas le moindre bénéfice spirituel. Il faut donc dominer son mental en l'absorbant sans cesse dans le service d'amour offert au Seigneur, seule voie efficace et durable. En effet, le dévot de Krsna jouit automatiquement des fruits du yoga, tandis que les autres yogis ne peuvent, sans devenir conscients de Krsna, connaître le succès.

VERSET 37

arjuna uvaca
ayatih shraddhayopeto
yogac calita-manasah
aprapya yoga-samsiddhim
kam gatim krishna gacchati

TRADUCTION

Arjuna dit:
Celui qui, après avoir emprunté avec foi le sentier du yoga, l'abandonne, pour n'avoir pas su détacher du monde son mental, et qui, par suite, n'atteint pas la perfection spirituelle, ô Krsna, quel est son destin?

TENEUR ET PORTEE

La Bhagavad-gita décrit la voie de la réalisation spirituelle, qui consiste à connaître la nature véritable de l'être, à savoir qu'il est distinct de son corps et qu'il ne trouve son bonheur que dans l'éternité, la connaissance et la félicité. Pour y parvenir, divers sentiers: le jnana-yoga (la recherche de la connaissance), l'astanga-yoga (le yoga en huit phases) et le bhakti-yoga (le service de dévotion). Mais tous reposent sur des principes identiques: connaître la position originelle, naturelle et éternelle de l'être, sa relation avec Dieu, le moyen de renouer son lien brisé avec le Seigneur, et d'atteindre ainsi la perfection de la conscience de Krsna. Quiconque suit l'une ou l'autre de ces trois méthodes rejoint, tôt ou tard, ce but suprême, comme le Seigneur l'indiquait dans le deuxième chapitre: le plus petit effort accompli sur la voie spirituelle offre l'espoir d'être libéré. Mais des trois méthodes, le bhakti-yoga est la plus adaptée à l'ère de Kali, parce qu'elle est la plus directe. Pour s'en assurer à nouveau, Arjuna demande au Seigneur de confirmer ce qu'Il à déjà dit. Un homme qui suivrait avec sincérité la voie du jnana-yoga ou de l'astanga-yoga pourrait ne pas arriver au but, étant donné les difficultés que présentent ces systèmes en l'ère de Kali. En dépit d'efforts constants, le yogi risque toujours d'échouer dans sa tentative, pour de multiples raisons, dont la principale est qu'il peut n'avoir pas strictement suivi la discipline yogique. Choisir la spiritualité revient plus ou moins à déclarer la guerre à l'énergie illusoire, et celle ci, dès qu'on cherche à desserrer ses griffes, tente, par divers "charmes", de reprendre sa proie. L'âme, déjà fascinée par les trois gunas, a toutes les chances de se laisser encore séduire, malgré son adhésion à une discipline spirituelle. Cette déviation de la voie pure, on l'appelle yogac calitamnasah, et Arjuna voudrait en connaître les suites.

VERSET 38

kaccin nobhaya-vibhrastas
chinnabhram iva nasyati
apratistho maha-baho
vimudho brahmanah pathi

TRADUCTION

Se détournant ainsi du chemin de la réalisation spirituelle, ô Krsna au-bras-puissant, ne périt-il pas, comme un nuage se dissipe, privé de tout refuge?

TENEUR ET PORTEE

L'homme peut choisir de diriger ses pas vers la réussite matérielle ou la perfection spirituelle. S'il est matérialiste et n'éprouve pas le moindre intérêt pour la spiritualité, il aura pour seul but l'amélioration de sa situation économique, ou l'élévation aux planètes supérieures. Enclin à la vie spirituelle, par contre, il doit abandonner toute activité matérielle, renoncer à tout plaisir des sens. Mais si, engagé sur cette voie, il ne parvient pas au but, alors il aura tout perdu, car il ne pourra jouir ni du bonheur matériel ni de la perfection spirituelle. Il sera comme un nuage solitaire qui, n'ayant pu se fondre dans la masse des autres, erre sous la poussée du vent et finit par se dissiper dans le vaste ciel.

Le brahmanah pathi, que mentionne ce verset, est le chemin le long duquel l'homme prend conscience de son essence spirituelle, de sa véritable nature, qui est d'être partie intégrante de Dieu (manifesté sous Ses trois aspects de Brahman, Paramatma, et Bhagavan). Aussi l'homme qui s'abandonne à Sri Krsna, la Personne Suprême, aspect total de la Vérité Absolue, a-t-il atteint le but final de tout yoga. La voie qu'il a choisie, le bhakti-yoga, est la plus directe, la voie suprême, car les autres mènent d'abord à la réalisation du Brahman, puis du Paramatma, et, seulement alors, après d'innombrables renaissances, à celle de Bhagavan.


Hare Krishna Hare Krishna Krishna Krishna Hare Hare
Hare Rama Hare Rama Rama Rama Hare Hare