ARISTOTE
(384-322 AV. J.-C.)
HAYAGRIVA: Platon établit une distinction marquée entre les univers matériel et spirituel, un dualisme qui brille par son absence chez Aristote. La matière n’étant qu’une des énergies du Seigneur, le fini réflète l’infini. La matière est une puissance en voie de se réaliser.
SRILA PRABHUPADA: Aristote connaît peut-être dans une certaine mesure les énergies du Seigneur, mais nous enseignons qu’on peut tout apprendre sur Dieu de Sa bouche même. Notre savoir sera alors parfait. Krishna dit dans la Bhagavad-Gîtâ (7:1) :
mayy âsakta-manâh pârtha yogam yuñjan mad-âsrayah
asamsayam samagram mâm yathâ jñâsyasi tac chrnu
« Ô fils de Prithâ, écoute comment, en pratiquant le yoga, la conscience et le mental fixés sur Moi, il te sera possible de Me connaître pleinement, sans que demeure le moindre doute. » Ainsi se définit la conscience de Krishna. De toute évidence, on pourra spéculer sur Dieu, et le seul fait de penser au Seigneur nous aidera jusqu’à un certain point. Plongés dans l’obscurité, on peut toujours spéculer sur le soleil. Voilà une forme de savoir. Toutefois, en sortant des ténèbres pour baigner dans les rayons de l’astre du jour, notre connaissance du soleil serait approfondie. Nous pouvons imaginer l’astre dans l’obscurité, mais le mieux serait de se mettre au soleil pour le voir de nos propres yeux.
HAYAGRIVA: Contrairement à Platon, Aristote ne croit pas que les objets matériels cherchent à réaliser Dieu, mais que Dieu Se réalise Lui-même à travers les objets matériels. Ce qu’Il fait de façon aussi diversifiée qu’infinie. Dieu réalise la potentialité de la fleur, ou de l’humain, en créant une fleur ou un humain pouvant être perçu par les sens matériels. Dans un sens, le monde s’avère donc plus réel pour Aristote que pour Platon.
SRILA PRABHUPADA: Puisqu’il a créé l’Univers matériel dans toute sa variété, Dieu est pleinement conscient de la façon correcte d’agir. Ainsi se traduit Sa perfection : Dieu sait tout faire de façon aussi parfaite que naturelle. L’enfant sait naturellement comment porter la nourriture à sa bouche. Il n’est pas obligé d’apprendre à manger. Le Seigneur connaît déjà tout. Non pas qu’Il doive recevoir ce savoir de quelque source extérieure, ou en créant. Il est déjà pleinement conscient de tout ça. Il n’a pas à Se réaliser Lui-même ou Sa potentialité à travers la matière.
HAYAGRIVA: Aristote dirait que la fleur est réelle parce qu’elle trouve son fondement dans l’ultime réalité : Dieu.
SRILA PRABHUPADA: Si Dieu incarne l’ultime réalité, comment ne serait-Il pas pleinement conscient de tout et ce, en tout temps ? Il n’a donc pas besoin de Se réaliser à travers la matière.
HAYAGRIVA: Platon, lui, dirait que la fleur n’est que l’ombre de la réalité. Quel point de vue se rapproche davantage de la version védique ?
SRILA PRABHUPADA: Tout ce qu’on retrouve dans l’Univers matériel n’est qu’un reflet dénaturé du monde spirituel. Nous savons par expérience que tous les objets matériels de ce monde sont créés, alors que rien n’est créé dans l’Univers spirituel. Tout y est éternel.
SYAMASUNDAR: Aristote dit que l’imperfection est inhérente à la substance matérielle. L’humain étant fait de matière, il ne peut qu’être imparfait.
SRILA PRABHUPADA: L’humain n’est pas fait de matière, il est plutôt recouvert par cette dernière. L’être humain est formé d’énergie spirituelle. Car si Dieu est esprit, l’humain l’est également. La Bible confirme que Dieu créa l’homme et la femme à Son image [Genèse 1:27]. Aussi étaient-ils parfaits à l’origine. Une personne est généralement censée être en santé; si elle tombe malade, ce n’est pas dû à quelque imperfection de sa part. Quelque facteur extérieur l’a plutôt attaquée, car à l’origine, elle était en santé.
SYAMASUNDAR: Selon Aristote, le but de l’action serait de réaliser notre potentiel et de connaître le plus grand bonheur ou plaisir. Puisque Dieu a créé l’humain pour qu’il se réalise, c’est donc la réalisation spirituelle qui satisfera ce dernier.
SRILA PRABHUPADA: Ce qui signifierait qu’à l’origine, Dieu créa un être humain imparfait. Sinon, d’où viendrait le besoin de se réaliser ?
SYAMASUNDAR: Un morceau de bois peut se transformer en feu seulement lorsqu’on l’enflamme. Et l’humain lui ressemblerait.
SRILA PRABHUPADA: Notre enseignement veut que l’être vivant fasse partie intégrante de Dieu; et si le Seigneur est infiniment bon, l’être vivant est aussi entièrement bon. Un fragment d’or ne peut qu’être également de l’or; il ne saurait être du fer. La partie ne peut cependant égaler le tout. Une boucle d’oreille en or ne peut être égale à la mine d’où elle tire sa substance. Néanmoins, l’or est qualitativement égal dans l’une comme dans l’autre. Si Dieu est parfait, l’être vivant s’avère aussi parfait d’un point de vue qualitatif. Comme Dieu baigne dans la Vertu, il en va nécessairement de même de l’être vivant. Pourquoi ce dernier serait-il imparfait ? Cela témoignerait d’une injustice de la part du Seigneur. Pourquoi Dieu créerait-Il une entité qui doit accéder à la perfection par la réalisation ?
SYAMASUNDAR: Aristote dirait que les activités mentales sont aussi pures que parfaites, mais que les actions du corps et de la matière seraient tout le contraire. Il s’agit ainsi de se réaliser grâce aux seules activités mentales.
SRILA PRABHUPADA: Pas du tout, puisque le mental demeure toujours imparfait. Le rôle du mental consiste à accepter une chose pour en rejeter une autre. Aussi le dit-on très fébrile. Plus subtil que le corps, le mental n’est pas pour autant l’âme ou parfait en soi. L’intelligence surpasse le mental, mais plus élevée encore est l’âme. (Gîtâ 3:42) Qualitativement parfaite, l’âme possède tous les attributs du Seigneur en quantité infime.
SYAMASUNDAR: Par « mental », Aristote signifie la faculté rationnelle de l’intelligence.
SRILA PRABHUPADA: L’intelligence surpasse le mental. Maître du mental, elle procède de l’âme. Le tout repose donc sur l’âme.
SYAMASUNDAR: Le mental doit agir ou contempler selon la logique, laquelle se définit comme la méthode qui permet de tirer une bonne conclusion.
SRILA PRABHUPADA: Le mental peut logiquement accepter une chose pour ensuite la rejeter avec logique. En quoi réside alors la logique parfaite ?
SYAMASUNDAR: La logique parfaite n’est qu’une façon de découvrir la vérité.
SRILA PRABHUPADA: Mais le mental n’arrête jamais d’accepter et de rejeter. Comment pourrait-il établir la vérité selon la logique ? Si le mental nous sert d’autorité, doit-on comprendre que le mental de chacun fait autorité ? Le mental a beau chercher à l’infini, il ne peut qu’échouer puisque la vérité se trouve hors de sa portée. Aucun tenant des Védas n’acceptera cette méthode spéculative comme la voie de la vérité ou de la perfection.
HAYAGRIVA: Aux yeux de Platon et d’Aristote, Dieu peut être connu par la raison et non par la révélation ou l’expérience religieuse.
SRILA PRABHUPADA: Étant tous limités, nous ne pouvons comprendre Dieu – Lui qui est sans limite – à travers nos facultés sensorielles limitées. Par conséquent, Il ne peut être connu que par la révélation.
atah srî-krsna-nâmâdi na bhaved grâhyam indriyaih
sevonmukhe hi jihvadau svayam eva sphuraty adah
« Les organes des sens matériels ne peuvent apprécier le Saint Nom, la forme, les attributs et les divertissements de Krishna. Quand l’âme conditionnée s’éveille à la conscience de Krishna et sert le Seigneur en employant sa langue à chanter Son Saint Nom et à goûter les reliefs de Son repas, sa langue est purifiée; et c’est ainsi qu’elle en arrive graduellement à comprendre qui est réellement Krishna. » (Bhakti-rasâmrita-sindhou 1.2.234) Impossible de connaître Dieu par le biais de la spéculation intellectuelle. Mais Il Se révèle lorsqu’on s’engage dans Son service. Sri Krishna dit :
nâham prakâsah sarvasya yoga-mâyâ-samâvrtah
mûdho ’yam nâbhijânâti loko mâm ajam avyayam
« Je ne Me montre jamais aux sots et aux insensés. Le voile de Ma puissance interne [yoga-mâyâ] Me soustrait à leur regard, si bien qu’ils ne savent pas que Je suis non né et inexhaustible. » (Gîtâ 7:25) C’est un fait qu’on ne peut connaître Dieu à moins qu’Il ne Se révèle à nous. D’où vient qu’Il apparaît en ce monde tel qu’Il est, ce que confirment des sommités dont Vyâsadéva, Nârada, Soukadéva Goswami, Râmânoujâchârya, Madhvâchârya et Chaitanya Mahâprabhou, tous d’éminents érudits et spiritualistes. Sans oublier Arjouna qui Le vit face à face. Lorsque notre service nous confère la libération, Dieu Se révèle à nous.
HAYAGRIVA: Aristote insiste sur l’emploi de la raison chez l’être humain dont le bonheur, selon lui, reposerait sur l’action rationnelle, voie de la vertu et de la perspicacité. Il est également question de maîtrise des sens, mais d’aucune bhakti. Est-il possible d’obtenir le bonheur par la simple maîtrise des sens à l’aide du mental ?
SRILA PRABHUPADA: En effet, et c’est ainsi qu’on devient un être humain. Ignorants de cette voie, les animaux n’agissent que pour satisfaire leurs sens. Leurs seules préoccupations : manger, dormir, s’accoupler et se défendre. Guidé par des autorités en la matière, l’humain peut se livrer à la contemplation; en l’absence de tels guides, il pourrait contempler à travers ses sens limités pendant des millions d’années sans parvenir à comprendre Dieu.
HAYAGRIVA: Mais la bhakti n’est-elle pas essentielle au bonheur ou l’ânanda ?
SRILA PRABHUPADA: Dieu incarne la félicité parfaite (ânanda). Il est sach-chid-ânanda, c.-à-d. éternel et pleinement conscient de tout. À moins d’entrer en contact avec Lui, il ne saurait être question d’ânanda. Raso vai sah : les Écritures védiques [Taittirîya Upanishad 2.7.1] nous font comprendre que le Seigneur représente le réservoir infini de tous les plaisirs, que nous pourrons ainsi goûter à Son contact. La jouissance matérielle n’est que le reflet dénaturé du véritable plaisir.
SYAMASUNDAR: Aristote préfère la logique rationnelle aux guides personnels.
SRILA PRABHUPADA: Oui, mais pour être guidé, il s’agit de sacrifier votre logique afin d’accepter la logique supérieure de votre guide.
SYAMASUNDAR: Aristote estime que le mental peut être son propre guide.
SRILA PRABHUPADA: Je l’ai déjà dit, le mental peut nous emporter dans tous les sens. Dans la Bhagavad-Gîtâ (6:34), Arjuna affirme qu’il est plus ardu de subjuguer le mental que de maîtriser le vent. Indompté, le cheval qu’on laisse galoper sans restreinte provoquera quelque désastre. Guidé, il vous mènera à destination. Il s’agit donc d’apprendre à maîtriser le mental par l’intelligence.
SYAMASUNDAR: Mais comme le mental représente un aspect de Dieu, nous pouvons réaliser notre perfection ou notre bonheur dans la contemplation du Divin.
SRILA PRABHUPADA: Tout incarne un aspect de Dieu. Dans la Bhagavad-Gîtâ (7:4), Krishna souligne l’existence de Ses huit énergies distinctes. Pourquoi mettre l’accent sur le mental ? Séparés du Seigneur, nous Le recherchons tous. Nous luttons, mais sans même savoir pourquoi. Ainsi se traduit notre ignorance. Si, par bonheur, nous rencontrons un gourou authentique, celui-ci nous dira : « Tu cherches Dieu ? Tu n’as qu’à suivre la voie que je t’indiquerai. » Il nous sera alors possible de connaître le bonheur.
SYAMASUNDAR: Aristote croit que la vérité est innée ou inhérente à tout. Pour lui, la vérité serait l’harmonie entre le savoir et la réalité. Elle correspondrait aux choses du monde objectif.
SRILA PRABHUPADA: Si la vérité réside en toutes choses, il faut l’en extraire et ce, par l’esprit plutôt que par la matière. Ce qui requiert l’aide d’une énergie supérieure. Selon la Bhagavad-Gîtâ, l’être vivant incarne cette dernière, et la matière serait l’énergie inférieure que doit régir la puissance supérieure. Et Dieu et l’être vivant sont éternels, mais le Seigneur est l’Éternel Suprême. L’être vivant est l’éternel serviteur de Dieu (nitya-krishna-dâsa). Lorsqu’il est enclin à Lui désobéir, la souffrance devient son lot. Ceux qui désirent faire preuve de logique pourront comprendre que nos actions indépendantes n’ont entraîné que l’échec. Aussi nous faut-il consulter une intelligence supérieure, qu’on pourra d’ailleurs trouver dans les pages de la Bhagavad-Gîtâ. Non pas qu’on puisse accéder à la vérité grâce à nos propres élucubrations. Dans notre quête de l’identité de notre père, nous pouvons spéculer à l’infini alors qu’il serait beaucoup plus simple de s’enquérir auprès de notre mère. Sinon, notre quête pourrait s’étendre sur des millions d’années sans apporter de réponse. À quoi bon tant de recherches vaines ? Concluons que dans la mesure où nous sommes conditionnés par l’illusion matérielle, notre devoir consiste à demander l’aide de Dieu ou de Son représentant, lequel n’avance aucun énoncé qui ne viendrait pas à l’origine du Seigneur. À titre d’exemple, Dieu dit « Abandonne-toi à Moi » et Son représentant : « Abandonne-toi au Seigneur. » Les vauriens qui déclarent « je suis Dieu » doivent être rejetés. Les êtres vivants font partie intégrante de Dieu; or, la partie ne peut jamais devenir le tout. Le véritable représentant du Seigneur reconnaît être Son serviteur et prie chacun de s’abandonner à Dieu. Dans notre quête du parfait savoir, il faut se laisser guider soit par Dieu Lui-même – à l’instar d’Arjouna – soit par Son représentant. Nous réussirons alors à discerner la vérité.
HAYAGRIVA: Aristote ébauche trois conceptions différentes de l’âme :
1- l’âme en soi serait une substance distincte;
2- le corps ne serait que l’instrument de l’âme;
3- l’âme incarnerait la forme réelle du corps.
SRILA PRABHUPADA: Le corps s’apparente à un vêtement de l’âme; or, nos vêtements sont conçus pour épouser la forme de notre corps. Un manteau possède des bras parce qu’il en est ainsi de nous; le pantalon a des jambes puisque nous en sommes également dotés. Le corps est donc en quelque sorte le manteau et le pantalon de l’âme; comme le corps revêt une forme, l’âme doit aussi posséder la même forme. L’habit qu’est le corps est sans forme à l’origine, mais il en revêt une au contact de l’âme.
SYAMASUNDAR: Il appert qu’Aristote assimile l’âme à l’intelligence.
SRILA PRABHUPADA: L’âme est dotée d’une intelligence, mais celle-ci est mal employée lorsque le mental lui impose des limites. L’intelligence doit transcender le mental. Le mental prévaut sur la matière brute; supérieure au mental est l’intelligence, et l’âme surpasse l’intelligence. (Gîtâ 3:42) Mais plus élevée encore est la cause ultime de l’âme : le Seigneur Suprême.
SYAMASUNDAR: Parce qu’il assimile l’immortalité de l’âme à la raison, Aristote croit que seule l’âme rationnelle, c.-à-d. l’âme humaine, serait immortelle. Les animaux auraient également une âme, mais il les considère comme limités à la sensation, au désir et au mouvement.
SRILA PRABHUPADA: Les animaux sont également rationnels. Si un chien entre dans ma chambre et que je lui dis « sors d’ici! », il comprendra aussitôt et partira. Comment peut-on dire que la rationalité n’est pas à l’œuvre ici ? Dès que je pose le doigt devant une fourmi, elle se détourne. Si l’on présente de la viande à une vache, elle n’y touchera pas sachant qu’elle doit se nourrir d’herbe et de céréales. Les animaux sont rationnels sauf dans un domaine : ils ne peuvent pas penser à Dieu. Voilà ce qui les distingue principalement des humains. La rationalité humaine est si développée qu’elle permet de penser à Dieu, au contraire de l’animal. Mais n’allons pas croire pour autant que l’âme de l’animal n’est pas immortelle. Une telle théorie a servi de fondement à l’abattage animal chez les chrétiens, qui demeurent néanmoins incapables de démontrer que l’âme de l’animal serait irrationnelle ou mortelle. L’être humain mange, dort, se défend et s’accouple au même titre que l’animal. En quoi sont-ils si différents ?
SYAMASUNDAR: La différence se situe peut-être au niveau de l’activité mentale. L’humain a la capacité de penser de façon plus complexe.
SRILA PRABHUPADA: Mais l’activité mentale revient à accepter puis à rejeter. Ce que font également les animaux. Conclusion : ils font preuve d’activité mentale.
SYAMASUNDAR: Mais que dire de l’intelligence développée ?
SRILA PRABHUPADA: De toute évidence, l’humain possède une intelligence plus développée, mais il ne faut pas croire pour autant que l’animal en soit entièrement dénué. Le père est plus intelligent que son jeune enfant, car l’enfant n’a pas encore atteint la maturité requise. Dans un même ordre d’idée, l’animal évolue de façon progressive. Il possède l’intelligence même si celle-ci n’est pas très développée. Plantes, animaux et humains sont dotés de conscience. Le Dr Jagadish Chandra Bose a démontré que l’arbre est conscient qu’on le coupe, bien qu’il ne le ressente guère. Mais qu’on frappe un animal ou un humain, et ils le ressentiront davantage, surtout ce dernier. C’est une question de conscience ou d’intelligence développée. Ce développement est fonction du corps. Dès qu’on revêt le corps d’un arbre, notre conscience devient obstruée; elle n’est plus si active. Lorsqu’on atteint la forme humaine, la conscience est plus développée. Il s’agit alors de l’éveiller davantage afin d’accéder à la conscience de Krishna, l’ultime perfection de l’être vivant.
SYAMASUNDAR: Aristote conçoit l’âme dotée d’une nature duelle. Il y aurait l’âme individuelle, qui s’éveille à la naissance et acquiert des impressions au fil d’une vie. Ainsi elle croît et se développe, quoiqu’elle ne soit pas éternelle. Soumise à un conditionnement, elle serait telle l’âme animale. Puis, il y aurait l’âme rationnelle, ou l’âme active, laquelle serait éternelle bien qu’imparfaite. Tel serait le principe motivant et la raison d’être de l’humain.
SRILA PRABHUPADA: Krishna est l’âme éternelle, immuable. Il dit à Arjouna dans la Bhagavad-Gîtâ (4:5) :
bahûni me vyatîtâni janmâni tava cârjuna
tâny aham veda sarvâni na tvam vettha parantapa
« Ô vainqueur de l’ennemi, bien que nous ayons tous deux traversé d’innombrables existences, Je Me souviens de toutes, quand toi, tu les as oubliées. » Le savoir éternel – voilà ce qui définit vraiment l’éternité. Il existe donc deux variétés d’âmes : l’Âme Suprême (Paramâtmâ), soit Krishna Lui-même, et l’âme ordinaire (jîva) que possède chaque être vivant.
SYAMASUNDAR: Aristote déclare éternelle l’âme rationnelle, pourtant, il la dit imparfaite.
SRILA PRABHUPADA: Ce qui revient à embrasser deux âmes, l’une aussi parfaite que rationnelle, l’autre imparfaite et irrationnelle. Krishna incarne l’âme parfaite, l’Âme Suprême.
SYAMASUNDAR: Aristote ne fait aucune mention de l’Âme Suprême accompagnant l’âme individuelle.
SRILA PRABHUPADA: Ce qui signifie qu’il l’ignore. Il suggère l’existence d’une nature duelle, mais il n’en sait rien. La nature duelle à laquelle il fait allusion n’est pas celle de l’âme mais plutôt du mental. L’âme est une. Lorsqu’on erre sur le plan mental, l’âme semble posséder une nature duelle; mais quand l’âme accède à la perfection, on ne pense plus qu’à Krishna. Pas question alors de dualité.
HAYAGRIVA: Aristote écrit dans Politique : « On voit la beauté du corps, mais non celle de l’âme. » Est-ce vrai ?
SRILA PRABHUPADA: La beauté de l’âme est réelle quand celle du corps s’avère superficielle. Dans l’Univers matériel, nous voyons autant de beaux corps que de corps disgracieux; mais beauté et laideur en ce monde sont artificielles. La beauté de l’âme, elle, est bien réelle. À moins de contempler la beauté de Krishna, l’Âme Suprême, nous n’avons aucune notion de la vraie beauté. Voilà pourquoi les dévots de Krishna désirent contempler Sa beauté, et non la beauté artificielle de l’Univers matériel.
HAYAGRIVA: N’existe-t-il aucune correspondance entre la beauté du corps et celle de l’âme ? N’y a-t-il aucun lien karmique entre les deux ?
SRILA PRABHUPADA: Une certaine correspondance existe effectivement entre les deux puisqu’il est dit que l’Univers matériel est le reflet dénaturé du monde spirituel. À l’origine, l’âme est de toute beauté, mais cette beauté est recouverte d’un voile ici-bas. Ce voile matériel n’offrant qu’un aperçu de la vraie beauté, il nous faut attendre afin de contempler la vraie beauté de l’âme, celle qui correspond à la véritable forme du corps.
HAYAGRIVA: On dit de Socrate qu’il était physiquement laid, contrairement à la grande beauté de son âme. Les gens étaient donc fascinés par lui.
SRILA PRABHUPADA: En Inde, on dit que la caille est aussi noire et laide que le corbeau; mais son chant est si beau que tous en sont séduits. La beauté du corps s’avère secondaire à la beauté primordiale de l’âme. Un homme beau mais sot séduit tant qu’il n’ouvre pas la bouche pour parler. Dès qu’il prononce quelques paroles, on peut comprendre sa vraie position. La beauté extérieure demeure essentiellement vaine. Si un homme sans beauté parle bien, il attirera des foules; mais si un bel homme ne dit que des bêtises, personne n’ira l’entendre. Une véritable fascination et un attrait artificiel sont deux choses bien différentes.
SYAMASUNDAR: Dans la quête humaine de vérité, la logique joue un rôle primordial. Le principe de contradiction d’Aristote veut qu’une proposition ne puisse être vraie et fausse dans un même temps.
SRILA PRABHUPADA: Ceci vaut sur le plan relatif. On peut tantôt accepter une vérité, tantôt la rejeter. Impossible de distinguer le vrai du faux sur le plan mental. Il s’agit donc d’apprendre la vérité auprès de la Vérité Suprême. La vérité est la vérité. Elle n’est pas sujette à la spéculation. Dans la Bhagavad-Gîtâ, Krishna dit qu’après plusieurs vies gâchées à spéculer, les sages s’abandonnent à la Vérité Suprême et Absolue. Au début, une personne pourra recourir à la logique déductive pour s’abandonner en dernière analyse, lorsqu’elle arriva à la conclusion suivante : Vâsoudévah sarvam iti (Gîtâ 7:19) – « Dieu est tout; je dois donc m’en remettre à Lui. » Telle est la perfection, l’ultime objectif de la spéculation intellectuelle, à savoir, renoncer à spéculer.
SYAMASUNDAR: Aristote a plus ou moins recours au sânkhya-yoga lorsqu’il analyse divers objets pour ensuite les placer dans des catégories générales. Celles-ci deviennent d’ailleurs de plus en plus générales jusqu’à ce qu’on trouve la cause finale, ou l’ultime catégorie.
SRILA PRABHUPADA: C’est la méthode dite néti-néti, grâce à laquelle on espère atteindre éventuellement Brahman en comprenant ce qui ne l’est pas. Cette méthode veut qu’on parcoure l’Univers tout en répétant néti-néti : « Ceci n’est pas Brahman, cela non plus. Ceci n’est pas la vérité et cela non plus. » Il s’agit donc bien de la même méthode inductive. À titre d’exemple, si vous voulez savoir si les humains sont mortels, vous pouvez aller de personne en personne pour en conclure que chacune est mortelle ou non. Ainsi pourrez-vous constater à l’infini que tous meurent. Pourquoi ne pas accepter alors que l’humain est mortel ? Votre quête de l’homme immortel ne peut qu’être source de frustration, car la mortalité est incontournable. Tel est le résultat de la méthode dite néti-néti.
SYAMASUNDAR: Cette méthode veut qu’on trouve la cause, la catégorie finale.
SRILA PRABHUPADA: Nous faisons partie intégrante de Dieu : voilà la catégorie finale. Un point c’est tout.
SYAMASUNDAR: Aristote croit que la matière en soi possède un design inhérent. Sinon, elle serait dénuée de forme. La matière brute doit être activée, sinon elle demeure dans un état latent de non-existence. On doit exercer une action extérieure sur la matière pour qu’elle se réalise.
SRILA PRABHUPADA: Ce qui signifie que le Suprême, l’Absolu, doit posséder une forme. Îsvarah paramah krishnah sach-chid-ânanda-vigrahah (Brahma-samhitâ 5:1). Le mot vigraha indique une forme, non pas une forme inerte mais le catalyseur. La forme, de Krishna est sach-chid-ânanda, éternelle, toute de connaissance et de félicité. Notre corps n’est pas pleinement conscient ou plein de félicité, mais celui de Krishna l’est. Conscient du passé, du présent et de l’avenir, Krishna est toujours heureux. Notre savoir est limité et nous sommes toujours la proie de l’angoisse.
SYAMASUNDAR: Pour Aristote, la forme aurait un dessein inné appelé entéléchie. De sorte que toute matière possède quelque forme en vue de son actualisation. Le monde serait un déploiement de phénomènes qui se réalise. En d’autres mots, la Nature sert un dessein.
SRILA PRABHUPADA: Nous acceptons cette proposition. Selon le Padma Pourâna, il existe 8 400 000 formes différentes, dont aucune n’est accidentelle. Notre karma nous confère un corps spécifique. Brahmâ revêt un corps conforme à son karma, et de même le chien ou le chat. Pas question ici d’accident. La Nature se déploie selon un plan en vertu duquel ces formes variées existent.
yas tv indra-gopam athavendram aho sva-karma-
bandhânurûpa-phala-bhâjanam âtanoti
karmâni nirdhati kintu ca bhakti-bhâjâm
govindam âdi-purusam tam aham bhajâmi
« J’offre mon hommage respectueux à Dieu, la Personne originelle, Govinda, qui règle pour tous les êtres – depuis Indra, le roi des cieux, jusqu’au plus petit insecte [
indra-gopa] – les souffrances et les plaisirs résultant de l’action intéressée. Cette même Personne Divine détruit le
karma de celui qui se voue au service de dévotion. » (
Brahma 5:54) Depuis Indra jusqu’au germe microscopique qu’on nomme
indra-gopa, tous les êtres vivants doivent s’acquitter de leur
karma. Si celui-ci s’avère favorable, l’être obtient une forme supérieure; sinon, il revêt un corps inférieur.
SYAMASUNDAR: Aristote croit également que tout est conçu par Dieu en vue d’un objectif spécifique. Ce qui indiquerait un grand ordre de l’Univers.
SRILA PRABHUPADA: C’est ce qu’on appelle l’évolution. L’être vivant évolue d’une espèce à l’autre, depuis l’arbre jusqu’au légume, puis à l’insecte, au poisson, à l’oiseau, à l’animal et enfin jusqu’à la forme humaine. Dans cette dernière se manifeste pleinement l’évolution, qu’on pourrait comparer à une fleur qui s’épanouit à partir d’un bourgeon. Quand l’être obtient la forme humaine, son devoir consiste à comprendre la relation qu’il a rompue avec Dieu. S’il perd cette opportunité, il pourrait bien régresser. Aristote a donc raison de dire que tout sert quelque dessein. Toute l’œuvre de création vise le retour de l’être vivant auprès de Dieu.
SYAMASUNDAR: Tout finit-il par accomplir ce dessein ?
SRILA PRABHUPADA: Dans la forme humaine, vous pouvez faire un bon ou un mauvais usage de votre conscience. À vous de décider. Après avoir instruit Arjuna, Krishna lui dit que c’est à lui de décider. (Gîtâ 18:63) Selon les directives de Krishna, la Nature vous a fait traverser tant d’espèces. Ayant désormais obtenu une forme humaine, vous pouvez choisir de retourner auprès de Dieu ou de subir à nouveau le cycle de la réincarnation. Si vous êtes fortuné, vous ferez le bon choix conformément aux instructions de Krishna et du maître spirituel. Votre vie sera alors couronnée de succès.
SYAMASUNDAR: Aristote voit une hiérarchie de formes depuis les minéraux, les végétaux, les animaux, les humains, et ce, jusqu’à Dieu, lequel est forme et action pures. Dieu serait dénué de toute potentialité ou matérialité.
SRILA PRABHUPADA: Rien ne garantit que nous progresserons dans cette hiérarchie. C’est un fait que l’âme individuelle transmigre d’une forme à une autre. Mais qui saurait dire si la forme suivante se rapprochera de la perfection ? Doté d’une forme humaine en cette vie, rien ne garantit que vous obtiendrez une forme supérieure dans la suivante. Vous devrez revêtir une nouvelle forme tout comme vous revêtez un nouvel habit. Celui-ci peut être d’une grande valeur ou d’aucune. De même qu’on obtient un vêtement conforme au prix qu’on paie, on revêt une forme correspondant à nos actions.
SYAMASUNDAR: Mais pour accéder à la perfection, il faut progresser vers Dieu. Tel est le but pour lequel l’être vivant fut créé à l’origine.
SRILA PRABHUPADA: La littérature védique en offre une excellente explication à l’aide des termes karma, akarma et vikarma. Vous créez votre propre forme; vous souffrez ou goûtez les plaisirs de la vie selon vos actions. Quoi qu’il en soit, la forme matérielle n’est jamais parfaite puisqu’elle subit six transformations : elle naît, grandit, subsiste quelque temps, engendre une descendance, vieillit, et finalement meurt. Vous devez alors en revêtir une nouvelle qui subira le même sort. Lorsque la forme matérielle meurt, elle se décompose et les différents éléments qui la composaient retournent à la Nature. L’eau se fond dans la totalité de l’eau, la terre se fond dans la terre, l’air se fond dans l’air et ainsi de suite.
SYAMASUNDAR: Le Dieu d’Aristote est le moteur immobile. Parfait en Lui-même, Il ne manque de rien. Il n’a pas besoin de s’actualiser parce qu’Il est déjà parfaitement actualisé.
SRILA PRABHUPADA: Nous acceptons également que Dieu est infiniment parfait. Parâshara Mouni Le définit comme l’incarnation plénière de la sagesse, de la puissance, de la richesse, du renom, de la beauté et du renoncement. Tous ces attributs sont pleinement manifestés en Krishna chez qui tous pouvaient voir l’infinie perfection lors de Sa présence sur la Terre. Une personne parfaite peut régner sur autrui. On acceptera d’ailleurs le leadership d’une personne selon le degré de sa perfection. Pourquoi accepterait-on un leader qui n’est ni sage, ni beau, ni riche, ni célèbre, ni puissant ou renoncé ? Le leader suprême sera donc quiconque possède tous ces attributs dans toute leur plénitude. Quoi de plus naturel. Comme Krishna possède la perfection suprême, il convient de L’accepter comme leader.
SYAMASUNDAR: Aristote voit Dieu comme pensée pure (nous). La vie de Dieu serait celle de l’esprit, mais Il n’a rien à faire pour Se perfectionner davantage.
SRILA PRABHUPADA: Quand Aristote dit que Dieu est l’esprit, qu’entend-il ? Nourrit-il quelque conception de la personnalité de Dieu ? Dieu doit être une personne s’Il pense.
SYAMASUNDAR: Aristote voit Dieu constamment engagé à méditer sur Lui-même.
SRILA PRABHUPADA: Doit-on comprendre qu’en accédant à la perfection, on cesse toute activité ? Dieu Se contente-t-Il de S’asseoir et de méditer ? Dans l’affirmative, quelle différence existerait-il entre Dieu et une pierre ? La pierre n’accomplit aucune action. L’inaction serait-elle synonyme de perfection ? Krishna ne médite jamais, pourtant Il énonce un savoir parfait lorsqu’Il parle. Krishna accomplit de nombreux divertissements : Il combat les éléments diaboliques de la population, protège Ses dévots, danse avec les gopîs et prononce des paroles de sagesse. Pas question donc pour Dieu de S’asseoir et de méditer sur Lui-même.
SYAMASUNDAR: Mais n’est-il pas possible de méditer tout en se livrant à l’action ?
SRILA PRABHUPADA: Certes, mais Dieu n’est pas obligé de méditer. Pourquoi méditerait-Il ? Il est déjà parfait. La méditation revient à passer de l’imperfection à la perfection. Comme Dieu est d’ores et déjà parfait, quel besoin aurait-Il de méditer ? Tout est actualisé par Sa seule volonté.
SYAMASUNDAR: Ne contemple-t-Il pas Ses propres activités ?
SRILA PRABHUPADA: Pourquoi le ferait-Il s’Il est parfait ? Aristote recommande à l’humain de méditer pour devenir parfait. Cette méditation présuppose que ce dernier est imparfait. La contemplation est préconisée pour les êtres vivants que nous sommes. Comprenons toutefois que tout ce que Dieu désire ou veut se manifeste sur-le-champ. Voilà ce que nous apprennent les Védas. Parâsya shaktir vividhaiva srûyate : les multiples énergies du Seigneur s’avèrent si puissantes que tout est actualisé dès qu’Il le désire. (Svétashvatar Upanishad 6:8)
SYAMASUNDAR: Mais qu’en est-il des méditations du Bouddha ?
SRILA PRABHUPADA: Ça c’est une autre affaire. Bouddha avait mission de prêcher par l’exemple aux mécréants qui faisaient le mal. Il leur recommandait ainsi de s’asseoir et de méditer, tout comme on met un enfant malicieux au coin en lui disant de se taire.
SYAMASUNDAR: Aristote ne dit pas qu’il faut mettre un terme à nos activités, mais plutôt qu’on doit toujours contempler Dieu.
SRILA PRABHUPADA: Telle est notre méthode, recommandée par le Srîmad-Bhâgavatam (7.5.23-24) :
sravanam kîrtanam visnoh smaranam pâda-sevanam
arcanam vandanam dâsyam sakhyam âtma-nivedanam
iti pumsârpitâ visnau bhaktis cen nava-laksanâ
kriyeta bhagavaty addhâ tan manye ’dhîtam uttamam
« Écouter et chanter ce qui se rapporte au Saint Nom, à la Forme, aux Attributs et aux Divertissements de Sri Vishnu, se les rappeler, servir les pieds pareils-au-lotus du Seigneur, Lui rendre un culte au moyen de seize accessoires, Lui offrir des prières, devenir Son serviteur, Le considérer comme son meilleur ami, et Lui abandonner tout [en d’autres termes, Le servir en pensées, en paroles et en actes] – ces neuf pratiques relèvent du pur service de dévotion. Qui a voué sa vie au service de Krishna par le biais de ces neuf activités doit être considéré comme le plus instruit, car il a atteint le savoir complet. »
Pensons toujours à Vishnu. La conscience de Krishna revient à se souvenir de Krishna tout en agissant pour Lui. En balayant Son temple, en cuisinant pour Lui et en parlant de Lui, on se souvient de Krishna. Voilà la méthode qu’enseigne la Bhagavad-Gîtâ (6.47), où il est dit que le plus grand des yogis pense toujours à Krishna :
yoginâm api sarvesâm mad-gatenântarâtmanâ
sraddhâvân bhajate yo mâm sa me yuktatamo matah
« Et de tous les yogis, celui qui, avec une foi totale, demeure toujours en Moi et médite sur Moi en Me servant avec amour, celui-là est le plus grand et M’est le plus intimement lié. »
HAYAGRIVA: Aux yeux d’Aristote, Dieu n’a essentiellement aucune connaissance du monde; Il ne saurait par conséquent rendre l’amour qu’on Lui donne. Il n’a ni amour ni sollicitude pour l’humanité.
SRILA PRABHUPADA: Quel genre de Dieu serait-ce ? Quand on ne sait rien de Dieu, on devrait se taire. Le Seigneur nous rend certes notre amour pour Lui. Krishna dit dans la Bhagavad-Gîtâ (4:11) :
ye yathâ mâm prapadyante tâms tathaiva bhajâmy aham
mama vartmânuvartante manusyâh pârtha sarvasah
« Quoi qu’ils fassent, tous suivent Ma voie, ô fils de Prithâ, et selon qu’ils s’abandonnent à Moi, en proportion Je les récompense. » En s’abandonnant entièrement à Dieu dans une attitude de service affectueux, on peut comprendre Sa nature divine.
HAYAGRIVA: Selon Aristote, l’Univers entier aime Dieu, qui attire à Lui tous les objets du cosmos au même titre que l’aimant attire les clous. Tout tend vers Lui et languit après Lui. Mais on ne retrouve chez Aristote aucune mention de Dieu en tant que personne. Il dit néanmoins que Dieu doit être Forme pure. Serait-ce une forme imaginaire comme celle des Mâyâvâdîs ?
SRILA PRABHUPADA: Il semble en effet qu’Aristote soit un Mâyâvâdî. Qui ne reçoit pas le parfait savoir de Dieu Lui-même ne peut que se résoudre à spéculer. À moins d’être infiniment fascinant, comment le Seigneur serait-Il Dieu ? C’est pourquoi le nom Krishna, qui signifie l’« infiniment fascinant », s’avère le nom de Dieu par excellence puisque Celui-ci fascine tous les êtres. À Vrindâvan, Il fascine Ses parents, les petits pâtres et les gopîs, les animaux, les fruits et fleurs, les eaux – tout. Tu as dû lire les descriptions de la Yamounâ, dont les eaux s’arrêtaient de couler dès qu’elle apercevait Krishna. Celui-ci exerçait donc un attrait même sur les eaux.
SYAMASUNDAR: Aristote croit que pensée et activité ne font qu’un avec Dieu. Il n’y a pas de dualité puisque Dieu est acte pur et pensée pure.
SRILA PRABHUPADA: Effectivement. Dieu n’a qu’à y penser pour qu’une chose se crée ou s’actualise. En Dieu, pensée, émotion, volonté et action sont identiques. Étant imparfait, lorsque je pense à une chose, celle-ci ne se matérialise pas forcément; mais quand Dieu pense à quelque chose, elle se matérialise à coup sûr. Krishna pensait que la Bataille de Kurukshétra devait avoir lieu; de sorte que rien ne pouvait l’empêcher. Quand Arjouna refusa d’abord de combattre, Krishna lui dit carrément que, peu importe qu’il combatte ou non, la plupart des guerriers assemblés étaient destinés à mourir. Il pria ainsi Arjuna de Lui servir d’instrument et d’acquérir le mérite de les avoir anéantis. Personne ne peut faire obstacle aux décisions du Seigneur, qu’on L’aide ou non à les réaliser. Mais il serait avantageux pour nous de Lui servir d’instrument.
SYAMASUNDAR: Aristote dit qu’il faut accomplir ses activités de façon à pouvoir toujours contempler Dieu.
SRILA PRABHUPADA: Telle est la bhakti. À moins d’être un dévot du Seigneur, comment penserait-on à Lui constamment ? Roûpa Goswami cite l’exemple d’une femme qui prend un amant. Tout en s’acquittant de son mieux de ses travaux ménagers, elle pense toujours : « Quand vais-je recevoir une visite nocturne de mon amant ? » S’il est possible de penser sans cesse ainsi à quelqu’un sur le plan matériel, pourquoi en serait-il autrement sur le plan spirituel ? C’est une simple question de pratique. Malgré les différents travaux qui nous occupent, nous pouvons penser à Dieu de façon incessante. Maintenant, Aristote peut nourrir quelque conception de Dieu, mais il n’a aucune notion précise de la personnalité de Krishna. Il nous est possible de penser à Lui de façon aussi concrète que spécifique parce que les Écritures védiques nous informent que Dieu est une personne et qu’Il revêt un certain aspect. La Bhagavad-Gîtâ (12:5) déclare que les impersonnalistes se donnent beaucoup de mal du fait qu’ils n’ont aucune notion précise de Dieu :
kleso ’dhikataras tesâm avyaktâsakta-cetasâm
avyaktâ hi gatir duhkham dehavadbhir avâpyate
« Pour ceux dont le mental s’attache au non-manifesté, à l’aspect impersonnel de l’Absolu, il est fort pénible de progresser, car cette voie s’avère toujours ardue pour l’être incarné. » Si vous n’avez aucune conception de la forme du Seigneur, il vous sera très difficile de réaliser Dieu.
SYAMASUNDAR: Aristote conçoit Dieu comme pensée pure et comme le souverain bien. Lorsqu’on agit, l’on se doit de toujours contempler le bien. Ainsi pourra-t-on vivre saintement.
SRILA PRABHUPADA: On ne peut contempler le bien à moins d’être guidé par le bien. Arjouna, par exemple, fut guidé par le Bien Suprême; et bien qu’il devait combattre, il put faire le souverain bien.
SYAMASUNDAR: Aristote croit qu’il existe un plan d’ensemble dans l’Univers, car tout évolue d’une forme à l’autre en vue de réaliser sa forme la plus parfaite. Tout est attiré par l’ultime forme parfaite.
SRILA PRABHUPADA: Dit-il qu’il n’existe qu’une forme parfaite ou en existerait-il une variété ? Que veut-il dire exactement ? Chacun s’efforce-t-il d’en arriver à la forme parfaite ? Cette forme serait-elle unique ou diversifiée ?
SYAMASUNDAR: Comme toute forme matérielle est conçue par Dieu et progresse vers Lui dans son désir de perfection, il doit exister une variété de formes.
SRILA PRABHUPADA: Cela correspondrait ainsi à l’enseignement védique, qui veut que Krishna et Son entourage soient parfaits. Prenons l’exemple d’une fleur : elle trouvera sa forme parfaite à Krishnaloka, la planète de Krishna. Là, tout est parfait parce que directement lié à Lui. De sorte que la rivière Yamounâ, la forêt de Vrindâvan, les fleurs, les animaux, les oiseaux, les femmes et les hommes – tout y est identique par nature à Krishna.
ânanda-cinmaya-rasa-pratibhâvitâbhis tâbhir ya eva nija-rûpatayâ kalâbhih
goloka eva nivasaty akhilâtma-bhûto govindam âdi-purusam tam aham bhajâmi
« J’adore Govinda, le Seigneur originel, qui réside en Son Royaume de Goloka avec Râdhâ – dont les traits spirituels s’apparentent aux Siens. Elle incarne Sa puissance de félicité [hlâdinî] et maîtrise parfaitement les soixante-quatre arts; des confidentes, prolongements de Sa forme personnelle, L’accompagnent, pénétrées et vivifiées, comme Elle, par le rasa sublime – source d’une joie sans fin renouvelée – qui les unit à Govinda. » (Brahma 5:37)
Quand Brahmâ enleva tous les petits pâtres et leurs veaux, Krishna Se multiplia en autant de veaux et de garçons, chacun doté d’états d’esprit et de traits différents. Les mères des petits pâtres ne réalisaient pas que leurs vrais fils avaient été kidnappés. Comme Krishna les avait remplacés, l’amour des mères pour leurs fils s’était accru. Ainsi Krishna peut Se multiplier en diverses formes : vaches, veaux, arbres, filles, garçons, etc. Or, Il n’en demeure pas moins un.
SYAMASUNDAR: Aristote dirait qu’ayant une forme spirituelle, Dieu est sans pluralité en ce sens qu’Il n’est pas formé de parties. En d’autres mots, Il est pur esprit.
SRILA PRABHUPADA: Dieu est effectivement l’Un sans pluralité. Le Soleil peut être vu par des millions de personnes, mais il n’en demeure pas moins un. À midi, des millions peuvent dire : « Le Soleil brille au-dessus de ma tête. » Faut-il en déduire qu’il s’agit d’un soleil différent pour chacun ? Non. Le Soleil est un, bien qu’il puisse se présenter de diverses manières.
SYAMASUNDAR: Aristote cite deux arguments en faveur de l’existence de Dieu. Le premier veut qu’il existe un plan d’ensemble dans l’Univers; or, qui dit plan dit planificateur. Le second veut qu’il existe une cause première – la cause de toutes les causes.
SRILA PRABHUPADA: Il en est certes ainsi. D’ailleurs qui dit planificateur dit personne. Krishna explique dans la Bhagavad-Gîtâ (9:10) :
mayâdhyaksena prakrtih sûyate sa-carâcaram
hetunânena kaunteya jagad viparivartate
« La Nature matérielle agit sous Ma direction, ô fils de Kountî, engendrant tous les êtres, mobiles et immobiles. Régi par ses lois, le cosmos est créé puis anéanti dans un cycle sans fin. » Krishna incarne également la cause directrice, le purusa, la Cause de toutes les causes. Anâdir âdir govindah sarva-kârana-kâranam : « Source de tout ce qui existe, Govinda [Krishna] n’a d’autre origine que Lui-même : Il est la Cause première de toutes les causes. » (Brahma 5:1)
HAYAGRIVA: Dans Éthique à Nicomaque, Aristote écrit : « L’excellence morale se rapporte aux plaisirs et souffrances; c’est le plaisir qui nous incite à l’action vile et la souffrance qui nous empêche d’agir de façon noble. Voilà pourquoi, selon Platon, les humains doivent être éduqués dès l’enfance à ressentir plaisir et souffrance lorsqu’il convient. Voilà une éducation appropriée. » Cela correspond-il à la version védique de l’éducation ?
SRILA PRABHUPADA: L’enseignement védique nous informe que l’Univers matériel ne procure aucun plaisir. Nous aurons beau prendre toutes sortes de dispositions en vue de jouir, la mort peut frapper soudainement. Quel plaisir peut-on goûter dans de telles circonstances ? Malgré toutes les dispositions prises pour trouver du plaisir, si celui-ci n’est pas au rendez-vous, nous en serons déçus. En dépit de notre quête constante de plaisir à travers de multiples inventions, la puissance supérieure qui nous contrôle peut à tout instant nous forcer à quitter notre « palais du plaisir ». Conclusion : on ne trouve guère de bonheur en l’Univers matériel où plaisir est synonyme d’illusion, de mirage. Dans le désert, l’eau n’est qu’une hallucination, car vous risquez en fin de compte d’y mourir de soif.
SYAMASUNDAR: Pour Aristote, la vertu serait le juste milieu entre deux activités extrêmes. De par son intelligence, l’humain peut percevoir et agir selon ce juste milieu. En dernière analyse, toutes les vertus sont comprises dans la justice, qui revient à agir pour le bien de tous les intéressés afin que soient protégés les droits de chacun.
SRILA PRABHUPADA: Mais comment pouvez-vous alors abattre des animaux ? N’ont-ils pas aussi le droit de vivre ? Selon les Védas, on est responsable même lorsqu’on tue inconsciemment une fourmi. Comme nous tuons ainsi autant de fourmis que de microbes, il nous faut accomplir des rites d’offrande (pañcha-yajña). Même en évitant consciemment de tuer des animaux, nous donnons peut-être la mort à plusieurs êtres sans le savoir. Dans les deux cas, les sacrifices s’avèrent obligatoires.
SYAMASUNDAR: Aristote croit qu’on peut analyser la vertu, que l’intelligence permet d’analyser toute situation et qu’on peut exercer son intelligence pour accomplir la bonne action.
SRILA PRABHUPADA: Grâce à l’intelligence, il doit chercher à comprendre si les animaux possèdent ou non une âme. S’ils n’en ont pas, pourquoi imitent-ils les humains en mangeant, en dormant, en s’accouplant et en se défendant ? Comment peut-on dire qu’ils n’ont pas d’âme ? Ils présentent les mêmes symptômes vitaux que les humains.
SYAMASUNDAR: Aristote assimile l’âme immortelle à l’action rationnelle.
SRILA PRABHUPADA: J’ai déjà expliqué que les animaux accomplissent des actions rationnelles. Le philosophe doit certes connaître les symptômes de l’âme, qui doivent être définis. La Bhagavad-Gîtâ (14:4) nous offre une connaissance parfaite dans ce domaine, lorsque Krishna déclare :
sarva-yonisu kaunteya mûrtayah sambhavanti yâh
tâsâm brahma mahad yonir aham bîja-pradah pitâ
« Comprends, ô fils de Kountî, que la Nature matérielle donne naissance à toutes les formes de vie, et que Je suis le père qui donne la semence. »
Ce passage laisse-t-il entendre que Dieu serait seulement le père des humains ? Citons ici les Juifs qui prétendent être le seul peuple choisi de Dieu. Mais quel Dieu serait-ce qui choisit un peuple et condamne les autres ? Voici Dieu – Krishna dit : « Je suis le père de toutes les formes de vie (sarva-yoni). » Chacun est fils de Dieu. Comment pourrais-je tuer et manger un être vivant ? C’est mon frère de toute façon. Prenons à titre d’exemple le père de cinq enfants, dont deux seraient moins intelligents. Doit-on comprendre que les fils plus intelligents auraient le droit de tuer et de manger leurs frères ? Le père l’apprécierait-il ? Qui oserait demander : « Père, ces deux fils sont aussi sots qu’inutiles. Pourquoi ne les mange-t-on pas ? » Le père accepterait-il une telle proposition ? Et l’État, lui ? Pourquoi alors Dieu l’accepterait-Il ?
SYAMASUNDAR: Aristote avance qu’on peut se servir de son intelligence pour pratiquer la vertu. Mais ne disiez-vous pas un jour qu’un voleur pourrait faire travailler son intelligence pour voler, puisqu’il considère le vol comme une vertu ?
SRILA PRABHUPADA: Oui. On qualifie d’ailleurs de duskritina l’intelligence du voleur. Le mot kriti signifie « très méritoire » et le mot dus se traduit par « mal employé ». Est-ce un signe de vertu quand notre intelligence est mal employée ? Quand mérite et intelligence servent à une activité judicieuse, voilà la vertu. Une telle activité n’enlisera pas l’être humain. Voilà ce qu’on entend par intelligence et vertu.
SYAMASUNDAR: Aristote considère l’ambition comme une vertu, mais une personne pourrait avoir l’ambition de voler.
SRILA PRABHUPADA: En effet. Hitler avait l’ambition de devenir le souverain absolu de l’Europe. À cette fin, il en tua plusieurs et finit par se suicider. Que valait donc son ambition ? Très ambitieux, tous les politiciens caressent l’ambition d’empiéter illégalement sur les droits d’autrui. Ayons pour ambition de devenir un serviteur sincère du Seigneur Suprême. Voilà une ambition réaliste.
SYAMASUNDAR: Voici quelques vertus citées par Aristote : le courage, la modération, la générosité, la magnificence et l’ambition.
SRILA PRABHUPADA: En quoi l’abattage animal s’avère-t-il magnifique ? Comment peut-on faire preuve d’un tel manque de bonté envers les animaux tout en parlant de magnificence ? Harâv abhaktasya (Bhâgavatam 5.18.12). Si votre conclusion ultime ne réside pas dans la conscience divine, vous êtes dénué de toute qualité désirable. Vous ne sauriez être ni un scientifique, ni un philosophe, car vous êtes en réalité un narâdhama errant sur le plan mental, où vous fabriquez de toutes pièces des théories sans nombre.
SYAMASUNDAR: La philosophie sociale d’Aristote veut que l’humain soit un animal aussi sociable que politique; il doit par conséquent vivre au sein d’une société pour se réaliser. Les humains vivent en société pour transcender leur déplorable condition naturelle et développer une culture civilisée empreinte d’éthique et de vie intellectuelle.
SRILA PRABHUPADA: D’accord, mais Aristote « philosophe » que les animaux n’ont pas d’âme. Adhérant à cette philosophie, les gens disent : « Tuons les animaux et mangeons-les. » À quoi sert un tel groupement social ? Il s’agit plutôt de se réunir en groupe pour développer notre connaissance de Dieu. Voilà ce dont le monde a besoin. À quoi bon vivre en société à seule fin de piller les autres nations et de causer la mort d’autres êtres vivants ? Un tel regroupement n’est formé que de bandits et de criminels. Les Nations Unies se rassemblent à ce jour pour planifier leur empiètement mutuel. À quoi peuvent bien servir tous ces regroupements de bandits ?
SYAMASUNDAR: Aristote parle ici de la façon idéale dont un État ou un corps politique devrait s’organiser. Selon lui, l’idéal serait qu’un État soit formé afin d’éduquer les gens au plus haut degré.
SRILA PRABHUPADA: Mais si on ignore en quoi consiste une éducation, ou si on ne connaît pas le plus haut degré d’éducation, ou encore si on ne sait rien des principes fondamentaux d’une vie vertueuse, comment pourrait-on en parler ? Prenons donc bien soin de suivre un guide authentique. La civilisation védique considère Manou comme un législateur parfait. À titre d’exemple, Manou déclare qu’une femme ne doit pas être indépendante. Certains groupes voudraient aujourd’hui savoir pourquoi. Ce qui entraîne une confrontation où Manou est certes en butte aux attaques. Mais il a néanmoins raison. On doit s’instruire auprès d’âmes libérées. Que pourrait bien accomplir un groupe d’insensés ? Une âme libérée comme Manou peut donner de judicieuses directives. Que de dommages à l’heure actuelle au nom de l’indépendance !
SYAMASUNDAR: L’État selon Aristote serait rigoureusement régi soit par un monarque soit par un groupe d’hommes supérieurs sur les plans intellectuel et moral, qui guideraient la masse des gens.
SRILA PRABHUPADA: Voilà une excellente proposition ! À moins d’être moralement supérieur, personne ne saurait guider. De nos jours, au nom de la démocratie, des bandes de vauriens sont élus à des postes d’autorité. À quoi bon de tels groupes ?
SYAMASUNDAR: Aristote condamne la démocratie, car en son nom chacun poursuit son intérêt personnel.
SRILA PRABHUPADA: Effectivement. Mieux vaut la monarchie si le roi est formé de façon à régner comme il se doit. Telle était la tradition védique. Même alors, le monarque était guidé par de grands sages. Tout gouvernement digne de ce nom doit comporter un conseil formé de sages et de brahmanes. Mais ceux-ci éviteront de se mêler de politique. Désireux de régner, les kshatriyas doivent le faire sous la tutelle des sages et des brahmanes. Mahârâj Youdhisthir était très pieux et les citoyens très heureux du fait que le roi se laissait guider par les brahmanes et les sages. Jadis, le roi était guidé par des prêtres, des âmes saintes ou religieuses. Une situation idéale, quoi ! Notre Mouvement pour la Conscience de Krishna peut guider la société; mais celle-ci sombre désormais dans une condition si lamentable qu’elle ne veut même pas considérer l’importance de ce mouvement. Voilà qui est certes malheureux. Néanmoins, efforçons-nous de répandre la Conscience de Krishna, car nous sommes des représentants de Krishna dont les désirs sont pour nous des ordres.