HENRI BERGSON
(1859-1941)

HAYAGRIVA: Bergson soutient que la réalité de Dieu peut être intuitive grâce à l’expérience mystique seule. L’effort créatif « est de Dieu, s’il n’est pas Dieu Lui-même ». Cette connaissance de Dieu entraîne l’activité plutôt que la passivité.

SRILA PRABHUPADA: La connaissance de Dieu mène certainement à l’activité. À titre d’exemple, le bhakti-yoga est l’engagement au service de Krishna vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pas question de seulement s’asseoir et méditer. Krishna nous informe dans la Bhagavad-Gîtâ (18.68) que la meilleure activité réside dans la diffusion du message de la Gîtâ :

ya idam paramam gouhyam mad-bhaktesv abhidhâsyati
bhaktim mayi parâm kritvâ mâm evaisyaty asamsayah

« Pour celui qui enseigne ce secret suprême à Mes dévots, le progrès dans le service de dévotion est assuré, et, à la fin, nul doute, il reviendra à Moi. » C’est aussi l’ordre donné par Chaitanya Mahâprabhou : « Deviens gourou en distribuant la conscience de Krishna ». Gourou signifie être actif.

HAYAGRIVA: Le mot « mystique » peut revêtir plusieurs significations. Que veut dire Bergson par « la réalité de Dieu peut être intuitive grâce à l’expérience mystique seule » ?

SRILA PRABHUPADA: Pour celui qui ne Le connaît pas, Dieu est « mystique », mais pour qui Le connaît et reçoit Ses directives, Dieu est une personne perceptible. Le mot « mystique » peut faire référence à quelque entité vague ou obscure.

SYAMASUNDAR: Bergson croit que le mystique en contact avec Dieu peut guider les gens et leur enseigner à vivre saintement.

SRILA PRABHUPADA: Très bien. Par « mystique » il entend donc un représentant de Dieu. C’est-à-dire le maître spirituel qui appartient à la succession disciplique. La Bhagavad-Gîtâ nous enjoint d’approcher un gourou qui a réalisé la vérité, Dieu. Le mystique ne se prétendra jamais Dieu, plutôt il se soumettra à Krishna et enseignera aux autres à faire de même. De cette façon, il nous enseigne comment vivre saintement. En fait, il serait plus juste de dire « conscient de Dieu ». Celui qui est conscient de Dieu est un vrai mystique.

SYAMASUNDAR: De nos jours, le mystique serait quelqu’un de mystérieux ou de magique.

SRILA PRABHUPADA: Sa signification s’est dégradée à cause des nombreux gourous venus faire des miracles et se prétendre Dieu. Ces vauriens égarent les sots qui veulent des miracles qu’ils qualifient de mysticisme. Voilà un autre exemple de trompeurs et de trompés.

HAYAGRIVA: À l’origine, le mot grec mystikos se référait à une personne initiée aux rites secrets, religieux. Aujourd’hui, il a dégénéré en quelque chose d’obscur et d’occulte. Pour Bergson, le mystique était celui qui pouvait communier avec Dieu à travers la contemplation et l’amour et faire partie intégrante de l’amour de Dieu pour l’humanité, contribuant ainsi aux desseins divins. Tel est la vraie signification de « l’évolution créatrice ».

SRILA PRABHUPADA: Oui, tout le monde est dans l’ignorance due à une longue séparation d’avec Dieu. Les habitants de l’Univers matériel ont oublié leur relation avec Dieu et n’œuvrent que pour la satisfaction de leurs sens. Ils s’éveillent à la réalité lorsqu’ils sont instruits dans l’art de devenir conscients de Dieu. Sinon, ils vivent comme des animaux. Le sentiment est une chose; mais lorsque la religion est comprise à la lumière de la philosophie et de la logique, une compréhension parfaite de Dieu peut être atteinte. Sans cela, la religion demeure purement sentimentale; ce qui ne nous aidera pas vraiment. Le sentimentaliste sera intéressé un jour mais perdra tout intérêt dès le lendemain. Le Srimad-Bhâgavatam enseigne que la religion est l’art d’apprendre à aimer Dieu. Notre condition physique actuelle ne nous permet pas de voir Dieu, mais l’écoute de Ses gloires permet à notre amour latent pour Lui de se développer.

SYAMASUNDAR: Bergson envisage deux types de religion : statique et dynamique. La première se compose de mythes conçus par l’intelligence humaine comme moyen de défense contre les souffrances de la vie. Appréhendant le futur, l’homme tente de surmonter sa condition en créant des mythes religieux.

SRILA PRABHUPADA: Quoi que l’être humain crée ne saurait être acceptable puisqu’il demeure toujours imparfait. Nous ne pouvons donc adopter de telles croyances. Rejetant ce que concoctent les humains, notre information doit venir directement de Dieu telle qu’Il la donnée dans le Srîmad-Bhâgavatam, la Bhagavad-Gîtâ et d’autres Écritures. Dharmam tou sâksâd bhagavat-pranîtam. « Les véritables principes de la religion sont définis par Dieu, la Personne Suprême » (Bhâgavatam 6.3.19) Krishna dit : « Abandonnne-toi à Moi. » Voilà l’authentique religion, non conçue par l’homme. L’homme crée constamment de nouveaux « ismes » imparfaits. La religion qui nous amène à s’abandonnner à Dieu s’avère authentique. Faute de quoi elle demeure frauduleuse.

SYAMASUNDAR: Pour Bergson la religion authentique est dynamique.

SRILA PRABHUPADA: Il en est certes ainsi. La religion n’est pas statique parce qu’elle se situe au niveau spirituel. L’âme spirituelle incarne la force dynamique à l’intérieur du corps. Pas question donc qu’elle soit statique.

SYAMASUNDAR: Bergson dirait qu’incitée par l’impulsion vitale et la religion dynamique, la volonté humaine s’identifie à la volonté divine dans une union mystique.

SRILA PRABHUPADA: Exactement, c’est le procédé de la conscience de Krishna. Nous enseignons aux gens d’accepter la volonté divine, ce qui sous-entend l’abandon à Dieu. Accepter cet enseignement, voilà l’union intime.

SYAMASUNDAR: La vraie religion est l’union mystique avec Dieu.

SRILA PRABHUPADA: Oui, l’union signifie ici que je suis en accord avec Dieu. Dieu dit : « Abandonne-toi » et je réponds : « D’accord.» Dieu demanda à Arjouna : « Combats » et Arjuna a combattu. L’union, c’est être en accord avec Dieu sur tous les points.

HAYAGRIVA: Bergson estime que le plus formidable obstacle à l’évolution créatrice était le fait d’avoir à combattre le matérialisme. Il prétend que la politique et les réformes économiques ne sont d’aucune aide dans ce domaine.

SRILA PRABHUPADA: La politique et les réformes économiques peuvent être utiles, si elles sont bien orientées, et que leur but est de nous aider dans la connaissance de notre relation avec Dieu. La civilisation védique était divisée en quatre varnas et quatre âshrams, dans le but d’aider les gens à développer leur conscience de Dieu latente. Malheureusement, aujourd’hui les kshatriyas, les administrateurs, ont oublié l’objectif premier de la vie humaine. Ils ne pensent plus qu’au bien-être du corps, qu’à vivre confortablement et à procurer du plaisir aux sens. Pourtant, ce n’est pas là la véritable raison d’être de la civilisation humaine.

HAYAGRIVA: Bergson croit que l’esprit du mysticisme devrait demeurer vivant grâce à ces êtres fortunés – si rares soient-ils – qui connaissent Dieu, « jusqu’au jour où de profonds changements dans les conditions matérielles, imposées à l’humanité par la Nature, permettent une transformation complète de la spiritualité. »

SRILA PRABHUPADA: Oui, et notre Mouvement pour la Conscience de Krishna a pour but d’apporter cette transformation. Comme je l’ai déjà mentionné, une société parfaite est axée sur l’amour de Dieu libre de toute motivation. C’est un amour aussi naturel que celui unissant un fils et son père, ou sa mère. Les conditions matérielles provoquent des demandes corporelles comme manger, dormir, s’accoupler et se défendre. Mais aujourd’hui, les gens ne sont concernés que par ces quatre activités.

HAYAGRIVA: Comment ces conditions matérielles sont-elles appelées à changer ?

SRILA PRABHUPADA: Ces activités corporelles nécessaires sont là pour rester; toutefois, les gens devraient ajouter à leur vie la compréhension de Dieu et de Ses instructions. Ceci apportera le changement. Loin de nous l’idée de négliger les besoins corporels, mais il faut réaliser que l’objectif principal est le progrès dans la conscience de Krishna. Actuellement, la conscience de Krishna n’est pas soutenue par l’État ou les leaders sociaux. Tous ne pensent qu’à manger, dormir, s’accoupler et se défendre. Si vous êtes conscients de Krishna, ces activités ne vont pas s’arrêter, elles vont se régler.

HAYAGRIVA: Bergson est très optimiste en sa croyance que les mystiques, grâce à l’amour, aideraient l’humanité vers son retour à Dieu.

SRILA PRABHUPADA: Voilà d’ailleurs le but réel de la vie humaine. La Nature fournit à l’humanité l’opportunité de comprendre les instructions des Védas et du maître spirituel. Seule une civilisation suicidaire restera dans l’ignorance, concernée uniquement par les nécessités corporelles.

SYAMASUNDAR: Pour Bergson, Dieu incarne l’amour grâce auquel le monde fut créé.

SRILA PRABHUPADA: Naturellement, Dieu est amour. À moins d’aimer, pourquoi viendrait-Il personnellement nous donner Ses directives à travers les Écritures ?

HAYAGRIVA: Dans L’Évolution créatrice, Bergson écrit : « Car l’ego qui refuse de changer ne saurait survivre, et l’état psychique qui demeure inchangé jusqu’à ce qu’il soit remplacé par l’état suivant ne dure pas davantage. » Il considère tous les états psychiques de l’individu, y compris l’ego, en constante mutation.

SRILA PRABHUPADA: C’est le faux ego qui affirme : « Je suis le corps ». L’éducation nous permet de comprendre que nous sommes des âmes spirituelles. L’âme peut dès lors commencer d’agir. Le premier enseignement de la Bhagavad-Gîtâ veut que l’être vivant ne soit pas le corps matériel, mais bien l’âme qui l’habite. L’âme est brahman, c’est-à-dire purement spirituelle. Comprenant que nous ne sommes pas le corps, nous cesserons de lutter pour sa survie. Brahma-bhoutah prasannâtmâ (Gîtâ 18.54). Réalisant notre condition d’âme spirituelle, nous chercherons à élever celle-ci jusqu’à son ultime perfection. Par la suite, comprenant que tous sans exception sont aussi des âmes, nous voudrons donner à tous la chance d’atteindre cette perfection.

SYAMASUNDAR: Le vitalisme de Bergson veut que la force vitale échappe à l’entendement de la physique, de la chimie et des autres sciences. Elle est aussi distincte des lois mécanistes de Darwin. La science ne pourra jamais expliquer de façon juste la source de la vie, qui n’est pas matérielle.

SRILA PRABHUPADA: Voilà qui est très bien dit. Il parle de l’âme, mais sans toutefois en appréhender la nature de façon positive. En effet, l’âme ne peut être régie par les lois physiques, ce que confirme la Bhagavad-Gîtâ (2.23) :

nainam chindanti sastrâni nainam dahati pâvakah
na cainam kledayanty âpo na sosayati mâroutah

« Aucune arme ne peut fendre l’âme, ni le feu la brûler. L’eau ne peut la mouiller, ni le vent la dessécher. » La force vitale, ou l’âme, peut être recouverte temporairement par les éléments physiques, même si dans son essence elle n’a rien à voir avec ceux-ci. L’âme, la force vitale, jouit d’une certaine indépendance. La force vitale suprême c’est Dieu dont l’âme distincte constitue une parcelle, de la même façon que l’étincelle fait partie du brasier. L’âme individuelle fait un très mauvais usage de son indépendance lorsqu’elle désire devenir Dieu et dominer la Nature matérielle. Elle choit alors de son niveau purement spirituel et s’empêtre dans le monde physique, tout en oubliant son identité véritable et se méprenant pour le corps. Ce qui est faux puisque le corps n’est qu’une couverture accessoire, un vêtement, alors que la force vitale est de nature différente.

SYAMASUNDAR: Selon Bergson, la réalité, la force vitale, est toujours en devenir et jamais au repos. Les explications logiques ou scientifiques s’avèrent inefficaces car elles ne traitent que de problèmes statiques.

SRILA PRABHUPADA: En effet. Les soi-disant hommes de science ignorent le véritable principe fondamental. Eux-mêmes fourvoyés, ils égarent autrui. L’âme incarne la force vitale. Dotée d’une certaine indépendance, elle cherche à jouir de l’Univers matériel, chose impossible. Poursuivant des chimères et s’efforçant de dominer la Nature matérielle, elle en devient de plus en plus prisonnière.

SYAMASUNDAR: Toujours dynamique, changeante et imprévisible, la force vitale s’avère trop insaisissable pour qu’on puisse la soumettre à quelque recherche scientifique.

SRILA PRABHUPADA: Exactement. La force vitale ne peut qu’être dynamique par définition. Elle ne peut rester inerte. Nous incarnons tous cette force vitale. Nous pouvons nous asseoir ici ou partir. Personne ne peut faire échec à ces mouvements dans le temps. Même Dieu n’interfère pas avec notre force dynamique. Il nous permet au contraire d’agir à notre guise. S’Il interférait avec notre indépendance, nous ne serions plus des êtres vivants mais de la matière inerte. Aussi Dieu n’interfère-t-Il pas: Il nous accorde une liberté totale. Dans un même temps, Il vient en ce monde pour nous dire: « Pourquoi vous absorber dans ces activités insensées ? Revenez auprès de Moi, Dieu, en votre demeure originelle et vous connaîtrez le bonheur. »

SYAMASUNDAR: Pour Bergson, l’imprévisible force vitale ne cesse jamais de créer.

SRILA PRABHUPADA: Elle crée de nouvelles choses dans le monde phénoménal, mais de tels changements prendront fin lorsqu’elle s’établira sur le plan spirituel. Notre seul devoir consiste à servir Krishna. Or, même ce service comporte une grande variété mais celle-ci est de nature spirituelle. À l’heure actuelle, nous créons des variétés matérielles dont différents corps, tous sujets aux trois formes de souffrance ainsi qu’à la naissance, la maladie, la vieillesse et la mort. Tant que nous demeurons prisonniers de la matière, notre force dynamique crée des problèmes qui nous enchaînent de plus en plus.

SYAMASUNDAR: Peut-on prédire les mouvements de la force vitale ?

SRILA PRABHUPADA: Oui. Elle évolue à travers différents corps, mais son ultime futur consiste à retourner à Dieu, dans sa demeure originelle. Cependant, parce qu’elle agit bêtement, la Nature matérielle doit lui donner de violents coups de pied au visage pour qu’elle recouvre la raison. Telle est sa position. Lorsqu’elle fait appel à son intelligence, elle réalise que c’est son devoir de servir Krishna au lieu de servir son propre corps matériel. Dans l’Univers matériel, nous constatons que tous recherchent le bonheur mais sont constamment frustrés dans leur quête. Et ce, parce que le bonheur matériel est en dernière analyse synonyme de frustration. Ainsi Mâyâ inflige-t-elle son châtiment.

SYAMASUNDAR: De toute façon, la force vitale finira par retourner à Dieu ?

SRILA PRABHUPADA: Tôt ou tard, tous retourneront auprès du Seigneur, certains plus vite que d’autres.

SYAMASUNDAR: Mais peut-on prédire que le châtiment appliqué aura un effet permanent? Plusieurs détenus quittent la prison, mais certains y reviendront.

SRILA PRABHUPADA: Rien n’est permanent. Dotés d’une certaine indépendance, nous sommes libres d’en abuser et de retourner en prison. Sinon, notre indépendance serait vide de sens. Par indépendance, on entend la possibilité d’agir à sa guise.

SYAMASUNDAR: Bergson appelle l’âme « élan vital ».

SRILA PRABHUPADA: L’âme est force vitale et par conséquent dynamique. Jamais au repos, elle agit toujours à travers le mental, l’intelligence et le corps.

SYAMASUNDAR: L’âme est-elle la même dans tous les corps vivants ?

SRILA PRABHUPADA: Oui. Ses dimensions sont partout les mêmes: un dix-millième de la pointe d’un cheveu.

SYAMASUNDAR: Et l’énergie qui l’anime ?

SRILA PRABHUPADA: La même quantité d’énergie spirituelle habite la fourmi et l’éléphant.

SYAMASUNDAR: Quand vous dites que la taille de l’âme est d’un dix-millième de la pointe d’un cheveu, on dirait un concept matériel, physique.

SRILA PRABHUPADA: Il ne faut pas confondre taille matérielle et taille spirituelle: seule cette dernière est permanente. Nous avons recours à l’exemple de la pointe d’un cheveu à cause de votre absence de vision spirituelle. Il vous faut donc comprendre à l’aide d’exemples matériels.

SYAMASUNDAR: Bergson croit que les attributs de l’âme peuvent être perçus par intuition, et non par les sens.

SRILA PRABHUPADA: C’est exact. L’âme ne peut être perçue par les sens, mais nous pouvons comprendre que l’âme brille par son absence dans un cadavre. La perception nous permet de voir le cadavre et l’intuition nous permet de comprendre qu’un élément immatériel – qu’on appelle l’âme – est absent.

HAYAGRIVA: Bergson écrit sur le souvenir et l’oubli: « Le mécanisme cérébral est conçu de façon à refouler dans l’inconscient la presque totalité du passé et à ne permettre qu’à ce qui peut jeter quelque lumière sur le présent ou servir l’action en préparation – bref, que ce qui peut s’avérer utile – à franchir le seuil du conscient. »

SRILA PRABHUPADA: Le mécanisme cérébral est un appareil au même titre que ce microphone. Celui-ci n’a rien en commun avec ma voix, mais il l’amplifie pour que d’autres l’entendent. Aussi peut-il m’être utile. De même, le cerveau est un appareil qui peut nous aider à comprendre Dieu. Les humains sont dotés d’un bon appareil mais ils ne savent pas s’en servir. Telle est leur infortune.

HAYAGRIVA: N’est-ce pas Krishna qui opère ce mécanisme cérébral, provoquant ainsi l’oubli et le souvenir ?

SRILA PRABHUPADA: Oui, car Il incarne la puissance suprême. Si nous persistons dans notre désir d’oublier Krishna malgré Ses instructions, Lui qui Se tient dans le cœur nous permet de L’oublier de plus en plus. De sorte que nous oublirons complètement la relation qui nous unit à Dieu. Krishna dit :

tân aham dvisatah krûrân samsâresu narâdhamân
ksipâmy ajasram asubhân âsurîsv eva yonisu

« Les envieux et malfaisants, les derniers des hommes, Je les plonge indéfiniment dans l’océan de l’existence matérielle, dans diverses formes de vie démoniaque. » (Gîtâ 16.19) Il dit également :

sarvasya câham hrdi sannivistho
mattah smrtir jñânam apohanam ca

« Je Me tiens dans le cœur de chaque être, et de Moi viennent le souvenir, le savoir et l’oubli. » (Gîtâ 15.15) Le châtiment de Krishna plonge l’être vivant dans les ténèbres perpétuelles; mais par la grâce de Son dévot, le Vaishnava, l’être peut se rappeler du lien qui l’unit à Krishna. Voilà pourquoi Bhaktivinoda Thâkour dit: « Ô vaishnava, vois en moi ton chien. » Le mécanisme cérébral – le cerveau – est un appareil, et selon son désir, l’être peut oublier Krishna ou se souvenir de Lui. De même que Krishna permet aux démoniaques d’être punis, Il donne à Son dévot l’intelligence grâce à laquelle il pourra comprendre et ne pas oublier.

tesâm satata-yuktânâm bhajatâm prîti-pûrvakam
dadâmi buddhi-yogam tam yena mâm upayânti te

« À qui, avec amour, se voue sans fin à Mon service, Je donne l’intelligence requise pour venir à Moi. » (Gîtâ 10.10)

HAYAGRIVA: Peut-on oublier Krishna éternellement ?

SRILA PRABHUPADA: Non. Le fils peut être séparé de son père, mais il ne saurait l’oublier éternellement. Parfois, il se souviendra de lui. Le père, lui, se rappelle toujours de son fils et attend avec impatience le jour où celui-ci lui obéira. Pas question donc d’oubli perpétuel.

SYAMASUNDAR: Parce qu’il jouit d’une certaine indépendance, l’être peut donc être tantôt libéré tantôt conditionné ?

SRILA PRABHUPADA: Krishna vous accorde la libération. Lorsque vous en abusez, vous vous enchaînez.

SYAMASUNDAR: Mais tout cela est-il prévisible ? Peut-on le savoir à l’avance ?

SRILA PRABHUPADA: À quoi bon toutes ces prédictions ? On peut prédire que l’être vivant sera malmené, brutalisé et tourmenté jusqu’à ce qu’un jour, il vienne à Krishna.

SYAMASUNDAR: Donc, après de nombreuses déchéances, l’être viendra un jour à Krishna pour demeurer auprès de Lui en permanence.

SRILA PRABHUPADA: Non, il n’est pas question de permanence. L’être peut abuser de son indépendance et déchoir à nouveau. Une personne n’est pas libre définitivement du seul fait qu’elle est relâchée de prison. Elle peut être à nouveau incarcérée. C’est sans garantie. C’est ce qu’on entend par « éternellement conditionné ». Les âmes éternellement libérées qui peuplent le monde spirituel ne seront jamais conditionnées car, étant très expérimentées, elles n’abusent jamais de leur indépendance.

HAYAGRIVA: Bergson écrit sur le karma et la transmigration : « Que sommes-nous, de fait, qu’est-ce que notre caractère sinon la condensation de notre vécu depuis la naissance – ou plutôt d’avant même celle-ci – puisque nous apportons avec nous des inclinations prénatales. Ce n’est certes qu’à travers une infime partie de notre passé que nous pensons; mais c’est armés de tout notre passé – y compris la force originelle de notre âme – que nous désirons, voulons et agissons. » Bien qu’on ne se souvienne pas d’une grande partie du passé, notre condition actuelle naît de celui-ci.

SRILA PRABHUPADA: C’est à cause de notre imperfection que nous oublions le passé. Les épreuves existent donc pour nous rappeler de l’occasion qui nous est offerte de profiter du savoir védique. Nous avons oublié, mais notre oubli n’est pas perpétuel. Lorsqu’on nous rafraîchit la mémoire, nous pouvons retrouver notre véritable conscience, la conscience de Krishna. Oubliant Krishna, Dieu, les gens se croient maîtres de tout. Plusieurs pseudo-savants dénigrent Dieu et prétendent pouvoir tout faire d’eux-mêmes. Une telle attitude est démoniaque. sâdhou, shâstra et guru sont là pour nous rappeler que nous sommes sous l’emprise de mâyâ, une situation dont il faut se tirer.

HAYAGRIVA: En somme, selon Bergson, nos actions passées détermineraient ce que nous sommes aujourd’hui.

SRILA PRABHUPADA: En effet. C’est ce qu’on appelle le karma. Notre karma nous place dans une situation particulière. Mais celle-ci peut être modifiée; elle n’a pas à être prolongée indéfiniment. Krishna dit que nous souffrons à cause de nos méfaits passés; cette souffrance naît du fait que nous refusons de nous abandonner à Lui. Si au contraire nous acceptons, Krishna mettra fin aux suites du karma. Nous ne sommes donc pas obligés de continuer à subir les conséquences de nos actions passées.

HAYAGRIVA: Bergson écrit : « De cette survivance du passé, il s’ensuit que la conscience ne peut revivre la même condition. Même si les circonstances demeurent inchangées, elles n’agiront plus sur la même personne, puisque celle-ci vit un nouveau moment de son histoire. Notre personnalité, qui se développe à chaque instant grâce au vécu accumulé, change sans cesse. »

SRILA PRABHUPADA: Il n’y a pas de cessation, car l’âme est éternelle. La conscience l’est également, mais elle change selon les circonstances, les fréquentations, le temps, le lieu et les personnalités. Le contact d’âmes élevées est requis, car il peut spiritualiser notre conscience matérielle. La raison d’être du Mouvement pour la Conscience de Krishna consiste à transformer la conscience, maintenant absorbée dans les choses matérielles, pour qu’elle s’absorbe en Krishna. D’où la nécessité d’être guidé par les instructions de Krishna et le maître spirituel. Telle est la bonté de Krishna qu’Il nous donne sâdhou, shâstra et guru.

HAYAGRIVA: Mais si l’expérience détermine la personnalité et que l’expérience est oubliée à l’heure de la mort, une nouvelle personnalité doit émerger à la renaissance. Comment la personnalité peut-elle se développer grâce au vécu accumulé ?

SRILA PRABHUPADA: Nous pouvons oublier nos actions passées, mais Krishna n’oublie rien. Aussi nous donne-t-Il la chance d’assouvir nos désirs antérieurs. À la mort, le corps change mais non l’âme. L’âme continue d’exister, emportant avec elle les suites de ses actes passés. Quoique l’âme oublie ce qu’elle a fait dans le passé, Krishna est là pour lui rappeler qu’elle voulait faire ceci ou cela.

HAYAGRIVA: La personne demeure donc la même quoique la personnalité change  ?

SRILA PRABHUPADA: Oui. La personnalité doit être perfectionnée en suivant les instructions de Krishna.

HAYAGRIVA: Mais la personnalité – telle que nous l’entendons – change de vie en vie, non ?

SRILA PRABHUPADA: Oui, mais ton prochain corps sera déterminé par tes actions. Ce n’est pas toi qui le choisiras. Parce que tu as agi d’une certaine façon, des autorités supérieures choisiront ton prochain corps conformément à celles-ci.

HAYAGRIVA: Si, à l’heure de la mort, l’âme emporte le mental, l’intelligence et l’ego vers un nouveau corps, n’est-il pas possible que le mental garde le souvenir de vies antérieures ?

SRILA PRABHUPADA: Oui, et plusieurs exemples peuvent être cités à cet effet. Bharat Mahârâj avait revêtu le corps d’un cerf, mais par la grâce de Krishna, il n’oublia rien de sa vie précédente. Bien qu’il fût un dévot, il négligea son service de dévotion à cause d’un attachement excessif à un cerf. Comme il pensait à celui-ci à l’instant de la mort, il dut revêtir un corps de cerf. Infiniment miséricordieux, Krishna lui accorda le souvenir de son vécu. De sorte que Mahârâj Bharat reprit ensuite naissance dans une famille brahmanique.

HAYAGRIVA: Bergson dit que « notre personnalité s’élance, croît et mûrit sans cesse ». S’il en est ainsi, comment le jîva peut-il régresser à une forme de vie inférieure ?

SRILA PRABHUPADA: Les lois de la Nature veulent que tout soit évalué à l’instant de la mort. Ici à Hawaii, nous voyons que plusieurs garçons sont des mordus du surf. Ainsi créent-ils une mentalité qui leur permettra de devenir des êtres aquatiques. Naturellement, à l’heure de la mort ils penseront à tout cela et la Nature leur donnera un corps en conséquence. C’est un processus irrépressible. Après la mort, nous nous retrouvons entièrement sous l’empire de la Nature. On ne pourra pas alors dicter notre volonté. Parce qu’ils ne peuvent ou ne veulent pas comprendre cela, les gens en concluent qu’il n’y a pas de vie après la mort.

HAYAGRIVA: Comment un être aussi éminent qu’Indra, le mental, l’intelligence et l’ego intacts, a-t-il pu devenir un porc ?

SRILA PRABHUPADA: Tant que nous existons sur le plan matériel, nos pensées subissent l’influence de la Nature matérielle. Nos pensées sont teintées tantôt de Vertu, tantôt de Passion ou d’Ignorance. Par conséquent, nous renaissons parfois au sein d’espèces supérieures, parfois au sein d’espèces inférieures. Pour demeurer sur la plate-forme qui convient, il faut s’engager dans le service de dévotion. Ce que confirme la Bhagavad-Gîtâ (14.26) :

mâm ca yo ’vyabhicârena bhakti-yogena sevate
sa gunân samatîtyaitân brahma-bhûyâya kalpate

« Celui qui tout entier s’absorbe dans le service de dévotion, sans jamais faillir, transcende aussitôt les modes d’influence de la Nature matérielle et atteint le niveau du Brahman. » Si nous nous maintenons à ce niveau, nous ne risquons pas de déchoir. C’est le but que nous visons en nous engageant à chaque instant dans la conscience de Krishna.

HAYAGRIVA: Pour Bergson, le changement est synonyme de maturation. Il écrit : « Ne recherchant que la signification précise que notre conscience donne au mot ’’exister’’, nous constatons que pour un être conscient exister c’est changer, changer c’est mûrir, mûrir c’est se recréer sans fin. »

SRILA PRABHUPADA: Pas besoin de se débattre pour atteindre notre plus haute position puisque Sri Krishna nous indique en quoi consiste celle-ci : « Laisse là tous les dharmas et abandonne-toi à Moi. Je t’accorderai Mon entière protection. » (Gîtâ 18.66) Malheureusement, l’être vivant croit que Krishna est un homme ordinaire et donc incapable de conférer la plus haute position. Aussi continue-t-il d’échafauder divers projets. Après de nombreuses renaissances, il arrive à la conclusion que Krishna est tout. Vâsudevah sarvam iti sa mahâtmâ su-durlabhah (Gîtâ 7.19) Mais pourquoi se débattre pendant plusieurs vies quand, en acceptant immédiatement les instructions de Krishna, on peut atteindre la perfection dès maintenant ?

SYAMASUNDAR: Bergson voit l’impulsion vitale parcourir l’Univers en créant de nouvelles formes et variétés, tout comme un artiste crée différents tableaux. Les créations s’améliorent progressivement.

SRILA PRABHUPADA: Oui. On pourrait appeler cela l’évolution. L’être vivant évolue à travers 8 400 000 formes de vie, chacune supérieure à la précédente, jusqu’à ce qu’il parvienne à la forme humaine. Il peut alors choisir de devenir un déva comme Brahmâ, qui est également un être distinct et n’appartient donc pas à l’ordre du Vishnou-tattva. Brahmâ n’en jouit pas moins du pouvoir de créer l’univers où nous vivons. Dieu peut créer des univers sans nombre, mais Brahmâ n’en crée qu’un seul. L’être peut aussi régresser à des formes infra-humaines.

SYAMASUNDAR: Pour Bergson, l’évolution mondiale évolue graduellement à travers l’Histoire de l’instinct à l’intelligence, puis à l’intuition.

SRILA PRABHUPADA: Il accepte donc qu’on évolue de l’inférieur au supérieur.

SYAMASUNDAR: Jusqu’à la réalisation ?

SRILA PRABHUPADA: Par réalisation, on entend le fait d’accéder à la vérité.

SYAMASUNDAR: Selon Bergson, la compréhension intuitive serait supérieure à l’entendement intellectuel.

SRILA PRABHUPADA: C’est exact.

SYAMASUNDAR: Il considère que le processus créateur culmine dans l’immortalité.

SRILA PRABHUPADA: En effet. Nous revêtons différents types de corps; mais lorsque nous serons parfaitement établis dans la conscience de Krishna, nous cesserons de revêtir des formes matérielles.

SYAMASUNDAR: Quoique la force vitale soit éternelle, les formes évolueraient donc jusqu’à la forme immortelle ?

SRILA PRABHUPADA: Les formes changent, mais non la force vitale. Les formes changent, mais la personne qui les habite s’avère permanente. S’identifiant au corps, elle croit changer.

SYAMASUNDAR: L’évolution vers l’immortalité humaine représente-t-elle un processus créateur ? Par créateur, Bergson entend que nous créons notre immortalité.

SRILA PRABHUPADA: Non, vous êtes toujours immortel de par votre nature intrinsèque, mais vous changez de corps. Ce processus est créateur en ce sens que vous créez votre propre corps, ou votre prochain corps, selon votre désir. Si vous créez en vous la mentalité d’un chien, vous obtiendrez un corps de chien dans votre prochaine vie. De même, si vous développez la mentalité d’un serviteur de Dieu, vous retournerez auprès de Krishna.

HAYAGRIVA: Dans L’Évolution créatrice, Bergson écrit: « Nous pouvons donc conclure que l’individualité n’est jamais parfaite et qu’il est souvent difficile – parfois impossible – de dire ce qui est et ce qui n’est pas un individu, mais que la vie néanmoins manifeste une quête d’individualité, comme si elle s’efforçait de constituer des systèmes naturellement isolés, fermés. »

SRILA PRABHUPADA: Pourquoi cette quête d’individualité ? Nous sommes tous naturellement des individus :

na tv evâham jâtu nâsam na tvam neme janâdhipâh
na caiva na bhavisyâmah sarve vayam atah param

« Jamais ne fut le temps où nous n’existions, Moi, toi et tous ces rois, et jamais aucun de nous ne cessera d’être. » (Gîtâ 2.12) Éternelle, notre individualité englobe le passé, le présent et l’avenir. Mais nous ne sommes pas quantitativement égaux à Krishna. Comparée à la Sienne, notre intelligence s’avère très pauvre. Faisant un bon usage de notre individualité en suivant les instructions de Krishna, nous rendrons notre vie parfaite. Les philosophes mâyâvâdîs veulent anéantir cette individualité, chose impossible. Nous demeurons éternellement des entités individuelles, et Dieu de même. Il est erroné de croire qu’en anéantissant l’individualité, on devient un avec Dieu. Notre individualité demeure en tout temps. Même si nous pensons pendant quelque temps: « Je vais me fondre dans l’existence de Dieu », nous déchoirons à nouveau à cause de notre individualité. Quoi qu’il en soit, pas besoin de rechercher l’individualité car nous sommes de toute éternité des entités individuelles.

HAYAGRIVA: Selon Bergson, nous pouvons voir la Création comme venant de Dieu ou évoluant vers Lui. Selon notre point de vue, « nous percevons Dieu comme la cause efficiente ou comme la cause finale. »

SRILA PRABHUPADA: Dieu existe de toute éternité, avant la Création et après l’annihilation de celle-ci. Dieu ne fait pas partie de la Création. Étant le Créateur, Il existe avant, durant et après la Création. Tous les tenants des Védas savent cela.

aham evâsam evâgre nânyad yad sad-asat param
pascâd aham yad etac ca yo ’vasisyeta so ’smy aham

« Je suis cette Personne Suprême, qui était avant la Création, lorsqu’il n’existait rien d’autre que Moi-même, et que la cause de la Création – la Nature matérielle – n’était pas encore manifestée. Je suis aussi Celui que tu vois maintenant, Moi, la Personne Suprême, et Je suis également Celui qui subsistera après l’annihilation. » (Bhâgavatam 2.9.33)

HAYAGRIVA: Bergson dit que Dieu est le commencement, le milieu et la fin, selon notre point de vue.

SRILA PRABHUPADA: Cela ne dépend pas de notre point de vue. Dieu existe de toute éternité; mais notre imperfection nous incite à penser de cette façon limitée. La manifestation cosmique est une création temporaire conçue pour offrir à l’âme distincte la chance de développer sa conscience. Si elle n’y parvient pas avant l’annihilation universelle, elle subsistera dans un état d’inconscience. Une fois venu le temps d’une nouvelle création, elle reprendra conscience. Ainsi le veut le cycle cosmique. Dieu, toutefois, existe de toute éternité.

HAYAGRIVA: Bergson écrit encore : « Si la vie réalise un plan, elle devrait manifester une plus grande harmonie au fur et à mesure de son développement, tout comme une maison révèle davantage l’idée de l’architecte avec chaque pierre qu’on y ajoute. Si, au contraire, l’unité de la vie ne réside que dans l’impulsion qui la pousse sur la route du temps, alors l’harmonie se trouve non devant mais derrière. L’unité est donnée au début sous forme d’impulsion et non placée à la fin comme attraction. »

SRILA PRABHUPADA: C’est ce qu’on appelle le cours de la Nature. D’abord, il y a création, puis développement, maturation, production de sous-produits, vieillissement, dépérissement et enfin, disparition. Voilà à quoi est soumis tout ce qui est matière. N’étant pas de nature matérielle, l’âme n’est cependant en rien touchée par ces transformations physiques. L’âme a un devoir – une activité – perpétuel : le service de dévotion. Si nous sommes initiés à notre devoir perpétuel, nous pourrons mettre fin à ces transformations physiques, demeurer dans notre corps éternel, spirituel, et retourner auprès de Dieu en notre demeure originelle.

HAYAGRIVA: L’évolution créatrice doit donc nécessairement être celle de l’âme ?

SRILA PRABHUPADA: Non. Comme l’âme est immortelle, il n’est pas question d’évolution pour elle. Tant que l’âme s’empêtre dans l’existence et les concepts matériels, elle croit que les corps supérieurs se développent à partir de corps inférieurs. Si toutefois elle modifie sa conscience, elle n’aura plus à changer de corps: elle demeurera dans son corps éternel.

SYAMASUNDAR: Bergson croit que c’est la force vitale qui guide chacun et crée sa propre évolution.

SRILA PRABHUPADA: En effet. Mais l’individu doit être éduqué dans l’art de progresser. Il n’en tient en dernière analyse qu’à l’âme de s’abandonner à Krishna. L’être a le droit d’accepter ou de refuser. S’il choisit la bonne voie, il progressera; mais s’il la rejette, il régressera. Tout dépend de lui.

HAYAGRIVA: Il semble y avoir une contradiction fondamentale entre Bergson et les Védas quant à l’évolution de l’Univers.

SRILA PRABHUPADA: Tout ce qui est matériel, y compris l’Univers, subit les transformations fondamentales citées plus haut. Depuis sa naissance, l’Univers croît en volume et c’est là une transformation matérielle. Cela n’a rien de spirituel. De même qu’une âme habite notre corps, l’Univers possède également une âme : Garbhodakashâyî Vishnu. L’Univers change, mais non Vishnu.

HAYAGRIVA: Bergson émet l’hypothèse que plus la vie évolue, plus grande est l’harmonie réalisée.

SRILA PRABHUPADA: Il y a transformation harmonieuse, par exemple, lorsque le corps de l’enfant se transforme harmonieusement en celui d’un jeune garçon. Quoi qu’il en soit, il y a transformation.

HAYAGRIVA: L’harmonie règne donc au début, au milieu et à la fin ?

SRILA PRABHUPADA: Tout est harmonie, autant sur le plan matériel que spirituel. Ainsi le veut la loi de Dieu.

HAYAGRIVA: Si tout est toujours en harmonie, l’évolution ne revêt alors qu’une importance secondaire.

SRILA PRABHUPADA: Voici un exemple d’harmonie : on revêt d’abord un corps aquatique, puis celui d’un insecte, d’une plante, d’un arbre et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on atteigne la forme humaine. Il y a transformation, mais elle s’opère en toute harmonie. Une fois qu’on obtient la forme humaine, on peut choisir de mettre fin à cette évolution ou de la perpétuer. En acceptant les instructions de Krishna, on peut mettre un terme à cette pénible évolution. Telle est la version de la Bhagavad-Gîtâ (9.3) :

asraddadhânâh purusâ dharmasyâsya parantapa
aprâpya mâm nivartante mrtyu-samsâra-vartmani

« Ô vainqueur de l’ennemi, ceux qui n’ont pas foi dans le service de dévotion ne peuvent M’atteindre. Ils reviennent naître et mourir en ce monde matériel. » En suivant les instructions de Krishna, nous pouvons nous affranchir complètement du cycle des morts et des renaissances.

HAYAGRIVA: Bergson voit l’être humain comme la gloire de l’évolution terrestre. Il écrit : « L’homme peut être considéré la raison d’être de l’organisation entière de la vie sur notre planète. »

SRILA PRABHUPADA: Différentes classes d’hommes peuplent notre planète. Tous ne sont pas égaux. Il y a des sages et des sots, des riches et des pauvres.

HAYAGRIVA: Il parle de l’humanité en général.

SRILA PRABHUPADA: Qu’entend-il par l’humanité entière ? Chacun est une personne distincte. Quoi qu’il en soit, l’être humain n’incarne pas la forme de vie la plus évoluée.

HAYAGRIVA: Bergson voit les mondes matériels comme étant fondamentalement isolés entre eux. Il écrit : « Ce n’est pas artificiellement, par souci de commodité, que nous isolons notre système solaire : la Nature nous invite elle-même à l’isoler. »

SRILA PRABHUPADA: Nous nous sentons isolés parce que nous sommes des entités distinctes. En prison, chaque criminel est une personne distincte et doit subir les conséquences de ses propres crimes. Ainsi chacun est-il heureux ou malheureux selon ses actions passées. S’il y avait fusion, on oublierait l’individualité. Mais cela n’est guère possible.

HAYAGRIVA: En plus de se sentir individuellement isolés, nous nous sentons collectivement isolés sur cette planète. L’homme n’a jamais réussi à contacter les habitants des autres planètes de l’Univers.

SRILA PRABHUPADA: À quoi servirait de communiquer avec les autres planètes ? Les habitants de ces planètes sont également des entités distinctes.

HAYAGRIVA: L’homme a toujours désiré communiquer avec l’au-delà. Ce qui doit correspondre au fond à un désir de contacter Dieu.

SRILA PRABHUPADA: Puisque Dieu existe, pourquoi ne pas communiquer avec Lui ? Il ne servirait à rien de communiquer avec d’autres planètes. Les autres êtres vivants ne sauraient nous aider. Mais en communiquant avec Dieu, Krishna, nous comprendrons automatiquement tout. En quoi le fait d’entendre les propos des habitants des autres planètes vous profiterait-il ? Mieux vaut écouter Krishna énoncer la Bhagavad-Gîtâ.

  HAYAGRIVA: Cet isolement interplanétaire caractérise-t-il seulement les systèmes planétaires inférieurs et intermédiaires ?

SRILA PRABHUPADA: Cet isolement règne partout. Même sur notre planète, les corbeaux font bande à part tout comme les cygnes d’ailleurs. Cet isolement est naturel car tous agissent sous l’influence des trois différents modes de la Nature. Mais tout isolement disparaît lorsqu’on adopte la conscience de Krishna où chacun s’engage dans le service du Seigneur.

HAYAGRIVA: Bergson voit l’Univers même en expansion et en évolution lorsqu’il écrit : « Car l’Univers n’est pas créé, mais se crée constamment. Il croît, peut-être indéfiniment, avec l’addition de nouveaux mondes. »

SRILA PRABHUPADA: En effet. Les univers émanent du souffle de Mahâ-Vishnu. Si nous acceptons que l’Univers est en expansion, les univers sont alors éjectés comme des particules qui commencent alors à se développer. Nous voyons que tout ce qui est matériel débute de façon modeste. À titre d’exemple, lorsque l’être pénètre dans le sein de sa mère, il est certes infime. Le banian, lui, croît à partir d’une petite graine. Tels sont les modes de la Nature. C’est un fait que l’Univers est en expansion, mais cette expansion n’est pas permanente. Il se développe dans une certaine mesure, puis cesse pour ensuite décroître et disparaître en temps voulu.

HAYAGRIVA: Les astronomes modernes émettent l’hypothèse que l’Univers est en expansion et que les systèmes planétaires – projetés en avant dans l’espace – s’éloignent proportionnellement l’un de l’autre, tout comme des raisins qui augmentent de volume dans la pâte quand on met celle-ci au four.

SRILA PRABHUPADA: Cette expansion s’opère jusqu’à un certain point, puis cesse.

HAYAGRIVA: Mais Bergson considère que l’Univers évolue vers une ineffable harmonie.

SRILA PRABHUPADA: Qu’entend-il par « ineffable harmonie »? Tout s’accroît, mais tout finira par décroître et être anéanti. Tel est le cours de la Nature, et c’est en lui que réside l’harmonie.

HAYAGRIVA: Cherchant à établir un lien entre Dieu et l’Univers, Bergson parle « d’un centre d’où les mondes jaillissent comme des fusées dans un feu d’artifice. »

SRILA PRABHUPADA: La Création ressemble à une roue qui tourne avec ses rayons et sa jante. Elle comporte également un centre dont tout dépend. Aham sarvasya prabhavo mattah sarvam pravartate : « Des mondes spirituel et matériel, Je suis la source; de Moi tout émane. » (Gîtâ 10.8) Ce centre, c’est Dieu, dont dépendent toutes les parties. Quoi qu’il en soit, le centre est immuable.

SYAMASUNDAR: Bergson qualifie le monde de « machine à fabriquer des dieux ». Dans un sens, ce monde est un terrain d’entraînement où nous pouvons nous rendre immortels.

SRILA PRABHUPADA: Mais vous êtes déjà immortels; vous l’avez simplement oublié.

mamaivâmso jîva-loke jîva-bhûtah sanâtanah
manah sasthânîndriyâni prakrti-sthâni karsati

« Les êtres en ce monde matériel sont des fragments éternels de Ma Personne. Mais parce qu’ils sont conditionnés, ils luttent avec acharnement contre les six sens, et parmi eux, le mental. » (Gîtâ 15.7) Il y a égarement, mais aucun changement. En tant qu’âmes, nous sommes immuables. Notre situation s’apparente à un rêve : « Je suis tombé dans l’océan Pacifique et je me noie. Au secours ! » Nous pouvons créer tant de problèmes en rêve, alors qu’en réalité il n’y a ni océan ni noyade : ce n’est qu’un cauchemar. L’enveloppe temporaire qu’est le corps ressemble à un rêve dont on s’éveille dès qu’on adopte la conscience de Krishna. À l’état de veille, le rêve perd toute valeur. Toutefois, on croit lorsqu’on rêve que c’est la réalité. Or, comme il n’a aucune valeur, on le qualifie de mâyâ, c.à-d. « ce qui semble réel, mais ne l’est pas ».

SYAMASUNDAR: Peut-on traduire mâyâ par « néant »?

SRILA PRABHUPADA: Non. Ce n’est rien tout en semblant être quelque chose, mais nous ne disons pas que c’est rien. Les Mâyâvâdîs affirment que ce n’est rien alors que nous disons plutôt que c’est temporaire. Comment peut-on dire que le nuage n’est rien ? Le nuage apparaît, subsiste quelque temps, puis disparaît. De même, le corps existe temporairement, pendant quelques années ou quelques heures. On ne saurait dire que le corps n’est rien. Il serait plus exact de dire qu’il est temporaire.

SYAMASUNDAR: Bergson croit que la force vitale, passant à travers différents corps, deviendra immortelle sur cette planète en temps voulu.

SRILA PRABHUPADA: À l’heure actuelle, les gens vivent en moyenne soixante-dix ans, ou tout au plus cent ans. Ils aimeraient bien vivre cent soixante-dix ans. Alors qu’en ce monde matériel, soixante-dix, cent soixante-dix ou cent soixante-dix millions d’années – où est la différence ? Toutes ces années auront tôt fait de s’écouler. Mais la personne qui ne vit que soixante-dix ans croit cependant qu’un million d’années sont synonymes d’immortalité.

SYAMASUNDAR: Bergson voudrait connaître le cours de l’évolution future. Il estime qu’ayant évolué du stade instinctif au stade intellectuel, puis au stade intuitif, l’homme atteindra avec le temps le stade de l’immortalité.

SRILA PRABHUPADA: La notion que l’humain atteindra la perfection représente une excellente proposition. Par évolution, on entend le fait de progresser, de ne pas stagner. On lit dans les Védas :

(om) tad visnoh paramam padam sadâ pasyanti sûrayah
divîva caksur âtatam visnor yat paramam padam

« Les pieds pareils-au-lotus de Vishnou, qui brillent tout autant que le Soleil dans le ciel, constituent l’objectif suprême de tous les dévas. » (Rig Véda 1.22.20) On qualifie les érudits de soûrayah. Les hommes de science aspirent désormais à atteindre d’autres planètes, mais les êtres au vaste savoir leur préfèrent les pieds pareils-au-lotus de Vishnou. Ainsi pensent-ils : « Quand vais-je T’atteindre ? » Ceux qui connaissent le but ne le manquent pas. Au contraire, l’être conscient de Krishna s’efforce d’y parvenir. Ceux qui l’ignorent perdent toutefois leur temps à philosopher et à égarer autrui : c’est un aveugle qui en conduit un autre.

HAYAGRIVA: En quoi Bergson serait-il justifié de qualifier l’Univers de « machine à fabriquer des dieux » ?

SRILA PRABHUPADA: Dans un sens, il ne saurait être question de fabriquer des dieux puisque ceux-ci existent déjà. La roue existe déjà dans toute son intégralité. La conscience de Krishna représente notre condition normale. Ainsi se définit la libération ou moukti. Pas question ici de devenir quelque chose d’autre, mais plutôt de retrouver la santé, ou notre condition normale. L’homme qui sombre dans mâyâ est malade et dans son délire, il dit toutes sortes d’inepties.

HAYAGRIVA: Il serait donc préférable d’affirmer que l’Univers est un hôpital pour l’âme.

SRILA PRABHUPADA: Exactement. Une fois guéris, nous serons affranchis de toute désignation dont l’origine est le corps. Les gens pensent : « Je suis européen, américain, chrétien, hindou… » Tout cela n’est que méprise. Nous faisons en réalité partie intégrante de Krishna, dont nous sommes les serviteurs éternels. Ce n’est pas que l’homme puisse devenir déva ou Dieu : il fait d’ores et déjà partie intégrante de Dieu. Il lui faut comprendre sa position afin d’atteindre la moukti. Après tout, qu’est-ce qu’un déva ? La seule différence entre l’humain et le déva, c’est que le second occupe une meilleure position. L’homme de la rue et le juge de la Cour suprême sont tous des êtres humains, malgré la position supérieure du second. La position élevée des dévas résulte du fait qu’ils baignent dans le mode supérieur qu’est le sattva-gouna [la Vertu]. Sur la Terre règnent la Passion (rajo-gouna) et l’Ignorance (tamo-gouna).
De par notre nature spirituelle, nous ne sommes cependant soumis à aucun gouna. Si nous demeurons dans notre position originelle en s’engageant dans le service de dévotion, nous transcendons alors tous les gunas, y compris le sattva-gouna. Ainsi se traduit la libération à laquelle la dévotion donne accès. Les dévots du Seigneur n’aspirent pas à devenir des dévas. Après tout, ceux-ci croupissent également dans l’Univers matériel. Aux yeux du dévot, Brahmâ, Indra, Chandra et les autres dévas ne valent pas mieux que des insectes. Chacun revêt un corps différent selon son karma, fût-ce celui d’une fourmi ou d’un Brahmâ. Celui qui atteint la libération ne se soucie guère du corps; aussi les dévots du Seigneur n’aspirent-ils pas aux systèmes planétaires supérieurs. Citons ici à titre d’exemple la prière d’un Vaishnava : « Je n’aspire pas à devenir Brahmâ; je préfère renaître sous la forme d’une fourmi dans la maison de Ton dévot. »

SYAMASUNDAR: Bergson conçoit deux formes de moralité : ouverte et fermée. La moralité fermée repose sur les conventions dominantes ou la pression sociale. C’est la moralité traditionnelle.

SRILA PRABHUPADA: Ce genre de moralité varie selon le temps et les circonstances. Ce qui s’avère moral au sein d’une société peut être considéré immoral dans une autre société.

SYAMASUNDAR: La moralité ouverte, elle, est déterminée par les individus et guidée par l’intuition. Bergson voit en celle-ci la moralité des saints comme l’apôtre Paul ou saint François.

SRILA PRABHUPADA : L’être conscient de Dieu sait en quoi consiste la véritable moralité. Étant un sâdhou, saint Paul savait définir la moralité. Notre méthode repose sur sâdhou, gourou et shâstra. Acquis auprès des personnes saintes, le savoir doit être confirmé par les Écritures et expliqué par le gourou. Ainsi notre savoir sera-t-il parfait. Les Écritures existent déjà; il s’agit maintenant de les lire et de comprendre comment les âmes saintes les ont réalisées et mises en pratique. Si on a du mal à les comprendre, il faut alors s’enquérir auprès du maître spirituel. De cette façon, sâdhou, gourou et shâstra se confirment mutuellement. Il ne s’agit pas ici de comprendre directement les Écritures, mais bien de voir comment leur enseignement est appliqué par les personnes saintes.