JOHANN GOTTLIEB FICHTE
(1762-1814)

HAYAGRIVA: Bien que moins important que Kant ou Hegel, Fichte appartient à la même tradition. Il suivit pratiquement la voie tracée par Kant. Dans son premier ouvrage, intitulé Sur la raison de notre croyance en un gouvernement divin du monde, Fichte écrit : « Notre croyance en un monde moral doit reposer sur le concept d’un monde suprasensible. » C’est-à-dire que sans la conception d’une réalité transcendantale, la moralité en ce monde n’a aucun fondement.

SRILA PRABHUPADA: Il doit avant tout définir la moralité. Ce qu’il ne saurait faire en disant simplement : « Nos principes moraux sont… » Il ne suffit pas d’inventer de tels principes. On entend sans cesse : « Ceci est moral et cela est immoral. » Il doit exister quelque norme. Adhérant aux Écritures védiques, nous affirmons : krsi-goraksya-vânijyam – la vache doit être protégée (Gîtâ 18:44). D’autres prétendent qu’on devrait la tuer dans un site religieux, une mosquée, une synagogue… Qui donc déterminera ce qui est moral ?

HAYAGRIVA: Suivant l’exemple de Kant, Fichte met l’accent sur la réalité intérieure, l’intuition ou la conscience.

SRILA PRABHUPADA: Fichte peut suivre Kant et moi Krishna, mais en cas de contradiction, qui tranchera ? Qui sera notre leader ? Comment décider ? De toute façon, on ne peut éviter de suivre un leader, que ce soit Krishna, Lénine, Kant ou tout autre.

HAYAGRIVA: Fichte insistait sur le recours à l’intuition ou la conscience personnelle.

SRILA PRABHUPADA: Notre conscience est déterminée par nos fréquentations. Il n’y a pas de conscience standard. La conscience de l’ivrogne lui dit qu’il fait bon de boire et celle du dévot du Seigneur, qu’il devrait chanter le Saint Nom. Laquelle écouterons-nous ? Nous pouvons nous référer à une définition de Dieu quand d’autres en préféreront une autre. Il doit exister quelque norme.

dharmam tu sâksâd bhagavat-pranîtam na vai vidur rsayo nâpi devâh
na siddha-mukhyâ asurâ manusyâh kuto nu vidyâdhara-câranâdayah

« Les véritables principes de la religion sont définis par Dieu, la Personne Suprême, car ni les grands rishis habitant les planètes les plus élevées et parfaitement établis dans la Vertu, ni les dévas, ni les dirigeants de Siddhaloka, et encore moins les asuras, les hommes ordinaires, les Vidyâdharas ou les Châranas ne sauraient le faire. » (Bhâgavatam 6.3.19) La définition de Dieu et les directives du Seigneur sont standard. On ne peut inventer de toutes pièces ni Dieu ni la moralité.

HAYAGRIVA: Pour Fichte, le monde n’a pas de réalité objective autre que celle d’être un instrument pour la promulgation du devoir. Il voit le monde sensible comme l’« essence du devoir ». Il écrit : « Notre monde représente la matière centralisée de notre devoir… C’est notre devoir qui est révélé dans le monde sensible. »

SRILA PRABHUPADA: En l’absence d’une définition du devoir, chacun croit pouvoir inventer la sienne. Notre standard nous vient du Seigneur Krishna :

sarva-dharmân parityajya mâm ekam saranam vraja
aham tvâm sarva-pâpebhyo moksayisyâmi mâ sucah

« Laisse là toutes formes de pratique religieuse et abandonne-toi simplement à Moi. Je te délivrerai de toutes les suites de tes fautes. N’aie nulle crainte. » (Gîtâ 18:61) Il s’ensuit que tout devoir qu’on s’est inventé doit être rejeté. Inutile de spéculer, les instructions sont très claires. Pour notre standard, nous nous référons aux Védas. Shabda-pramânam. Si nos actions sont approuvées par les préceptes védiques, elles seront conformes à la norme et donc parfaites.

SYAMASUNDAR: Fichte croit que le monde est un système rationnel unifié orienté vers un but. Ce n’est pas qu’une machine.

SRILA PRABHUPADA: Nous sommes d’accord sur ce point. L’Univers matériel fut créé pour les divertissements de l’âme conditionnée tout comme le monde spirituel est manifesté pour les Divertissements de Krishna. On nomme nitya-moukta les âmes éternellement libérées qui apprécient Krishna. Les âmes conditionnées par la Nature matérielle sont appelées nitya-baddha. Se voyant offrir l’occasion de faire comme bon leur semble, ces jîvas sont venus en ce monde pour y satisfaire leurs sens matériels. En définitive, ils devraient revenir à la raison et comprendre que leur raison d’être n’est pas de jouir des objets des sens en ce monde, mais plutôt de retourner auprès de Dieu, en leur demeure originelle. Voilà un excellent projet dont ne déviera pas quiconque décide d’en tirer parti. En adhérant aux instructions védiques sur l’alimentation, le sommeil, la défense et la sexualité, on peut très rapidement se qualifier pour retourner auprès de Dieu. Mais ceux qui inventent leur propre méthode et vont à l’encontre de ce projet s’impliquent dans le karma-bandhana. Le terme bandhana signifie « s’impliquer ».

SYAMASUNDAR: Selon Fichte, la raison occupe une place importante puisque le monde constitue un système rationnel. C’est une entité ou puissance réelle qui accomplit des actions réfléchies.

SRILA PRABHUPADA: Il en est ainsi, en effet. Chaitanya Mahâprabhou souligne que l’être vivant est l’éternel serviteur de Krishna. Grâce à la raison, on peut très bien comprendre ce qu’on fait ici. On réalise qu’en recevant tout à travers les sens et qu’en agissant comme ceci et comme cela, on est devenu serviteur des sens. Incapable de maîtriser ses propres sens, on voudrait néanmoins devenir maître du monde, ou de la société. L’être vivant n’est pas le maître, mais il s’efforce néanmoins de le devenir artificiellement. On accède au savoir en réalisant qu’on est non le maître, mais l’éternel serviteur de Krishna. Les gens cherchent à servir leurs sens, leur famille, leur pays, leur société, leur chien et quoi encore. Voilà qui est déplacé. Par la raison, on peut comprendre qu’on est le serviteur éternel de Krishna. En délaissant le service des sens, de mâyâ, et en adoptant celui de Krishna, on atteint la libération, ou moukti.

HAYAGRIVA: Fichte croit que le véritable athéisme consiste à « refuser d’obéir à la voix de sa conscience jusqu’à penser qu’on puisse prévoir le succès de ses propres actions et d’élever ainsi son propre jugement au-dessus de celui de Dieu et de se déifier. Celui qui veut faire le mal afin d’engendrer le bien est un athée. »

SRILA PRABHUPADA: Si vous ne connaissez ni Dieu ni Ses directives, comment déterminer votre devoir ? L’inventez-vous simplement de toutes pièces ? Comprenons d’abord ce que signifie le mot devoir. Suivre les ordres de votre supérieur, voilà sa signification. Mais en l’absence de tout supérieur, en l’absence de toute conception du Suprême et de Ses directives, comment connaître son devoir ? On pourrait bien sûr s’inventer un devoir. Serait-ce ce que Fichte recommande ?

HAYAGRIVA: Il demeure vague sur ce point.

SRILA PRABHUPADA: Parce qu’il n’en sait rien. Selon les Védas, nous avons des devoirs précis, prescrits. La société est divisée en huit divisions, qui forment le varnâshram-dharma, soit quatre varnas (brahmane, kshatriya, vaishya et sûdra) et quatre ashrams (brahmachârî, grihastha, vânaprastha et sannyâs). Quoi que l’on fasse, il faut agir en fonction de ces varnas et ashrams. Des devoirs sont prescrits pour chacune de ces huit divisions. En suivant les principes préétablis spécifiquement pour chaque étape de la vie, vous vous acquittez de votre devoir.

HAYAGRIVA: Pour Fichte, notre connaissance de Dieu procède de l’exécution de notre devoir.

SRILA PRABHUPADA: D’accord, mais quel est ce devoir ? Dieu doit nous assigner notre devoir pour qu’on puisse Le comprendre en l’accomplissant. Mais si nous n’avons aucune conception de Dieu, comment savoir en quoi consiste notre devoir ?

SYAMASUNDAR: Pour Fichte, la conscience de soi serait le principe fondamental de la connaissance humaine et servirait à découvrir l’Absolu.

SRILA PRABHUPADA: Cette conscience de soi devrait se traduire par : « Je suis l’éternel serviteur de Krishna. » Ceci se réalise par la pratique, l’éducation et l’étude des Védas.

SYAMASUNDAR: Fichte croit que la quête de vérité du philosophe s’amorce par une revendication d’épanouissement – c.-à-d. « Invente-toi toi-même ! »

SRILA PRABHUPADA: Nous devons penser : « Qui suis-je ? » Grâce à une méditation profonde, nous pouvons comprendre : « Je ne suis pas le corps, mais autre chose. Éternel, j’ai existé dans le passé, j’existe maintenant, et j’existerai dans le futur. Quoique je fasse actuellement dans l’Univers matériel s’avère aussi temporaire que dissocié du soi. Mais quel est mon devoir éternel ? » Si nous saisissons notre position et apprenons du maître spirituel que nous sommes d’éternels serviteurs de Krishna, nous adopterons ce service – c.-à-d. si nous sommes raisonnables. Ainsi pourrons-nous nous élever davantage.

HAYAGRIVA: Fichte était aussi ambigu que vague quand il écrit sur Dieu en tant qu’Être personnel. Il semble enclin au panthéisme ou à l’impersonnalisme.

SRILA PRABHUPADA: S’il est impersonnaliste, il n’a aucune compréhension du maître, Dieu, qui lui donne son devoir.

HAYAGRIVA: Fichte considère l’attribution d’une personnalité à Dieu comme une simple expansion de soi dans ses propres pensées.

SRILA PRABHUPADA: Si notre compréhension de Dieu se limite à l’impersonnel, où réside Son leadership ? Peut-il être question de leadership dans l’impersonnalisme ?

HAYAGRIVA: Fichte estime qu’en attribuant une personnalité au Divin, on se projette sur Lui – c.-à-d. on se fabrique un Dieu de toutes pièces.

SRILA PRABHUPADA: On ne saurait s’inventer un Dieu en Le revêtant d’attributs imaginaires. Tous ceux qu’on Lui attribuent doivent être logiques. À titre d’exemple, nous disons « Dieu est grand », car nous concevons la grandeur et nous comprenons que celle-ci ne peut que résider en Lui. Ou nous dirons que le Seigneur est fabuleusement riche, un autre énoncé très raisonnable. Ou encore qu’Il est suprême, ce qui s’ensuit logiquement. Les attributs dont Parâshara Mouni revêt Dieu – savoir, renom, richesse, force, beauté et renoncement – s’unissent tous pour en donner une définition raisonnable.

HAYAGRIVA: Comme bon nombre d’impersonnalistes, Fichte croit qu’en attribuant une personnalité au Divin, on Le limite forcément.

SRILA PRABHUPADA: Son erreur consiste à penser que la personnalité de Dieu serait aussi limitée que la sienne. La personnalité de Krishna ne ressemble guère à celle d’un homme ordinaire. Dès qu’il devint nécessaire de protéger les habitants de Vrindâvan des torrents de pluie d’Indra, Krishna souleva aussitôt la colline Govardhan pour qu’elle serve de parapluie. Et ce, alors qu’Il semblait n’avoir que sept ans et sans avoir à méditer pendant de longues années pour devenir Dieu. À l’heure actuelle, des mécréants méditent en vue de devenir Dieu, mais quelle sorte de dieu au juste ? Dieu est toujours Dieu, la Transcendance personnifiée; Il n’a donc pas besoin de méditer.

HAYAGRIVA: Fichte rejette la personnalité de Dieu parce qu’il juge que « le concept de Dieu en tant que substance séparée serait aussi impossible que contradictoire. »

SRILA PRABHUPADA: Puisque Dieu est tout, il ne saurait être question de séparation, comme le déclare la Bhagavad-Gîtâ (9:4) :

mayâ tatam idam sarvam jagad avyakta-mûrtinâ
mat-sthâni sarva bhûtâni na câham tesv avasthitah

« Cet Univers, Je le pénètre tout entier dans Ma forme non manifestée. Tous les êtres sont en Moi, mais Je ne suis pas en eux. » Si tout est en Dieu, comment peut-Il être séparé de quoi que ce soit ?

HAYAGRIVA: Fichte rejette Dieu en tant que personne distincte.

SRILA PRABHUPADA: Si Dieu est tout, pourquoi ne serait-Il pas également une personne distincte ? Pas question ici de rejet. S’il admet que Dieu est tout, comment peut-il rejeter Sa personnalité ?

HAYAGRIVA: Comme son attitude panthéiste ne saurait admettre que Dieu est plus que la Création, Fichte rejette Sa personnalité transcendantale.

SRILA PRABHUPADA: Il cherche donc à façonner Dieu selon sa propre conception. Mais comme il admet que Dieu est tout, comment peut-il rejeter Sa personnalité transcendantale ? Si Dieu est tout, Il incarne ce qui est transcendantal et ce qui ne l’est pas. Les tenants des Védas ne rejettent aucune partie de Dieu, qu’ils voient en tout. Îsâvâsyam idam sarvam (Sri Isopanishad 1). Le vrai Vaishnava voit que tout est lié à Dieu. Quiconque pense « ceci est matériel, mais cela est spirituel » s’adonne à la spéculation. Il faut voir Dieu en relation avec tout. Sinon, tout devient matériel. Le matérialisme est synonyme d’oubli du Seigneur.

HAYAGRIVA: La plupart des gens, dont Fichte, auraient du mal à se concentrer sur la personnalité transcendante de Krishna, surtout s’ils n’en connaissent rien.

SRILA PRABHUPADA: Cela requiert une certaine intelligence, une certaine purification. Une fois éliminées les impuretés qui souillent le miroir du mental, on pourra comprendre; sinon, on verra Dieu comme une personne ordinaire.

ânanda-cinmaya-rasa-pratibhâvitâbhis
tâbhir ya eva nija-rûpatayâ kalâbhih
goloka eva nivasaty akhilâtma-bhûto
govindam âdi-purusam tam aham bhajâmi

« J’adore Govinda, le Seigneur originel, qui réside en Son Royaume de Goloka avec Râdhâ – dont les traits spirituels s’apparentent aux Siens. Elle incarne Sa puissance de félicité [hlâdinî] et maîtrise parfaitement les soixante-quatre arts; des confidentes, prolongements de Sa forme personnelle, L’accompagnent, pénétrées et vivifiées, comme Elle, par le rasa sublime – source d’une joie sans fin renouvelée – qui les unit à Govinda. » (Brahma-samhitâ 5:37) Dieu est une personne qui réside à Goloka Vrindâvan, dansant avec les gopîs et jouant avec les petits pâtres. Ce qui ne L’empêche pas d’être partout. Même s’Il danse à Goloka Vrindâvan, Il demeure néanmoins omniprésent. Îsvarah sarva-bhûtânâm hrd-dese : « Le Seigneur Suprême Se tient dans le cœur de tous les êtres. » (Gîtâ 18:61) De par Ses puissances inconcevables, Dieu peut Se trouver en un lieu précis et simultanément partout ailleurs. Telle est la philosophie dite achintya-bhedâbheda-tattva – ou l’inconcevable différence et non-différence simultanées du Seigneur et de la Création.

HAYAGRIVA: Malgré son impersonnalisme, Fichte n’est certes pas un partisant de l’inaction. Aussi écrit-il dans son livre Destination de l’homme : « Non seulement savoir, mais agir selon ta connaissance : voilà ta vocation… Non pour la contemplation oisive de toi-même, ni pour ressasser des sensations pieuses – non, tu es ici pour agir; ton action, et ton action seule, détermine ta valeur. »

SRILA PRABHUPADA: Exactement. Telle est d’ailleurs la philosophie de notre Mouvement pour la Conscience de Krishna, qui soutient que nous sommes destinés à servir quotidiennement Krishna. Nous ne croyons pas qu’il suffit de s’asseoir et de fumer des cigarettes, tout en spéculant sur Dieu. À quoi servirait de telles spéculations ? Nous préconisons une vie d’action pratique consacrée à Krishna.

HAYAGRIVA: En cela, Fichte se rapproche davantage du vaishnavisme que la plupart des impersonnalistes, qui recommandent l’inaction et la méditation sur le néant. Mais dans un même temps, comment agir sans diriger son action vers une personne ou un but spécifique ?

SRILA PRABHUPADA: Même en Inde, les impersonnalistes pratiquent certaines activités. Shankarâchârya donne plusieurs instructions sur le vairâgya [renoncement], instructions plus difficiles à exécuter que celles du vaishnavisme. Caitanya Mahâprabhu a enseigné, grâce à Son exemple personnel, que le vaishnavisme ne laisse aucun temps libre à l’inaction. Ne restons donc pas assis à ne rien faire d’autre que bavarder et spéculer sur Dieu. Personnalistes et impersonnalistes sont engagés à plein temps : ces derniers à lire le Védânta-soûtra, et les premiers à servir Dieu, l’Être Suprême.

SYAMASUNDAR: Fichte dit que pour comprendre la réalité, la raison doit appliquer une méthode appelée « dialectique », laquelle inclut la thèse, l’antithèse et la synthèse. D’abord vient la thèse, qui n’apporte pas de solution adéquate; ce qui amène l’antithèse, ou le contraire, qui s’avère également inadéquate; on résout le dilemme en combinant les deux dans la synthèse.

SRILA PRABHUPADA: La thèse est que je cherche à devenir le maître de l’Univers matériel. L’antithèse est que mon maître spirituel m’informe que je suis le serviteur éternel de Dieu. La synthèse veut que je devienne maître et serviteur simultanés, car en servant Krishna, je me rends maître de mes sens.

SYAMASUNDAR: Selon Fichte, la thèse serait l’ego; l’antithèse serait le non-ego; et l’antithèse serait l’unification de l’ego et du non-ego.

SRILA PRABHUPADA: L’ego surgit lorsque je pense : « Je suis le maître de tout ce qui m’entoure. » L’antithèse serait : « Je ne suis pas maître, mais serviteur de mes sens. » Grâce à l’antithèse, je deviens simultanément le serviteur de Krishna et le maître des sens, un swami ou goswami.

SYAMASUNDAR: Fichte ne voit pas de fin à la dialectique, car chaque synthèse devient à son tour une nouvelle thèse, et ainsi de suite. Dieu, ou l’Absolu, incarne cependant l’ultime synthèse.

SRILA PRABHUPADA: La Bhagavad-Gîtâ (7:19) explique que ceux qui cherchent à atteindre Dieu ainsi, à travers la spéculation intellectuelle, y parviennent mais seulement après plusieurs vies. Or, l’être d’intelligence s’abandonnera au Seigneur dès qu’il comprendra que Dieu demande : « Abandonne-toi simplement à Moi. » Voilà qui nous fera gagner du temps. On peut réaliser l’ultime synthèse, Dieu, en s’abandonnant à Lui sur-le-champ. S’il est possible de parfaire immédiatement sa vie, pourquoi perpétuer la méthode spéculative ?

SYAMASUNDAR: Fichte affirme que la thèse originelle, ou le point de départ, serait la personne et sa conscience – l’ego. L’antithèse serait l’objet de la conscience – les phénomènes, le non-ego. La synthèse se dégage avec l’unification sujet / objet.

SRILA PRABHUPADA: Les Védas reconnaissent l’existence de la connaissance directe et de celle acquise auprès d’une autorité. Les deux se combinent pour former le savoir spirituel, transcendantal. Notre ego actuel s’avère faux à cause de cette pensée : « Je suis ce corps de matière. » En accédant au vrai savoir, on comprendra être une âme spirituelle. Voilà notre véritable identité. Le rôle de l’âme distincte consiste à servir éternellement Krishna, l’Âme Suprême.

SYAMASUNDAR: Pour Fichte, l’ultime réalité serait l’ego moral. C’est-à-dire la pure volonté, la raison active, ou le bien.

SRILA PRABHUPADA: Oui, Dieu incarne également l’ego. Nous disons « je suis » et Dieu le dit aussi. Toutefois, le « Je suis  » du Seigneur est supérieur au nôtre. Il incarne l’éternelle force vitale primordiale. Nous sommes également force vitale éternelle, quoique subordonnée.

HAYAGRIVA: Fichte considère la foi comme le véritable fondement de l’action, estimant que le savoir en soi demeure insuffisant.

SRILA PRABHUPADA: En effet, la foi est requise. On la retrouve d’ailleurs même chez les espèces dites inférieures. À titre d’exemple, nous voyons les jeunes cygnes suivre leur mère lorsqu’elle entre dans l’eau pour y nager et jouer. La foi est donc tout à fait naturelle.

HAYAGRIVA: Dans la conscience de Krishna, est-ce la foi ou la connaissance qui sert de base à l’action ?

SRILA PRABHUPADA: Dans le dernier chapitre de la Bhagavad-Gîtâ (18:66), Krishna nous dit de tout laisser pour s’abandonner simplement à Lui. Ce qui requiert une foi totale. Si nous spéculons sur ce point, c’est par manque de foi. On retrouve une description de la foi dans le passage suivant du Caitanya-Caritâmrta, (Madhya 22:62) :

sraddhâ-sabde –– visvâsa kahe sudrdha niscaya
krsne bhakti kaile sarva-karma krta haya

« En offrant un service d’amour transcendantal à Krishna, on mène du même coup à bien toute autre activité annexe. Cette foi ferme et inébranlable, favorisant la pratique du service de dévotion, s’appelle sraddhâ. » La foi, c’est croire fermement. Voilà ce qui nous rendra parfait dans notre abandon à Krishna. Nous pouvons nous demander comment cette foi vient à naître et la Bhagavad-Gîtâ (7:19) de répondre :

bahûnâm janmanâm ante jñânavân mâm prapadyante
vâsudevah sarvam iti sa mahâtmâ sudurlabhah

« Après de nombreuses morts et renaissances, l’homme au vrai savoir s’abandonne à Moi, parce qu’il sait que Je suis la cause de toutes les causes et tout ce qui est. Une si grande âme est infiniment rare. » Ainsi, cette foi s’acquiert difficilement. La piété est également requise de l’aspirant. Bien que Krishna soit apparu sur le champ de bataille de Kurukshetra il y a cinq mille ans, la Bhagavad-Gîtâ fut récemment étudiée par plusieurs dont Gandhi, le Dr Radhakrishnan, Vivekananda et Aurobindo. Mais où est leur foi ? Ils ont profité de la Gîtâ en l’interprétant au gré de leur caprice, sans jamais enseigner l’abandon total à Krishna puisque cela requiert une foi ferme en Lui. Quoi qu’il en soit, notre Mouvement pour la Conscience de Krishna enseigne à ses membres comment capturer Krishna grâce à une foi inébranlable. Plusieurs personnes sans foi, dont des yogîs et des swamis, commentent la Bhagavad-Gîtâ, mais certes en vain. Une foi ferme est requise au début. On la compare aux fondations sur lesquelles se dresse tout édifice imposant. En leur absence, comment celui-ci pourrait-il ne pas s’écrouler ?

HAYAGRIVA: Fichte croit que la foi est innée à tous les êtres humains. Il écrit : « Ainsi en fut-il de tous les hommes qui ont un jour vu la lumière du monde. À leur insu, ils ont appréhendé toute la réalité qui existe pour eux à travers la foi seule. Celle-ci s’impose simultanément à eux avec leur existence. Elle naît avec eux. Comment pourrait-il en être autrement ? »

SRILA PRABHUPADA: En effet. Et cette foi peut être fortifiée par l’expérience. À titre d’exemple, nous comprenons que tout en ce monde appartient à quelqu’un. Puisqu’il en est ainsi, pourquoi le cosmos entier serait-il sans propriétaire ? On n’a peut-être pas vu celui-ci, mais on a foi en Son existence.

HAYAGRIVA: Concernant l’infaillibilité de la conscience, Fichte écrit : « La voix de ma conscience me fait connaître précisément ce que je dois faire et ce que je ne dois pas faire et ce, dans toutes les situations particulières de la vie… L’écouter, lui obéir en toute honnêteté et sans réserve… voilà ma véritable vocation, l’entière finalité et raison d’être de mon existence. »

SRILA PRABHUPADA: Dès qu’il parle d’écouter, il indique la présence d’un interlocuteur. Voilà Dieu, personnellement présent dans le cœur de chacun : c’est Lui la voix de la conscience. Ainsi l’explique la Bhagavad-Gîtâ (18:61) :

îsvarah sarva-bhûtânâm hrd-dese ’rjuna tisthati
bhrâmayan sarva-bhûtâni yantrârûdhâni mâyayâ

« Le Seigneur Suprême, ô Arjouna, Se tient dans le cœur de tous les êtres, qui sont en quelque sorte placés dans une machine faite d’énergie matérielle. Ainsi dirige-t-Il leurs errances à tous.» Ainsi Dieu parle-t-Il à tous, disant même au voleur : « Tu peux voler, mais ce n’est pas bien. Et si tu te fais prendre, tu seras puni. » L’avertissement est lancé, mais si le refusant, on vole néanmoins, on commet alors une faute. Dieu est présent dans le cœur d’où Il nous guide; nous pouvons Lui obéir ou Lui désobéir. En obéissant au Seigneur, on devient Son dévot. Je le répète, les directives viennent du cœur, mais aussi des Écritures et du maître spirituel. Comment serions-nous heureux en désobéissant régulièrement ?

HAYAGRIVA: Fichte éprouve un désir typique de l’impersonnaliste en voulant se fondre dans ce qu’il appelle l’« Ego universel ». Il estime que tel doit être notre but ultime.

SRILA PRABHUPADA: Dans l’Univers matériel, nous avons tous un certain ego. Nous pensons : « Je suis le mari de cette femme, je suis le chef de la famille, le président de cet État… » Voilà différentes manifestations de l’ego. Mais on ne saurait dire : « Je suis le maître de l’Univers, l’ego universel ». C’est ce qu’on appelle également le faux ego.

HAYAGRIVA: Fichte pense que nous pourrions parcourir l’Univers, en embrassant et en assimilant tout jusqu’à ce que nous nous unifions à l’Absolu impersonnel.

SRILA PRABHUPADA: Dès qu’on parle de l’« Absolu », toute distinction entre le personnel et l’impersonnel est abolie. Dès qu’une distinction s’établit, c’est qu’on ne parle plus de l’Absolu. L’expression « l’Absolu impersonnel » s’avère donc contradictoire.

HAYAGRIVA: Fichte considère plus précisément l’ego ou la conscience individuelle comme la thèse originelle; l’antithèse serait l’objet de la conscience, les phénomènes sensibles, ou le non-ego; la synthèse, elle, serait l’unification de ces contraires.

SRILA PRABHUPADA: Il établit une distinction entre l’ego et le non-ego, entre le personnel et l’impersonnel, alors que de telles distinctions n’existent pas dans l’Absolu.

vadanti tat tattva-vidas tattvam yaj jñânam advayam
brahmeti paramâtmeti bhagavân iti sabdyate

« Les doctes et sages spiritualistes qui connaissent la Vérité Absolue nomment cette Substance unique, au-delà de toute dualité, du nom de Brahman, Paramâtmâ ou Bhagavân. » (Bhâgavatam 1.2.11) Dans l’Absolu n’existe aucune dualité. Dans notre quête de l’Absolu, nous pouvons en réaliser trois aspects différents : Brahman, Paramâtmâ et Bhagavân. Selon notre relation avec l’Absolu, Celui-ci revêt divers aspects qui ne sont pas le fruit de quelque inconstance de l’Absolu. L’Absolu est toujours Un, mais de par notre position relative, nous Le voyons comme le Brahman impersonnel et omniprésent, comme l’Âme Suprême localisée, ou comme Bhagavân, la Personne Suprême, Dieu. En dernière analyse, l’Absolu est Bhagavân, sur lequel repose l’aspect impersonnel. Brahmano hi pratisthâham : « Je suis le fondement du Brahman impersonnel. » (Gîtâ 14:27) Nous pouvons toujours chercher à nous fondre dans l’aspect impersonnel, Brahman, mais notre position ne sera guère permanente. Quant à se fondre ou s’unifier à Bhagavân, la Personne Suprême et Absolue, cela relève de l’impossible. L’être vivant limité ne peut tout simplement pas devenir Dieu, l’Infini.