John Duns Scot
(1265-1308)

HAYAGRIVA: Philosophe écossais du treizième siècle, Scot fut le principal adversaire de Thomas d'Aquin. Alors que ce dernier insistait sur l'intelligence, Scot affirmait la priorité de la volonté sur l'intellect et ce, autant chez Dieu qu'en l'homme. Il estime que s'il n'en était pas ainsi, la volonté ne serait pas libre mais sous le contrôle de l'intellect, lequel est extérieur à l'âme.

SRILA PRABHUPUDA : L'entendement védique veut que l'intelligence, ou l'intellect, surpasse le mental, et que l'ego soit supérieur à l'intelligence. Le mental, lui, est supérieur aux sens qu'il contrôle d'ailleurs.

indriyani parany ahur indriyebhyah param manah
manasas tu para buddhir yo buddheh paratas tu sah

«Les sens prévalent sur la matière inerte, supérieur aux sens est le mental, et l'intelligence surpasse le mental. Mais plus élevée encore est l'âme.» (Bhagavad-Gîtâ 3:42)

Si le mental agit avec intelligence, les sens peuvent être utilisés pour la réalisation spirituelle, sinon les activités des sens se porteront vers la jouissance matérielle. Telle est la conclusion de la Bhagavad-Gîtâ (6:6) :

bandhur atmatmanas tasya yenatmaivatmana jitah
anatmanas tu satrutve vartetatmaiva satruvat

«Pour qui l'a maîtrisé, le mental est le meilleur ami. Mais pour qui a échoué, il reste le pire ennemi. »

Le chien a aussi un mental; son intelligence s'avère toutefois inférieure à celle de l'homme. Ainsi, lorsqu'il voit quelque nourriture, il s'approche aussitôt même si son maître le chasse. Il obéira s'il possède quelque intelligence, mais celle-ci étant limitée, il reviendra peut-être après quelques instants. Son mental se souvient de la nourriture, mais son intelligence restreinte l'empêche de réaliser qu'elle lui est interdite. Voilà ce qui distingue l'intelligence du mental. D'où la conclusion védique que l'intelligence surpasse le mental.

HAYAGRIVA: Et la volonté ?

SRILA PRABHUPADA : Penser, ressentir et vouloir: telles sont les fonctions du mental.

HAYAGRIVA: Scot croit que tout est soumis à la volonté divine.

PRABHUPADA: Évidemment, puisque celle-ci s'avère toujours parfaite comme tout ce qui est de nature divine. Tout ce que la Divine Personne Suprême veut devient réalité. Notre penser, notre sentir et notre vouloir diffèrent de la volonté suprême de Dieu. Notre mental propose et Dieu dispose. Nous pouvons exprimer notre volonté, mais à moins que nos désirs soient sanctionnés par la volonté de l'Être Suprême, ils ne sauraient être comblés. Même si nous voudrions vivre jusqu'à un certain âge, par exemple, nous ne le pouvons guère que si Dieu le veut. Bien que dans chaque sphère d'activité, nous exprimions notre volonté, elle ne vaincra que si la volonté suprême la sanctionne. Aussi dit-on que la volonté de Dieu est suprême.

HAYAGRIVA: Scot dirait que tout est bon, car soutenu par la volonté absolue de Dieu. À titre d’exemple, il n’y a aucun mal à ce que Dieu donne la mort simplement parce qu’Il l’a voulu ainsi.

PRABHUPADA: Oui, Dieu étant parfait, tout ce qu’Il pourrait faire l’est également.

HAYAGRIVA: Scot ne partage pas l’opinion de Thomas d’Aquin, qui dirait que tout est subordonné à l’intelligence divine.

PRABHUPADA: Mais qu’entend-il par « intelligence divine »? Par rapport à nous, l’intelligence divine se traduit ainsi : nous, les êtres vivants, sommes les serviteurs éternels de Dieu, mais nous avons voulu usurper Sa position de maître absolu. L’ignorance ‑ mâyâ – diffère ainsi de l’intelligence divine. Baignant dans l’ignorance du matérialisme, les gens travaillent très dur pour dominer tout ce qui les entoure. Tout ceci sous le couvert de diverses idéologies. Nous nous pensons les possesseurs, alors qu’en réalité le Seigneur Suprême est le seul possesseur.

îsâvâsyam idam sarvam yat kiñca jagatyâm jagat
tena tyaktena bhuñjîtâ mâ grdhah kasya svid dhanam

« De tout ce qui existe en cet Univers, de l’animé comme de l’inanimé, le Seigneur est maître et possesseur. Chacun doit donc prendre uniquement la part qui lui est assignée selon ses besoins, sachant bien à qui tout appartient. » (Îsopanishad 1)

HAYAGRIVA: Scot croit qu’il y a interaction entre la volonté et l’intellect, car avant de vouloir que quelque chose soit, il faut en connaître les données. Néanmoins, Scot maintient que la volonté seule représente la cause intégrale de la volition.

PRABHUPADA: C’est ce qu’on appelle pensée, émotion et volonté. Ignorants, nous croyons que notre volonté est souveraine. Les pseudo-philosophes aiment dire « je pense » ou « je crois », mais ce n’est pas là le parfait savoir. La connaissance parfaite consiste à penser comme Dieu.

HAYAGRIVA: Scot affirme que c’est l’autorité infaillible de l’Église qui apporte le critère de vérité. Les dogmes de l’Église sont sacrés et la philosophie y est naturellement subordonnée. La révélation étant à l’origine de tous les dogmes de l’Église, on ne saurait en débattre.

PRABHUPADA: Si par « Église » on entend une institution où on peut apprendre à connaître Dieu, la philosophie lui est certes alors subordonnée. Au sein d’une telle Église, on peut apprendre ce qu’est Dieu, ce qu’Il veut et comment Il agit. Nous pouvons acquérir ce savoir grâce à la Bible ou d’autres Écritures. Toutefois, si l’Église est contaminée par des interprétations imparfaites, et qu’il existe différentes factions, la vérité sera perdue. L’autorité du Christ cesse alors d’être transmise. Se croyant libres d’agir et de penser à leur guise, les gens perdent de vue le royaume de Dieu.

HAYAGRIVA: Parce que la paramparâ est rompue ?

PRABHUPADA: Oui. L’Église incarne l’autorité suprême à condition qu’elle ne change pas, qu’elle ne dévie pas de sa doctrine originelle. Dès que nous interprétons et divisons, le message se perd.

HAYAGRIVA: Sous prétexte que la paramparâ de l’Église catholique s’était rompue, les protestants ont rompu avec le catholicisme et se sont fragmentés en de nombreux groupes.

PRABHUPADA: Ils ont condamné l’Église catholique parce que sa paramparâ s’était rompue, mais ils en ont conclu : « Rompons à notre tour. » Les premiers à rompre avec le message tel qu’il est et ceux qui les imitèrent par la suite sont tous à blâmer. Comme la solidarité originelle du christianisme s’est rompue, cette religion est désormais en perte de vitesse.

HAYAGRIVA: Pour Scot, en plus d’être un être humain, chaque individu est aussi une personnalité spécifique. L’individu incarne l’ultime réalité, car avant de prendre forme, il existait en essence dans la pensée de Dieu.

PRABHUPADA: En réalité, l’être vivant est éternel et l’Univers matériel fut créé pour permettre cette existence illusoire, qu’on nomme « faux ego » (ahankâra). L’individu se croit indépendant de Dieu et libre d’agir comme bon lui semble. Telles sont les prémices du Paradis perdu, de la chute d’Adam. Quand Adam et Ève se crurent libres d’agir à leur guise, ils furent condamnés. Étant le serviteur éternel du Seigneur Suprême, chacun doit agir en harmonie avec Son désir ou Sa volonté. Lorsqu’il s’écarte de ce principe, il est perdu. Chassé du Paradis, il vient en l’Univers matériel où Dieu lui accorde certaines facilités pour agir, mais lui dit : « Si tu agis selon Mes directives, tu pourras revenir à Moi. Si tu refuses, tu choiras de plus en plus. » Ainsi se traduit la transmigration de l’âme dans le cycle des morts et des renaissances. Tout ça résulte de la désobéissance à Dieu. Lorsque l’être entend l’enseignement du Seigneur Suprême, il ravive sa position originelle et retourne auprès de Dieu, en sa demeure première.

sarva-dharmân parityajya mâm ekam saranam vraja
aham tvâm sarva-pâpebhyo moksayisyâmi mâ sucah

«  Laisse là toutes formes de pratique religieuse et abandonne-toi simplement à Moi. Je te délivrerai de toutes les suites de tes fautes. N’aie nulle crainte. » (Gîtâ 18:66)

HAYAGRIVA: D’Aquin croit que les anges – que les Védas appelleraient dévas – possèdent une forme purement spirituelle. Scot soutient, quant à lui, que seul Dieu possède une telle forme puisqu’Il incarne l’essence parfaite.

PRABHUPADA: En effet. Puisqu’Il existe dans Sa forme spirituelle, Dieu ne choit jamais de Sa position. Aussi Le nomme-t-on parfois Achyouta. Quand une personne choit de sa position originelle, spirituelle, elle est déchue, ou chyouta. Dieu, toutefois, est Achyouta car Il ne risque jamais de choir ainsi.

HAYAGRIVA: Scot rejette la méthode négative dite néti-néti, qu’il considère dénuée de toute valeur particulière.

PRABHUPADA: Cette méthode est conçue pour ceux qui s’adonnent encore à la spéculation. C’est un procédé indirect grâce auquel on nie tout ce qui est matériel. L’entendement positif revient à recevoir le savoir directement de Dieu Lui-même.

mattah parataram nânyat kiñcid asti dhanañjaya
mayi sarvam idam protam sûtre mani-ganâ iva

« Nulle vérité ne M’est supérieure, ô conquérant des richesses. Tout sur Moi repose, comme des perles sur un fil. » (Gîtâ 7:7) En acceptant la parole de Dieu, nous nous épargnons tant de labeur. Quoiqu’il soit impossible de connaître Dieu par la spéculation, nous y demeurons néanmoins enclins. Connaître Dieu parfaitement, c’est Le connaître sans plus le moindre doute. Krishna dit à Arjuna :

mayy âsakta-manâh pârtha yogam yuñjan mad-âsrayah
asamsayam samagram mâm yathâ jñâsyasi tac chrnu

« Ô fils de Prithâ, écoute comment,. en pratiquant le yoga, la conscience et le mental fixés sur Moi, il te sera possible de Me connaître pleinement, sans que demeure le moindre doute. » (Gîtâ 7:1) Le mot asamsayam signifie « sans le moindre doute » et samagram « pleinement ». Obéir à Krishna et chercher à Le comprendre, voilà ce qu’on nomme bhakti-yoga. Peuvent adopter ce yoga ceux qui sont vraiment attachés à Krishna. Notre premier souci consiste donc à apprendre à s’attacher à Lui (mayy âsakta-manâh pârtha). Le bhakti-yoga comporte neuf différents aspects : sravanam kîrtanam visnoh smaranam… D’entre ceux-ci, sravanam et kîrtanam s’avèrent les plus importants. Viennent ensuite le souvenir, l’adoration dans le temple selon les règles, se lever tôt le matin, offrir l’ârâtrika, etc. Tels sont les modes du bhakti-yoga, conçus pour accroître notre dévotion à Krishna. Lorsque s’accroît notre attachement, devenant très obéissants nous nous engageons dans Son service avec dévouement. Krishna Se révèle quand Il voit que nous Lui obéissons.

tesâm satata-yuktânâm bhajatâm prîti-pûrvaakam
dadâmi buddhi-yogam tam yena mâm upayânti te

« À qui, avec amour, se voue sans fin à Mon service, Je donne l’intelligence requise pour venir à Moi. » (Gîtâ 10:10) Telles sont les propos de Krishna énoncés directement à Arjuna, propos dont nous acceptons la perfection. Quel commentaire ai-je donné à ce verset dans la Bhagavad-Gîtâ telle qu’elle est ?

HAYAGRIVA: « Arrêtons-nous sur le sens du mot buddhi-yogam, mentionné dans ce verset, et souvenons-nous que dans le second chapitre, le Seigneur expliquait à Arjouna qu’après l’avoir entretenu de différents sujets, Il désirait aussi l’instruire du buddhi-yoga. Le Seigneur affirme ici que le buddhi-yoga n’est autre que l’action dans la conscience de Krishna, ce qui est le signe de la plus haute intelligence. Buddhi signifie « intelligence », et yoga, « action spirituelle », ou « élévation spirituelle ». Le buddhi-yoga est donc le mode d’action de celui qui, désireux de retourner en son éternelle demeure, auprès de Dieu, la Personne Suprême, se dédie pleinement à Son service. En d’autres mots, le buddhi-yoga permet de se libérer des chaînes de la matière. L’homme, de façon générale, ignore que Krishna est le but ultime de tout progrès. Aussi, pour que se dissipe son ignorance, il est essentiel qu’il soit au contact d’un âchârya et d’autres dévots. Mais il faut d’abord qu’il reconnaisse que Krishna est le but ultime. Une fois cette conviction acquise, il progressera, lentement mais sûrement, sur la voie qui mène à Krishna, et parviendra jusqu’à Lui.

« Celui qui a compris que Krishna est le but de la vie, mais convoite tout de même les fruits de ses actes, pratique ce que l’on appelle le karma-yoga. Et celui qui reconnaît le Seigneur comme l’objectif ultime, mais qui aime spéculer sur Sa nature, pratique le jñâna-yoga. Par contre, celui qui connaît le but et recherche Krishna à travers le service de dévotion, dans la conscience de Krishna, pratique le bhakti-yoga, le buddhi-yoga - le plus complet des yogas - ce qui est le stade le plus haut dans la quête de la perfection de l’existence.

« Un homme aura beau avoir un maître spirituel et être attaché à une communauté spirituelle, il pourra lui manquer l’intelligence nécessaire pour progresser. Krishna en personne lui donnera alors, de l’intérieur, les instructions nécessaires pour qu’il parvienne jusqu’à Lui sans difficulté. La seule condition requise est de s’engager constamment dans la conscience de Krishna et de servir Krishna avec dévotion, de toutes les façons possibles, avec amour et dévotion. Même s’il n’a pas suffisamment d’intelligence pour progresser dans la voie de la réalisation spirituelle, si seulement il est sincère et pratique assidûment le service de dévotion, le Seigneur lui donnera la possibilité de progresser et d’arriver jusqu’à Lui. »

PRABHUPADA: Voilà donc un résumé de cette pratique.

HAYAGRIVA: Scot argumente en faveur de l’existence de Dieu en tant que cause première. Il estime cependant que la proposition « Dieu existe » ne vaut guère à moins de comprendre ce qu’est Dieu et de connaître Sa nature.

PRABHUPADA: Dieu est le Père Suprême, Créateur de tout ce dont nous avons connaissance. Une fois convaincu de l’existence du Créateur, on peut progresser davantage en comprenant la nature de Celui-ci. S’agit-il d’une entité animée ou inanimée? Est-Il matière ou être vivant ? Une analyse plus approfondie s’ensuivra ici, mais comprenons qu’il importe d’abord de saisir que Dieu est le Créateur. Ce qu’explique fort bien la Bhagavad-Gîtâ (14:4) :

sarva-yonisu kaunteya mûrtayah sambhavanti yâh
tâsâm brahma mahad yonir aham bîja-pradah pitâ

« Comprends, ô fils de Kountî, que la Nature matérielle donne naissance à toutes les formes de vie, et que Je suis le père qui donne la semence. » Tout procède du sein (yoni) de la Nature matérielle. Si la Terre ou la Nature matérielle est la mère, il doit aussi exister un père. Bien sûr, des athées croient qu’une mère peut donner naissance sans un père, mais un tel mode de pensée est très anormal. On se demandera donc : « Qui est mon père ? Quel est son statut? Comment marche-t-il ? Où habite-t-il ? » Il s’agit d’abord de comprendre qu’il existe un père créateur; nous pourrons ensuite en comprendre la nature. Un tel entendement doit être « sans le moindre doute » (asamsayam).

HAYAGRIVA: Scot s’oppose également à Thomas d’Aquin en croyant que l’âme humaine peut se séparer du corps, et que même alors elle demeure immuable. Quand l’âme est unie au corps, elle l’anime mais demeure incorruptible en soi. L’âme individuelle est incapable de s’autodétruire ou de s’autocréer.

PRABHUPADA: L’âme est toujours distincte du corps. Tel est l’enseignement des Védas : asango hyayam purusa iti (Brihad Âranyaka Upanishad 4.3.16). Si l’âme n’était pas distincte du corps, comme pourrait-elle le quitter pour en revêtir un nouveau ? L’âme est toujours distincte du corps, de sa formation matérielle. L’être vivant, l’âme-jîva, demeure toujours incorruptible (asanga).