LA CONSCIENCE
SUPRAMENTALE
Purifier le mental de son attachement à la matière
Afin de rendre plus claire la signification de l’aphorisme védique sarvam khalv idam brahma, citons ici un verset du Vishnou Pourana (1.22.56) :
eka desa-sthitasyagner jyotsna vistarini yatha
parasya brahmanah saktis tathedam akhilam jagat
« De même que le feu diffuse sa lumière tout autour bien qu’il demeure en un endroit déterminé, le Brahman Suprême déploie partout Son énergie dont l’Univers matériel est la manifestation. »
Dans leurs débats philosophiques, les Mayavadis nient l’existence des multiples énergies du Seigneur Suprême. Ces débats superficiels se situent à vrai dire au niveau de la maternelle. Selon Srila Bhaktisiddhanta Sarasvati Thakour, les Mayavadis souffrent d’un savoir déficient qui les empêche de comprendre que le Brahman Suprême est riche de six perfections. Pour combattre l’appauvrissement philosophique de ces pauvres impersonnalistes, Sri Krishna par miséricorde leur enseigne dans la Bhagavad-Gîtâ (7:19) :
bahunam janmanam ante jñanavan mam prapadyate
vasudevah sarvam iti sa mahatma su-durlabhah
« Après de nombreuses morts et renaissances, l’homme au vrai savoir s’abandonne à Moi, parce qu’il sait que Je suis la cause de toutes les causes et tout ce qui est. Une si grande âme est infiniment rare. »
Parmi les spiritualistes d’aujourd’hui qui ont cherché à connaître le Suprême par leurs propres efforts, on estime généralement que Sri Aurobindo a connu un certain succès. La raison en serait, dit-on, que le savoir matériel n’était pas le but de sa quête. La démarche des mâyâvâdîs en vue de découvrir l’unité de tout ce qui est ne leur permet d’atteindre que la réalisation du Brahman impersonnel, non duel. Ils ignorent que la guérison n’incarne pas en soi la perfection; une fois guérie de l’existence matérielle « maladive », l’âme libérée garde son individualité, sa personnalité, pour vivre une spiritualité des plus saines. Cette vérité leur échappe complètement.
Sri Aurobindo sut s’élever au-delà de ce mode limité de pensée pour traiter de la « conscience supramentale » dans des ouvrages dont La Vie Divine, où il entreprend de décrire les énergies spirituelles du Seigneur Suprême, quoique de façon assez vague selon nous. Nous apprécions néanmoins son travail puisqu’il accepte que l’Être Suprême jouit de puissances surnaturelles. Nous estimons cependant que plusieurs ne pourront comprendre ses exposés sur la Transcendance, à cause du language qu’il emploie dans ses écrits. Ceux qui ne sont pas familiers avec les philosophies vaishnavas appelées Vishishtâdvaita, Souddhâdvaita, Dvaitâdvaita, et l’Achintya-bhédâbhéda-tattva du Seigneur Chaitanya, ne pourront comprendre Sri Aurobindo. Qui ne connaissant que la philosophie impersonnaliste recherche le Brahman non duel trouvera ses écrits encore moins accessibles.
Une grande part de la pensée de Sri Aurobindo fut empruntée à la philosophie vaishnava. Dans Light on Yoga et dans un essai intitulé The Goal, nous pouvons lire :
« Il ne suffit pas, pour acquérir une réalisation dynamique, de délivrer le Pourousha du joug de Prakriti. Il faut transférer l’allégeance du Pourousha de la Prakriti inférieure, avec son jeu de forces ignorantes, à la Divine Shakti Suprême – la Mère.
« Ce serait une erreur d’identifier la Mère à la Prakriti inférieure avec son mécanisme de forces. Ici, Prakriti n’est qu’un mécanisme formé pour l’évolution de l’ignorance. De même que l’être mental, vital ou physique n’incarne pas en soi le Divin, quoiqu’il procède du Divin, le mécanisme de Prakriti n’est pas la Mère Divine. Nul doute, une partie d’elle réside dans et derrière ce mécanisme, le maintenant à des fins évolutives; elle n’incarne pas cependant en elle-même la Shakti de l’Avidya, mais bien la Conscience, la Puissance, et la Lumière Divines ainsi que la Para-prakriti, vers qui nous nous tournons pour la libération et l’accomplissement divin...
« Si le supramental ne pouvait nous procurer une vérité supérieure à celle des plans inférieurs, il ne vaudrait pas la peine de chercher à l’atteindre. Chaque plan possède sa propre vérité. Certaines vérités ne sont plus requises lorsqu’on s’élève vers des plans supérieurs. À titre d’exemple, le désir et l’ego sont des vérités propres au plan mental, vital et physique, car un humain privé de désir et d’ego sur ce plan ne serait guère plus qu’un automate. Lorsqu’on s’élève plus haut, l’ego et le désir n’apparaissent plus comme des vérités, mais comme des chimères qui défigurent la vraie personne, la vraie volonté. L’antagonisme entre les puissances de la lumière et celles des ténèbres s’avère bien réel ici-bas, mais l’est de moins en moins plus on s’élève, pour enfin disparaître dans le supramental. D’autres vérités demeurent, bien que leur caractère, leur importance et leur place dans le tout changent ...
« Mais qui n’a pas surmonté les plans inférieurs ne saurait atteindre la vérité supramentale. Le vain orgueil mental de l’humain l’incite à bondir vers la plus haute vérité, quelle qu’elle soit, et à qualifier tout le reste de mensonges. Une telle erreur naît de l’ambition et de l’arrogance. Il faut gravir l’escalier en s’assurant que son pied repose fermement sur la marche avant de soulever l’autre pied, si l’on désire atteindre le sommet. »
Lorsqu’on aspire vraiment à découvrir à quoi rime la vie, il ne suffit pas de chercher à s’arracher aux griffes paralysantes de mâyâ. Le but ultime consiste à s’affranchir de l’ensorcellement de la puissance d’illusion pour s’abandonner entièrement à l’énergie spirituelle.
Dans le Caitanya Caritâmrta, le Seigneur Caitanya éclaire Sanâtan Goswami de Ses conseils :
« La nature originelle de l’être vivant est d’être l’éternel serviteur de Krishna, car il incarne l’énergie marginale du Seigneur, étant simultanément identique et distinct de Lui, tout comme une molécule de soleil ou de feu.
« L’énergie de Krishna se transforme naturellement en trois catégories: l’énergie spirituelle, l’énergie constituée par les êtres vivants et l’énergie d’illusion... Oubliant Krishna, l’être vivant s’est laissé séduire par Son énergie externe depuis des temps immémoriaux. Voilà pourquoi mâyâ, l’énergie d’illusion, lui inflige toutes sortes de souffrances en ce monde matériel. Évoluant au sein de la Nature matérielle, l’être accède tantôt aux planètes supérieures, où il jouit d’une vie prospère, tantôt est plongé dans des conditions d’existence infernales. Sa condition s’apparente à celle du criminel que le roi punit en le plongeant, puis en le ressortant de l’eau...
« Si l’âme conditionnée devient consciente de Krishna, par la grâce des âmes saintes qui enseignent les préceptes scripturaires, elle s’échappe des griffes de mâyâ, qui relâche alors son étreinte... Par ses propres efforts, l’âme conditionnée ne peut pas raviver sa conscience de Krishna. Mais dans Sa grâce indicible, Krishna a rédigé les Écritures védiques et leurs corollaires, les Pouranas. »
(C.C., Madhya-lîlâ 20. 108-109, 111, 117-118, 120, 122)
Les profondes conclusions ésotériques, révélées en quelques aphorismes par le Seigneur Caitanya à Sri Sanâtan Goswami, sont seulement traitées de façon partielle dans les ouvrages de Sri Aurobindo. Dans un langage riche en syntaxe complexe et termes obscurs, celui-ci tente d’exprimer le savoir auquel on accède sans peine par la pratique du service de dévotion soumis aux règles données par le maître spirituel authentique et les Écritures (vaidhi-bhakti). Un style trop recherché et d’autres facteurs techniques rendent les écrits de Sri Aurobindo très peu accessibles au lecteur moyen; ce qui, dans un sens, les prive d’efficacité.
Sri Caitanya traite en détail de la position originelle de l’être (jîva), serviteur éternel de Krishna, et de l’illusion (mâyâ ) où il sombre en cherchant à imiter le jouissant suprême. Le Seigneur ajoute que dès qu’il oublie sa position, l’être devient éternellement conditionné, illusionné. D’où les affres de l’existence matérielle que lui impose mâyâ . Lorsqu’on cherche à devenir de façon artificielle ce que l’on n’est pas, on ne peut que s’attendre à en pâtir. Dans ce contexte, on nous apprenait à l’école l’histoire d’un corbeau qui voulait imiter le paon. Le Créateur et Maître de l’Univers en est également le possesseur légitime. Aussi est-Il le seul béneficiaire de tout ce qui est. Si, toutefois, l’un des innombrables serviteurs du Créateur cherche à usurper Sa position, que peut-il espérer d’autre que la souffrance ?
Dans le Srimad-Bhâgavatam (10.87.30), Sanandana — un des quatre Kumâras — récite à une assemblée de sages, à Janaloka, les prières des Védas personnifiés au Seigneur, dont la suivante :
aparimitâ dhruvâs tanu-bhrito yadi sarva-gatâs
tarhi na sâsyateti niyamo dhruva netarathâ
ajani ca yan-mayam tad avimucya niyantri bhavet
samam anujânatâm yad amatam mata-dustatayâ
« Si les myriades d’êtres incarnés étaient omniprésents et dotés de formes immuables, alors ils ne seraient pas par Toi dominés. Mais étant d’infimes parcelles de Ta Personne et leurs formes étant sujettes à changer, ils Te sont toujours subordonnés. En vérité, celui qui fournit les ingrédients requis pour la création d’un produit en est forcément le maître, car aucun produit ne saurait exister sans sa source d’ingrédients. Ce serait pure illusion de penser connaître le Seigneur Suprême, également présent dans chacune de Ses émanations, puisque tout savoir acquis par des voies matérielles ne peut qu’être imparfait. »
La réalisation de Brahman ne représente certes pas l’ultime savoir. Il faut encore réaliser que le jîva est l’éternel serviteur de Krishna. Cette réalisation apportera l’éveil de la conscience supramentale et les activités accomplies à ce stade marquent les prémices de sa vie éternelle. Lorsque toutes les actions du jîva s’accomplissent sous la direction de l’énergie interne du Seigneur, il connaît l’extase spirituelle, qui surpasse à l’infini celle liée à la réalisation de Brahman. Les deux sont aussi différentes que l’eau contenue dans l’océan et celle qu’on voit dans l’empreinte du sabot d’un veau.
Quand Sri Aurobindo parle de la « Mère Divine », nous assumons qu’il entend cette énergie interne, spirituelle, Divinité maîtresse de la félicité éternelle. Il insiste aussi sur le fait qu’on ne doit pas confondre l’action de l’énergie matérielle à celle de la puissance spirituelle. Lorsqu’un disciple s’enquit du célèbre moniste de Madras, Ramana Maharshi : « Quelle différence existe-t-il entre l’humain et Dieu ? », il répondit : « Dieu plus le désir égale l’humain, et inversement, l’humain plus le désir égale Dieu. » Nous enseignons plutôt que l’être humain ne peut jamais se défaire de tout désir. Conditionnée, l’âme est saturée de désirs de jouissance matérielle; libérée, elle brûle du désir de servir le Seigneur avec dévotion. L’âme ne peut donc jamais devenir Dieu. C’est pure folie que de mettre l’homme ou la femme sur le même pied que Dieu. Le désir contre nature du mâyâvâdî qui nie les traits caractéristiques du moi conscient est précisément ce qui l’empêche d’atteindre la libération. Sa prétention, aussi fausse qu’arrogante, à la libération n’est donc qu’une manifestation de son intelligence pervertie.
Le Srimad-Bhâgavatam confirme qu’on ne pourra jamais anéantir le désir. Conditionné, le jîva est une véritable mine de désirs matériels, résumés dans les quatre buts de la vie humaine (chatur-varga) énoncés dans les textes védiques : la religion, l’essor économique, la satisfaction des sens et la libération. Or, lorsqu’il accède à la libération en agissant sous la direction de l’énergie spirituelle, les désirs authentiques du jîva se manifestent alors. Sri Aurobindo traite de cette question, quoique sans entrer dans les détails; aussi l’apprécions-nous plus que Ramana Maharshi. Ce dernier cherche plus ou moins à étouffer complètement le désir, ce qui serait synonyme de suicide spirituel. Il n’y a pas de mérite à achever le patient sans le guérir : mieux vaut le sauver en le guérissant. Ceux en quête des quatre buts précités, y compris les assoiffés de libération impersonnelle, deviennent esclaves de leurs désirs comme de leurs sens. Par contre, celui qui peut enseigner aux gens l’art d’accomplir leurs activités quotidiennes dans un esprit de service au Seigneur s’avère le véritable bienfaiteur de l’humanité.
Krishna dit dans la Bhagavad-Gîtâ (9:4) :
mayâ tatam idam sarvam jagad avyakta-mûrtinâ
mat-sthâni sarva-bhûtâni na câham tesv avasthitah
« Cet Univers est tout entier pénétré par Moi, dans Ma forme non manifestée. Tous les êtres sont en Moi, mais Je ne suis pas en eux. »
Dans Sa forme impersonnelle, non manifestée, Krishna pénètre l’Univers entier, lequel est une simple transformation de Son énergie externe. L’existence de tous les êtres vivants qui peuplent la Création matérielle s’appuie par conséquent sur Ses énergies. L’énergie ne peut exister par elle-même; elle requiert une source. L’énergie matérielle et la source suprême de toute énergie, Krishna, ne font donc qu’un en principe, quoique le Seigneur soit bien au-delà du mécanisme de Son énergie. Le jîva, étant marginal par nature, est poussé par le désir à servir soit la manifestion de l’énergie externe du Seigneur — le monde physique —, soit le Seigneur Lui-même dans le monde spirituel, manifestation de Sa puissance supérieure, interne. En d’autres mots, peu importe sa situation, le jîva demeure toujours un serviteur. Il ne saurait donc alléger la souffrance qu’il s’inflige en servant la Nature matérielle en renonçant artificiellement à son désir de servir. Étant fondamentalement un serviteur, le jîva ne peut jamais renoncer à ce désir. Mais s’il le désire, il peut renoncer à servir les quatre buts humains, dont la libération — qui étoufferait entièrement son désir de servir — et s’efforcer de manifester son désir originel de servir le Seigneur. Sri Aurobindo a mentionné ce même point dans ce passage cité plus haut :
« Si le supramental ne pouvait nous procurer une vérité supérieure à celle des plans inférieurs, il ne vaudrait pas la peine de chercher à l’atteindre. »
Si l’être humain essaie d’exister sans ego, désir, sentiment, aversion, etc., il sera converti en matière inerte, ce qui n’est guère synonyme d’élévation spirituelle. Lorsqu’une personne progresse peu à peu de la perception matérialiste à la perception spirituelle, elle réalise combien insignifiants étaient ses désirs, sentiments, et aversions matériels, contaminés depuis si longtemps par l’ignorance. Quand se dissipe cette ignorance, les désirs matériels perdent toute importance. Les désirs subsistent, mais se transforment en désirs spirituels. On perçoit alors Brahman, l’Âme Suprême et le Seigneur Souverain comme une réalité unique. Cette perception supérieure n’est possible que lorsque notre mental et nos sens sont spiritualisés, un stade impossible à atteindre d’un seul bond. Ceux qui cherchent à réaliser l’impossible sont peu raisonnables et trop ambitieux. Chaque personne doit procéder progressivement en s’assurant que son pied repose sur le sol ferme avant de soulever l’autre pied. Ainsi atteindra-t-on finalement le but.
Dans son essai intitulé Yoga, Sri Aurobindo ne recommande pas qu’on anéantisse le désir, mais qu’on en modifie plutôt la nature. C’est une vérité éternelle que le jîva est par nature le serviteur éternel de Krishna. Conditionné ou libéré, il n’a d’autre identité. Sa position s’apparente à celle du citoyen d’une nation : il demeure toujours soumis aux lois de l’État, qu’il soit en prison ou en liberté. En prison, toutes ses activités sont pénibles; en liberté, tout ce qu’il accomplit lui apporte la satisfaction. Il lui faut donc se réformer.
Dans un même ordre d’idées, même lorsqu’il refuse de servir Sri Krishna et Lui préfère mâyâ, Son énergie d’illusion, le jîva n’en demeure pas moins le serviteur du Seigneur, source de toutes les énergies. Mais il ne connaît pas alors l’extase de servir Dieu. Seulement en se défaisant de ses penchants matérialistes peut-on goûter la félicité spirituelle dans le service de dévotion. Quoi qu’il en soit, le jîva ne peut jamais renoncer à sa nature inhérente de serviteur éternel de Krishna, puisqu’il émane de Sa puissance marginale.
Aucun passage des textes védiques ne dit qu’il faut tuer le désir pour comprendre le mantra sarvam khalv idam brahma, qu’on retrouve dans les pages des Upanishads. Plusieurs passages recommandent toutefois qu’on transforme la nature de nos désirs. C’est par la force du désir que s’accomplissent toutes les activités du monde. Dans la Bhagavad-Gîtâ (10:4-11), Krishna décrit les multiples façons dont le désir influe sur ces activités :
« L’intelligence, le savoir, l’affranchissement du doute et de l’illusion, l’indulgence, la véracité, la maîtrise de soi et la quiétude, les joies et les peines, la naissance et la mort, la peur et l’intrépidité, la non-violence, l’équanimité, le contentement, l’austérité, la charité, la gloire et l’opprobre, – tous de Moi seul procèdent.
« Les sept grands sages, les quatre autres [Sanaka, Sananda, Sanatana et Sanat Kumaras], qui furent avant eux, et les Manous [les pères de l’humanité] sont nés de Mon mental; tous les êtres, en ce monde, sont leurs descendants.
« Qui, en vérité, connaît cette gloire et cette puissance, les Miennes, Me sert avec une dévotion pure, sans partage; c’est là un fait certain.
« De tous les mondes, spirituels et matériels, Je suis la source, de Moi tout émane. Les sages qui connaissent parfaitement cette vérité, de tout leur cœur Me servent et M’adorent. Mes purs dévots toujours absorbent en Moi leurs pensées, et leur vie, Me l’abandonnent. Ils s’éclairent les uns les autres sur Ma Personne, s’entretiennent de Moi sans fin, et par là trouvent une satisfaction et une joie immenses. Ceux qui toujours Me servent et M’adorent avec amour et dévotion, Je leur donne l’intelligence par quoi ils pourront venir à Moi. Vivant dans leur coeur, et plein pour eux de compassion, Je dissipe, du flambeau lumineux de la connaissance, les ténèbres nées de l’ignorance. »
Ceux qui comprennent que les différents désirs humains sont un reflet de ceux du Brahman Suprême prennent soin de ne pas les rejeter, mais de les employer au service du Seigneur. Jadis, les sept grands sages et les Manous mirent tous leurs désirs au service de Dieu; quiconque aujourd’hui suit l’exemple de ces illustres ancêtres ne verra jamais le désir comme étant matériel, ou comme un obstacle au progrès spirituel. Lorsque Ramana Maharshi nous conseille d’anéantir le désir, il faut en déduire qu’il n’a pas compris l’assertion védique sarvam khalv idam brahma. Ceux qui, ayant réalisé que tous les désirs et états d’âme sont Brahman par nature, les emploient au service du Seigneur Suprême, doivent être considérés comme des âmes accomplies, libres de toute ignorance. Les désirs de ces dévots réalisés sont si purs qu’aucune trace d’ignorance ne souille leur conscience, puisque le Seigneur dissipe Lui-même l’ignorance de leur cœur.
Les mâyâvâdîs doivent comprendre qu’il existe un abîme de différence entre leurs efforts individuels pour anéantir l’ignorance et les lumières dont le Seigneur éclaire Ses dévots. Toujours aptes à refuser au Seigneur Ses énergies, ils ne valent guère mieux que le démoniaque Râvana — qui chercha à usurper Son épouse — et Kamsa, qui chercha carrément à Le tuer. Voilà à quoi il faut s’attendre de la part de tels êtres. Avides de pouvoirs maléfiques, ils préfèrent le péché au service de dévotion offert au Seigneur. Ainsi perdent-ils tout savoir. Dans la Bhagavad-Gîtâ (7:15), Krishna les qualifie de mâyayâpahrita-jñânâh, « ceux dont le savoir est dérobé par l’illusion ». Plusieurs philosophes, érudits et pseudo-héros invincibles ont essayé de rendre le Seigneur Suprême impuissant, informe et impersonnel, mais ils ont toujours souffert terriblement à la fin.
D’où les paroles suivantes de Brahmâ dans le Srimad-Bhâgavatam [Bhagavata Pourâna] (10.14.4) :
sreyah-srtim bhaktim udasya te vibho
klisyanti ye kevala-bodha-labdhaye
tesâm asau klesala eva sisyate
nânyad yathâ sthûla-tusâvaghâtinâm
« Cher Seigneur, le service de dévotion qui T’est offert est la meilleure voie de réalisation spirituelle. Quiconque le rejette pour s’adonner au savoir spéculatif ne peut que s’imposer un procédé pénible, sans obtenir pour autant le résultat convoité. Une telle entreprise équivaut à vouloir trouver du riz en battant l’enveloppe vide du grain, la spéculation ne pouvant conférer la réalisation spirituelle. »
Où peut-on voir des qualités comme l’intelligence, le savoir, l’affranchissement du doute et de l’illusion, l’indulgence, la véracité, la maîtrise de soi et la quiétude, les joies et les peines, la naissance et la mort, la peur et l’intrépidité, la non-violence, l’équanimité, le contentement, l’austérité, la charité, la gloire et l’opprobre ? Elles accompagnent toujours la conscience partout où celle-ci se manifeste. Le Seigneur affirme que ces qualités procèdent de Lui. Et la Katha Upanishad (2.2.13) d’ajouter: nityo nityânâm cetanas cetanânâm eko bahûnâm yo vidadhâti kâmân — « D’entre tous les êtres conscients, éternels, il est un Être Suprême qui pourvoit aux besoins de tous les autres. » Nier, donc, que ces qualités sont inhérentes à tous les êtres et mettre ainsi les êtres infinitésimaux et l’Âme Suprême sur le même pied que la matière inerte, entraîne la confusion totale et témoigne certes d’un sérieux manque de perspicacité. Les mâyavâdîs sont perplexes quant à savoir si c’est en réfutant ou en acceptant l’existence de la conscience qu’ils trouveront satisfaction. Les êtres conscients dominent toujours la matière inerte. En voici la preuve : un simple corbeau ne craint pas de déféquer sur la tête de la statue d’un héros, démontrant ainsi la victoire de l’esprit sur la matière inerte. Seuls ceux à l’intelligence de pierre chercheront à faire de l’Être — ou la Conscience — Suprême un objet sans forme ni émotion. C’est de la sottise pure et simple.
Sri Aurobindo est digne d’éloges pour avoir offert aux cercles érudits un « nouveau » concept : au lieu de chercher à nier les qualités inhérentes à la conscience, on doit transformer sa conscience matérielle en une conscience supramentale en l’employant au service du Seigneur Suprême, sous la direction de Sa divine puissance. À l’évidence, ceux qui préfèrent imiter les philosophes modernes plutôt que les âmes réalisées d’antan trouveront la présentation de Sri Aurobindo originale. Mais ceux qui suivent l’exemple des purs dévots du Seigneur, reliés à une succession disciplique authentique, savent que ses propos ne sont que l’écho des annales d’une sagesse séculaire. En vérité, ils s’apparentent à l’essence des Védas.
Les six Goswamis de Vrindâvan ont mis à jour cette extraordinaire essence ésotérique des Védas et décrit les rouages de la puissance interne du Seigneur. Avant l’avènement du Seigneur Caitanya, de tels sujets n’avaient jamais été traités de façon aussi détaillée par une autorité spirituelle. Srila Rupa Goswami, dans sa pièce Vidagdha-mâdhava, glorifie l’unique contribution de Sri Caitanya à l’humanité :
anarpita-carim cirât karunayâvatîrnah kalau
samarpayitum unnatojjvala-rasâm sva-bhakti-sriyam
harih purata-sundara-dyuti-kadamba-sandîpitah
sadâ hridaya-kandare sphuratu vah saci-nandanah
« Puisse-t-Il, Lui le Fils de Srimatî Sachîdévî, établir au plus profond de ton cœur Sa demeure spirituelle et absolue. De par Sa miséricorde immotivée, Il a paru dans l’ère de Kali, radieux comme l’or en fusion, pour offrir ce que nul avatar n’avait jamais offert avant Lui : le plus haut d’entre les doux sentiments dévotionnels – le sentiment amoureux. »
(Chaitanya Charitâmrita, Âdi-lîlâ 3:4)
Dans un essai intitulé Surrender and Opening, Sri Aurobindo écrit :
« Le principe de ce yoga consiste à se donner entièrement et exclusivement au Divin seul, et de faire descendre sur nous — par l’union à la Mère Divine — toute lumière, puissance, pureté, vérité et conscience transcendantale, ainsi que l’Ananda du Divin Supramental.
« Râdhâ incarne l’amour absolu pour le Divin, aussi total qu’intégral dans toutes les parties — de la plus spirituelle à la plus physique — de Son Être, amenant l’autonomie absolue et la totale consécration de toute existence, et faisant descendre dans le corps et la nature hautement matérielle, l’Ananda suprême. »
Malgré quelques disparités dans les conclusions de cet extrait, Sri Aurobindo, de sa propre initiative, n’en indique pas moins la bonne direction. Il s’avère impossible de comprendre la relation conjugale, le plus sublime et radieux des états d’âme spirituels, sans une attitude d’abandon. En étant entièrement dépourvus, les mâyâvâdîs deviennent en fin de compte des impersonnalistes quand ils cherchent à saisir par eux-mêmes ce concept non duel. Lisons ce que Sri Aurobindo écrit sur ces mâyâvâdîs :
« Ceux qui désirent se retrancher de la vie recherchent l’impersonnel. Et ce, habituellement, par leurs propres efforts et non en s’ouvrant à la puissance supérieure, ou par la voie de l’abandon. Car l’impersonnel n’est pas ce qui guide ou aide, mais quelque chose à atteindre, et qui laisse chaque humain y parvenir selon les voies et aptitudes de sa nature. Par contre, en s’ouvrant et en s’abandonnant à la Mère, on peut réaliser l’Impersonnel ainsi que tous les autres aspects de la vérité. »
Les mâyâvâdîs échouent toujours dans leurs efforts d’atteindre la libération en vertu de leur propre initiative. La seule façon de conquérir l’illusion et d’accéder à la libération réside dans l’abandon au Seigneur Suprême, qui possède les six opulences absolues : la beauté, la richesse, la renommée, la sagesse, la puissance, le renoncement. Comme le précise Krishna dans la Gîtâ (7:14) : mâm eva ye prapadyante mâyâm etân taranti te – « Qui s’abandonne à Moi franchit facilement les limites imposées par les trois gunas [modes d’influence de la Nature matérielle]. »
La première étape dans l’apprentissage du processus d’abandon au Seigneur : s’abandonner à Son pur dévot. Nous lisons dans le Caitanya-Caritâmrita (Madhya-lîlâ 20:108-109, 111, 120, 122) :
« La nature originelle de l’être vivant est d’être l’éternel serviteur de Krishna, car il est l’énergie marginale et une émanation du Seigneur, à la fois identique et distincte de Lui, tout comme une particule moléculaire du soleil ou du feu.
« L’énergie de Sri Krishna se transforme naturellement en trois catégories : l’énergie spirituelle, l’énergie constituée par les êtres vivants et l’énergie d’illusion…
« Plongé dans l’oubli de Krishna, l’être s’est laissé séduire par Son énergie externe depuis des temps immémoriaux. Voilà pourquoi mâyâ, l’énergie d’illusion, lui fait subir toutes sortes de souffrances en ce monde matériel. Évoluant au sein de la Nature matérielle, l’être accède tantôt aux planètes supérieures, où il jouit d’une vie prospère, tantôt est plongé dans des conditions d’existence infernales. Sa condition est parfaitement similaire à celle du criminel que le roi punit en le plongeant, puis en le ressortant de l’eau…
« Si l’âme conditionnée devient consciente de Krishna, par la miséricorde de personnes saintes, qui se donnent la tâche d’enseigner les injonctions scripturaires et de lui venir en aide, elle s’échappe des griffes de mâyâ , qui relâche alors son étreinte. Par ses propres efforts, l’âme conditionnée ne peut pas raviver sa conscience de Krishna. Mais dans Sa grâce indicible, Sri Krishna a rédigé les Écrits védiques et leurs corollaires : les Purânas. »
HAYAGRIVA: Pour Platon, le monde spirituel n’est pas une conception mentale; au contraire, la vérité est identique à la réalité ultime, l’idéal ou le plus haut bien, et c’est d’elle que coulent toutes manifestations et cognitions. Platon emploie le mot eidos (idée) pour indiquer l’existence primordiale, la forme archétype, d’un sujet. Krishna n’utilise-t-Il pas le mot bîjam [semence] d’une façon très semblable ?
SRILA PRABHUPADA: Oui. Bîjam mâm sarva-bhûtânâm : « Je suis de tous les êtres la semence première. » (Bhagavad-Gîtâ 7:10) Au dixième chapitre de la Gîtâ (10:8), Krishna ajoute : mattah sarvam pravartate – « De tous les mondes, spirituels et matériels, Je suis la source, de Moi tout émane. » Spirituel ou matériel, tout émane de Krishna, l’origine de toute manifestation. L’origine est factuelle. Dieu possède deux énergies : l’une matérielle et l’autre, spirituelle. Ce que décrit également la Bhagavad-Gîtâ (7:4-6) :
bhûmir âpo ’nalo vâyuh kham mano buddhir eva ca
ahankâra itîyam me bhinnâ prakrtir astadhâ
apareyam itas tv anyâm prakrtim viddhi me parâm
jîva-bhûtam mahâ-bâho yayedam dhâryate jagat
etad yonîni bhûtâni sarvânîty upadhâraya
aham krtsnasya jagatah prabhavah pralayas tathâ
« Terre, eau, feu, air, éther, mental, intelligence et faux ego, ces huits éléments, distincts de Moi-même, constituent Mon énergie inférieure. Outre cette énergie matérielle, une autre énergie est Mienne, une énergie supérieure; les êtres vivants, qui luttent avec la Nature matérielle et par quoi l’Univers subsiste, la constituent. De toutes choses en ce monde, matérielles comme spirituelles, sache que Je suis l’origine et la fin. »
La matière brute, ainsi que le mental, l’intelligence et l’ego subtils constituent l’énergie matérielle de Krishna, distincte de Lui. L’être vivant, l’âme distincte (jîva) incarne aussi une énergie de Krishna, supérieure à la matière. En comparant ces énergies, nous constatons que l’une est supérieure et l’autre inférieure; or, parce qu’elles émanent toutes deux de la Vérité Absolue, elles sont identiques, elles sont toutes une dans l’absolu. Dans l’Univers matériel, tout est créé, puis anéanti après un certain temps; mais il en est autrement dans le monde spirituel. Quoique le corps soit créé, qu’il subsiste puis est détruit, l’âme ne l’est point.
na jâyate mriyate vâ kadâcin nâyam bhûtvâ bhavitâ vâ na bhûyah
ajo nityah sâsvato ’yam purâno na hanyate hanyamâne sarîre
« L’âme ne connaît ni la naissance ni la mort. Vivante, elle ne cessera jamais d’être. Non née, immortelle, originelle, éternelle, elle n’eut jamais de commencement, et jamais n’aura de fin. Elle ne meurt pas avec le corps. » (Bhagavad-Gîtâ 2:20) À l’heure de la mort, l’âme peut revêtir un autre corps, mais l’être accompli rejoint directement Krishna.
janma karma ca me divyam evam yo vetti tattvatah
tyaktvâ deham punar janma naiti mâm eti so ’rjuna
« O Arjuna, qui connaît l’absolu de Mon avènement et de Mes actes n’aura plus à renaître dans l’Univers matériel; quittant son corps, il entre dans Mon royaume éternel. » (Bhagavad-Gîtâ 4:9)
On peut aussi atteindre les systèmes planétaires supérieurs ou inférieurs, ou demeurer sur les systèmes intermédiaires. De toute façon, mieux vaut retourner auprès de Dieu. Telle est la ligne de conduite qu’adoptent les âmes intelligentes.
yânti deva-vratâ devân pitrn yânti pitr-vratâh
bhûtâni yânti bhûtejyâ yânti mad-yâjino ’pi mâm
« Ceux qui vouent leur culte aux dévas renaîtront parmi les dévas, parmi les spectres et autres esprits ceux qui vivent dans leur culte, parmi les ancêtres les adorateurs des ancêtres; de même, c’est auprès de Moi que vivront ceux qui M’adorent. » (Gîtâ 9:25)
HAYAGRIVA: Platon entend ici que tout ce qui existe procède d’une semence ou essence (eidos).
SRILA PRABHUPADA: Cette semence repose originellement en Krishna. L’arbre, par exemple, n’est qu’une graine avant sa manifestation. L’arbre entier n’en est pas moins présent dans celle-ci. Si vous plantez une graine de rosier ou de manguier, des roses ou des mangues se manifesteront selon le cas. Il ne s’agit pas d’une idée, mais d’un fait. L’arbre est là, mais il n’est pas encore développé. Quoique non manifesté, c’est plus qu’une idée.
SYAMASUNDAR: Les sens perçoivent le monde phénoménal en perpétuelle mutation; or, selon Platon, le monde nouménal serait perçu par le mental. C’est lui qui est absolu, idéal, permanent et universel. Diriez-vous que la réalité ultime s’avère idéale dans le sens où l’emploie Platon ?
SRILA PRABHUPADA: Elle n’est pas idéale mais factuelle. Param satyam dhîmahi : « Nous offrons notre hommage à la Vérité Absolue. » Ce monde relatif est un reflet dénaturé du monde absolu. On le compare à une ombre. Le reflet de l’arbre sur l’eau peut sembler en tous points semblable à l’arbre même, mais ce n’est qu’un reflet dénaturé. De même, ce monde relatif est un reflet du monde absolu. Il est clairement dit au tout début du Srîmad-Bhâgavatam (1.1.1) que cette Création manifestée, qui n’est qu’un reflet, tire son origine de Dieu, la Personne Suprême :
janmâdy asya yato ’nvayâd itaratas cârthesv abhijñah svarât
tene brahma hrdâ ya âdi-kavaye muhyanti yat sûrayah
tejo-vâri-mrdâm yathâ vinimayo yatra tri-sargo ’mrsâ
dhâmnâ svena sadâ nirasta-kuhakam satyam param dhîmahi
« Je médite sur le Seigneur, Sri Krishna, cause première de toutes les causes et de qui émanent les univers manifestés, en qui ils reposent, par qui ils sont anéantis. Je médite sur Lui, qui a directement et aussi indirectement conscience de toute manifestation, et pourtant Se situe au-delà de toutes. C’est Lui, et nul autre, qui à l’origine enseigna le savoir védique au premier être créé, Brahmâjî, en son cœur. Par Lui, ce monde qui est un simple mirage prend apparence tangible, même pour les grands sages et les dévas. Par Lui, les univers matériels, produits illusoires des trois modes d’influence de la Nature, semblent l’image même de la réalité. Je médite donc sur Lui qui est la Vérité Absolue, vivant éternellement en Son royaume spirituel, à jamais libre de l’illusion. »
La Bhagavad-Gîtâ (15:1) cite l’exemple d’un arbre banian :
ûrdhva-mûlam adhah-sâkham asvattham prâhur avyayam
chandâmsi yasya parnâni yas tam veda sa veda-vit
« Il existe un banian, un arbre dont les racines pointent vers le haut et les branches vers le bas ; ses feuilles sont les hymnes védiques. Qui le connaît, connaît les Védas. »
Les racines de l’arbre du monde phénoménal pointent vers le haut, ce qui indique qu’il n’est que le reflet de l’arbre véritable. Le monde absolu est donc une réalité, mais on ne saurait y accéder par la spéculation. Notre procédé consiste à recevoir la connaissance du monde absolu auprès de l’Être Absolu. Voilà ce qui le distingue du procédé auquel a recours Platon, qui cherche à atteindre le point absolu par la voie dialectique. La Bhagavad-Gîtâ (8:20) nous informe toutefois qu’il existe un monde, une nature supérieure qui subsiste même lorsque la manifestation cosmique, phénoménale, est anéantie.
paras tasmât tu bhâvo ’nyo ’vyakto ’vyaktât sanâtanah
yah sa sarvesu bhûtesu nasyatsu na vinasyati
« Il existe cependant un autre monde, lui éternel, au-delà des deux états, manifesté et non manifesté, de la matière. Monde suprême qui jamais ne périt; quand tout en l’Univers est dissout, lui demeure intact. »
HAYAGRIVA: Platon considère que l’Univers matériel est limité par le temps et l’espace, alors que le monde spirituel transcende ces deux restrictions.
SRILA PRABHUPADA: Exactement.
HAYAGRIVA: Il croit également que le temps vit l’existence avec la création de l’Univers matériel. Cela se rapproche-t-il de la version védique ?
SRILA PRABHUPADA: Le temps est éternel. Le passé, le présent et le futur sont trois facettes du temps, mais elles s’avèrent relatives. Elles ne sont pas les mêmes pour vous et pour Brahmâ, qui vit des millions d’années pendant lesquelles nous pouvons vivre maints passés, présents et futurs. Ceux-ci sont relatifs à chacun, mais le temps en soi est éternel. Est-ce clair? Passé, présent et futur sont relatifs au corps, non au temps.
HAYAGRIVA: Platon considère que la Nature matérielle (prakriti) existe depuis toujours dans un état chaotique. Dieu prend la matière et lui donne forme afin de créer l’Univers.
SRILA PRABHUPADA: Pour être plus précis, Krishna met la prakriti en mouvement et les produits se manifestent automatiquement. L’imprimeur peut programmer une presse de telle façon que plusieurs revues soient imprimées intégralement. Les semences (bîjams) sont créées par Dieu de telle sorte que les créations se manifestent spontanément. Ces semences sont les machines de Dieu. Il Lui a suffi de créer ces semences, Lui dont émane la semence de l’Univers entier. Yasyaika nisvasita kâlam athâvalambya (Brahma-samhitâ 5:48): lorsque Dieu expire, des millions de telles semences universelles émanent de Son corps; c’est ce que nous nommons la Création. Quand Il inspire, elles se résorbent en Lui: c’est l’annihilation. Manifestation et non-manifestion dépendent donc de Sa respiration. Quand Il expire, tout est manifesté; lorsqu’Il inspire, tout est anéanti. Seul l’insensé croit que le souffle de Dieu et le nôtre sont identiques. La Bhagavad-Gîtâ (9:11) dit :
avajânati mâm mûdhâ mânusim tanum âsritam
param bhâvam ajânanto mama bhûta-mahesvaram
« Les sots Me dénigrent lorsque sous la forme humaine Je descends en ce monde. Ils ne savent rien de Ma nature spirituelle et absolue, ni de Ma suprématie totale. » Même Brahmâ et Indra furent déroutés de constater que Dieu est un petit pâtre.
SYAMASUNDAR: Platon emploie, pour désigner Dieu, le mot démiurge qui signifie « ouvrier, artisan, architecte ».
SRILA PRABHUPADA: Le terme sanskrit est sristi-kartâ, mais il s’agit là d’un concept secondaire. Brahmâ est sristi-kartâ et son inspiration vient de Krishna. Le maître originel, Krishna, n’est pas sristi-kartâ, car Il ne S’implique pas directement. Comme le déclarent les Védas : svâ-bhâvikî jñâna-bala-kriyâ ca — « Ses puissances sont inifinies et naturellement, la succession naturelle de Ses hauts faits n’a également pas de fin. » (Svetâsvatara Upanishad 6:8). Dès qu’Il désire quoi que ce soit, cela se réalise. Sa aiksata – sa imâl lokân asrjata (Aitareya Upanishad 1.1.1-2). Dès qu’Il pose Son regard sur la matière, la Création s’opère. Si parfaite Son énergie que Son regard et Sa volonté suffisent pour que tout soit immédiatement et parfaitement créé. Cette fleur, à titre d’exemple, est une énergie de Krishna. Il faut un cerveau fort brillant pour la colorer et la faire pousser automatiquement. Ainsi fonctionne l’énergie de Krishna. Cette fleur est peu de chose, mais la création de l’entière manifestation cosmique s’opère selon le même principe. Parâsya shaktir vividhaiva srûyate. Krishna possède de multiples énergies, aussi merveilleuses que subtiles. Dès qu’Il pense: « Ceci doit exister sur-le-champ », tant d’énergies subtiles se mettent à l’œuvre pour la réalisation de Sa pensée. Krishna n’a pas à Se servir de Ses mains. Il n’a qu’à le désirer pour qu’une chose soit créée. Brahmâ est censé être le créateur immédiat de l’Univers; or, il existe des millions d’univers et de Brahmâs, et tout autant de Soleils et d’autres astres lumineux. Il n’y a pas de limite à la Création matérielle, laquelle n’est que l’énergie de Krishna.
SYAMASUNDAR: Platon conçoit Dieu comme l’essence de la perfection, l’idéal et le bien suprêmes.
SRILA PRABHUPADA: Selon Parâsara Mouni, la perfection appartient à Celui qui possède savoir, beauté, opulence, puissance, renom et renoncement dans toute leur plénitude. Dieu possède tout à l’infini; aucune lacune ne réside en Lui.
SYAMASUNDAR: La philosophie de Platon indique une conception personnelle, mais sans notion aucune de Sa ressemblance ou de Sa parole.
SRILA PRABHUPADA: Les écrits védiques non seulement présentent cette Personne, ils La décrivent également :
venum kvanantam aravinda
dalâyatâksam barhâvatamsam asitâmbuda sundarângam
kandarpa-koti-kamanîya
visesa-sobham govindam âdi
purusam tam aham bhajâmi
« J’adore Govinda, le Seigneur originel, qui joue de Sa flûte à merveille. Son visage rayonne de beauté et Ses yeux s’épanouissent comme des pétales de lotus; Sa peau est bleutée comme les nuages, des plumes de paon couronnent Sa tête, Sa grâce indicible charme des millions de Cupidons. » (Brahma-samhitâ 5:30) Ainsi sont décrits de façon concrète la forme et les actes de Krishna. Dans les Védas, tout est factuel. Platon croit que le Créateur est une personne, mais il en ignore la nature et les actes.
HAYAGRIVA: Plus tard, dans La République — l’allégorie de la caverne dont nous avons déjà parlé —, Socrate déclare que, dans le monde du savoir, la dernière chose perçue – et non sans difficulté — est la forme essentielle de la beauté. Considérant cette forme comme la cause de tout ce qui est bon et juste, il dit que sans l’avoir vue, nul ne peut agir avec sagesse, ni dans sa propre vie, ni dans les affaires de l’État. Là encore, la forme est mentionnée, mais non la personnalité.
SRILA PRABHUPADA: Voilà qui est contradictoire. Qui dit instructions reçues de Dieu dit forme. Cet entendement doit nous amener à comprendre l’existence d’une personnalité. Dans la Bhagavad-Gîtâ (2:12) Krishna informe Arjuna :
na tv evâham jâtu nâsam na tvam neme janâdhipâh
na caiva na bhavisyâmah sarve vayam atah param
« Jamais ne fut le temps où nous n’existions, Moi, toi et tous ces rois; et jamais aucun de nous ne cessera d’être. » Ce qui signifie que dans le passé, le présent et le futur, Krishna, Arjuna et tous les êtres vivants existent en tant que personnes dotées de forme. Pas question de sans forme. Jamais Krishna ne dit que nous n’avons une forme qu’au présent, et jadis non. Au contraire, Il condamne la vision impersonnaliste qui veut que la forme que prend Dieu soit illusion, ou mâyâ .
avyaktam vyaktim âpannam manyante mâm abuddhayah
param bhâvam ajânanto mamâvyayam anuttamam
« Les humains sans intelligence, ne Me connaissant point, croient que J’emprunte cette Forme, cette Personnalité. Leur ignorance les empêche de connaître Ma nature, suprême et immuable. » (Bhagavad-Gîtâ 7:24) Ainsi, les impersonnalistes qui prétendent que Dieu est finalement sans forme sont qualifiés d’inintelligents (abuddhayah). On appelle mâyâvâdî quiconque soutient que Dieu accepte un corps formé de mâyâ .
SYAMASUNDAR: Pour Platon, Dieu incarne l’idéal de tout objet, la représentation idéale de toute chose. L’âme distincte est donc un infime fragment de cet idéal.
SRILA PRABHUPADA: L’Univers matériel est le reflet dénaturé du monde spirituel. À titre d’exemple, dans l’Univers matériel existe l’amour, l’impulsion sexuelle, qu’on retrouve aussi dans le monde spirituel, mais en son état de perfection. La beauté y existe, ainsi qu’un attrait mutuel entre Krishna — un jeune garçon — et Râdhârânî, une jeune fille. Mais cet attrait, qui incarne la perfection, se reflète de façon dénaturée ici-bas. Garçons et filles tombent amoureux, puis, suite à quelque frustration, se séparent. D’où le qualificatif « dénaturé ». Néanmoins, dans le monde réel, il n’y a pas de séparation. C’est la perfection de l’amour, si merveilleux qu’il est source d’un plaisir croissant.
SYAMASUNDAR: Platon qualifie l’amour en ce monde de concupiscence, d’amour sensuel. Mais existe également l’amour idéal, platonique, ou intellectuel, par quoi on voit en la personne une âme, qu’on aime au lieu du corps.
SRILA PRABHUPADA: Oui, l’amour spirituel est une réalité. Nous lisons dans la Bhagavad-Gîtâ (5:18) :
vidyâ-vinaya-sampanne brâhmane gavi hastini
suni caiva svapâke ca panditâh sama-darsinah
« L’humble sage, éclairé du pur savoir, voit d’un œil égal le brahmane noble et érudit, la vache, l’éléphant, ou encore le chien et le mangeur de chien. » L’érudit voit tous ces êtres d’un œil égal, car il ne voit pas le vêtement extérieur, mais l’âme en chacun. Quand nous conversons, c’est à la personne même, et non à son vêtement, que nous nous adressons. De même, les érudits ne font pas de distinction entre différents corps externes, lesquels se développent selon le karma des êtres, mais s’avèrent éphémères. L’âme, elle, est bien réelle.
HAYAGRIVA: Selon Platon, il serait impossible d’atteindre la perfection en ce monde sensible.
SRILA PRABHUPADA: C’est juste. Toute chose matérielle souffre de quelque imperfection. Dans la Bhagavad-Gîtâ (18:48) Krishna informe Arjuna :
saha-jam karma kaunteya sa-dosam api na tyajet
sarvârambhâ hi dosena dhûmenâgnir ivâvrtâh
« Comme le feu est couvert par la fumée, toute entreprise est voilée par quelque faute. Aussi, ô fils de Kuntî, nul ne doit abandonner l’acte propre à sa nature, fût-il empreint de taches. » En exécutant nos devoirs d’état selon les shâstras, nous pourrons quand même atteindre la perfection, malgré quelques fautes. Grâce à la conscience de Krishna, chacun peut atteindre la perfection, peu importe sa situation. Le brahmane peut donner le savoir, le kshatriya peut accorder sa protection, le vaishya produira de la nourriture et le shoudra offrira une aide générale à tous. Même si quelque faute marque l’exécution de notre devoir, la perfection demeure accessible si on adhère aux injonctions.
SYAMASUNDAR: Platon perçoit l’âme humaine dans une position marginale, intermédiaire, entre deux mondes. L’âme appartient au monde idéal, mais elle a revêtu un corps matériel.
SRILA PRABHUPADA: Nous disons comme lui que l’âme conditionnée incarne l’énergie marginale. Elle peut assumer un corps spirituel ou matériel, mais à moins d’être formée à acquérir un corps spirituel, elle devra revêtir un corps de matière. Mais qu’elle s’engage dans le service de dévotion et son corps, qu’on dit matériel, se spiritualisera au même titre qu’une tige de fer chauffée au rouge acquiert les propriétés du feu. Ainsi, lorsqu’on devient conscient de Krishna, notre corps cesse d’être matériel pour acquérir une nature spirituelle.
HAYAGRIVA: Platon croit que Dieu place l’intelligence en l’âme et l’âme dans le corps, afin d’être le créateur d’une œuvre de nature suprême.
SRILA PRABHUPADA: Nous disons que l’être vivant fait partie intégrante de Dieu :
mamaivâmso jîva-loke jîva-bhûtah sanâtanah
« Les êtres, dans le monde des conditions, sont des fragments éternels de Ma Personne. » (Bhagavad-Gîtâ 15:7) L’être possède presque toutes les qualités de Dieu, mais en quantité infime. Ayant créé l’avion, nous pouvons nous attribuer quelque mérite, mais nous ne saurions créer une boule de feu comme le soleil et la faire flotter dans l’espace. Ainsi se mesure l’abîme qui nous sépare de Dieu. Par la volonté divine, des millions de planètes flottent dans les cieux. Nous pouvons réaliser certaines créations à l’aide de matériaux fournis par le Seigneur, mais non les matériaux mêmes. À titre d’exemple, nous ne pouvons fabriquer de l’or quoique Dieu ait créé tant de mines d’or.
SYAMASUNDAR: Platon raisonne que l’âme, étant éternelle, devait exister déjà dans le monde idéal, où elle assimila les principes éternels. Le fait que nous puissions aisément évoquer ces notions d’éternité démontre que celles-ci sommeillaient en nous.
SRILA PRABHUPADA: Éternellement de nature spirituelle, l’âme est une véritable mine de vertu. À cause de son contact avec la matière, elle devient conditionnée. Lorsqu’elle se voue au service de Krishna, service qui représente sa fonction originelle, l’âme acquiert aussitôt toutes les qualités spirituelles.
SYAMASUNDAR: Pour Platon, l’aspiration à l’immortalité est innée. L’être humain brûle de réaliser cette perfection.
SRILA PRABHUPADA: Nous désirons effectivement vivre éternellement, car nous sommes éternels en vérité. L’être a horreur de changer de corps matériel. Naissance et mort n’apportent que désagréments. Redoutant autant l’un que l’autre, il ignore comment s’y soustraire. Or, selon la Bhagavad-Gîtâ (4:9), il suffit de comprendre Krishna pour transcender cette transmigration de l’âme.
HAYAGRIVA: Platon perçoit que toute chose en l’Univers a sa raison d’être et sa finalité idéale consiste à évoluer vers l’idéal en lequel réside son essence, son archétype. Selon les Védas, Krishna est l’objet infiniment fascinant de l’Univers; tout doit donc évoluer vers Lui. Comment se fait-il alors que l’âme s’en détourne pour s’impliquer dans ce monde de mort et de renaissance ?
SRILA PRABHUPADA: C’est là l’influence de mâyâ , l’illusion. Elle n’aurait pas dû dévier ainsi, mais l’influence de mâyâ , l’y incite. D’où sa souffrance. Aussi Krishna dit-Il : sarva-dharmân parityajya mâm ekam (Bhagavad-Gîtâ 18:66); « Cesse d’échafauder tant de projets matériels; abandonne-toi à Moi et suis Mes directives. Tu connaîtras alors le bonheur. »
Voilà qui est très pratique. Selon la Bhagavad-Gîtâ, les êtres ayant oublié le lien qui les unit à Dieu revêtent un corps matériel, poussés par le désir de L’imiter. Ne pouvant être Dieu, ils ne peuvent que L’imiter. La femme peut s’habiller comme l’homme, mais cela ne suffit pas à en faire un mâle. Étant partie intégrante de Dieu, l’être peut croire qu’il est l’égal du Seigneur, le Jouissant Suprême, pensant : « Je jouirai moi-même. » Mais n’étant pas le réel jouissant, il se voit offrir une fausse plate-forme de jouissance : l’Univers matériel, où l’âme distincte connaît la frustration. On peut dire que celle-ci marque une évolution vers sa vraie vie. Toute personne intelligente se demandera : « Pourquoi cette frustration? En quoi réside la vraie perfection ? » Telles sont les prémisses du Védânta-soutra : athâto brahma-jijñâsâ. Frustré de l’Univers matériel, l’être s’enquiert : « Qu’est-ce que Brahman ? » Citons ici l’exemple de Sanâtan Goswami, qui était ministre des finances et qui, dans sa frustration, approcha Chaitanya Mahâprabhu. Notre vraie vie s’amorce lorsque, las de l’existence matérielle, nous approchons un maître spirituel. Si nous n’en faisons rien, nous serons certes frustrés dans toutes nos entreprises matérielles. Le Srimad-Bhâgavatam (5.5.5) déclare :
parâbhavas tâvad abodha-jâtoyâvan na jijñâsata âtma-tattvam
yâvat kriyâs tâvad idam mano vai karmâtmakam yena sarîra-bandhah
« Tant que l’être vivant ne s’enquiert pas des valeurs spirituelles de l’existence, il doit connaître la défaite et les maux issus de l’ignorance. Qu’il relève de la vertu ou du péché, le karma porte ses fruits, et si une personne est impliquée dans une forme ou une autre de karma, on qualifie son mental de karmâtmaka, ou teinté du désir de jouir des fruits de l’action. Aussi longtemps que le mental demeure impur, la conscience reste obscurcie, et tant que l’on suit la voie de l’action intéressée, on doit revêtir un corps matériel. »
Dans son ignorance, l’être recherche la vie idéale, mais n’essuie finalement que des échecs. Il doit en venir à se comprendre. Il saura alors qu’il n’est pas matière mais bien de nature spirituelle. Réalisant cette vérité, il commence à s’enquérir de la réalité spirituelle et peut ainsi retourner auprès de Dieu, en sa demeure première.
SYAMASUNDAR: Platon croit qu’il nous faut façonner notre vie de façon à atteindre la perfection.
SRILA PRABHUPADA: Ainsi se définit la conscience de Krishna et le service de dévotion. Serviteurs de Dieu, Krishna, nous devons, tant que dure notre séjour dans l’Univers matériel, apprendre à Le servir. Aussitôt notre apprentissage terminé, nous serons promus au monde spirituel pour servir en réalité. Chantant le Saint Nom ici-bas, nous en ferons autant dans le monde spirituel. Notre service s’y poursuivra. La seule différence est qu’en ce monde, notre service n’est qu’apprentissage, que probation. Là-haut, il devient réalité. Mais étant absolu, le service de dévotion ne diffère point du monde réel, même lorsqu’il relève de l’apprentissage. Quiconque donc s’engage dans des œuvres de dévotion est d’ores et déjà libéré. Ses actions mêmes se situent sur le plan de la libération; elles n’ont rien de matériel. Ceux qui ignorent tout de la dévotion pensent: « Mais que font-ils? Pourquoi chantent-ils? Tous peuvent en faire autant. Qu’y a-t-il de spirituel à cela ? » Ils ne savent pas que les Noms de Krishna, étant absolus, ont même valeur que Lui.
SYAMASUNDAR: Platon soutenait qu’il faut être parfaitement bon, mais sans donner de notion précise sur la façon d’y parvenir.
SRILA PRABHUPADA: Être parfaitement bon signifie agir pour Krishna, l’Infiniment Bon. L’occupation qui nous est assignée dans la conscience de Krishna nous permet de devenir parfaitement bon. Les activités d’une personne consciente de Krishna semblent parfaitement bonnes même aux yeux du matérialiste. Tous peuvent apprécier l’excellent caractère et les qualifications du dévot du Seigneur. Yasyâsti bhaktir bhagavaty akiñcanâ (S.B. 5.18.12): toutes les vertus éminentes des dévas se manifestent chez la personne qui a développé sa conscience de Krishna. Ainsi peut-on savoir si l’on progresse vers la perfection. Il ne s’agit pas ici simplement d’idéal, d’inaccessible. On peut en faire nous-même l’expérience. Et le dévot ne désire qu’être engagé dans la conscience de Krishna. Il n’aspire aucunement au plaisir des sens. Telle est la perfection.
HAYAGRIVA: Pour Platon, le parfait bonheur consiste à s’efforcer de devenir vertueux. Dans la mesure où l’humain est vertueux, il fait preuve de moralité. Les forces du mal en l’être humain s’opposent à ses efforts pour atteindre le but ultime. Mais Platon n’est pas un déterministe; il met l’accent sur le libre arbitre et insiste que le mal résulte du fait que l’humain ne remplit pas ses responsabilités. Le mal ne procède pas de Dieu, qui est infiniment bon.
SRILA PRABHUPADA: Tout vient de Dieu, mais il nous faut faire un choix. L’université et le pénitencier sont tous deux des institutions gouvernementales, mais l’université est destinée aux érudits et le pénitencier aux criminels. L’État finance ces deux institutions, mais c’est nous qui décidons de fréquenter l’université ou la prison. Ainsi s’exprime l’indépendance minime dont jouit chaque être humain. Krishna dit dans la Bhagavad-Gîtâ (9:29) :
samo ’ham sarva-bhûtesu na me dveso ’sti na priyah
ye bhajanti tu mâm bhaktyâ mayi te tesu câpy aham
« Je n’envie, Je ne favorise personne, envers tous Je suis impartial. Mais quiconque Me sert avec dévotion vit en Moi; il est un ami pour Moi, comme Je suis son ami. » Ce n’est pas que par envie, Dieu rend une personne malheureuse et une autre heureuse. C’est plutôt nous qui créons notre bonheur et notre malheur. L’État ne nous demande pas d’être des criminels; mais c’est notre faute si nous souffrons après l’être devenu. Bien sûr, Dieu est responsable en dernière analyse. C’est Lui qui confère souffrance ou bonheur, mais c’est nous qui créons la situation que rend possible la puissance de Dieu.
HAYAGRIVA: Platon conçoit la mort comme la fin de la vie sensible, des pensées, perceptions et expériences de l’individu, qui retourne alors au monde idéal d’où il était venu.
SRILA PRABHUPADA: Ce qui signifie qu’il croit en l’éternité de l’âme. Il existe trois niveaux d’existence: l’éveil, le rêve et le sommeil profond, ou l’inconscience. Quand l’homme meurt, il passe de l’état d’éveil à l’état de rêve, pour ensuite sombrer dans un sommeil profond. La transmigration signifie qu’il quitte son corps physique et emporte le corps subtil — formé du mental, de l’intelligence et de l’ego — vers un autre corps. Il demeure alors dans un état de sommeil profond jusqu’à ce que ce nouveau corps soit prêt, c.-à-d. pendant sept mois (pour l’être humain). Reprenant alors conscience, il pense: « Seigneur, pourquoi suis-je coincé dans le ventre d’une mère ? » Guère confortable dans cette situation, s’il est pieux, il prie Dieu de l’en délivrer, Lui promettant de devenir Son dévot. À sa sortie du sein, il passe de l’enfance à la jeunesse, puis de la maturité à la vieillesse, et enfin à la mort, comme la fleur dont la croissance comporte aussi différentes étapes. D’abord, ce n’est qu’un bouton, qui avec le temps, s’épanouit et revêt une grande beauté. En développant graduellement notre conscience de Krishna, la beauté de notre vie se manifestera en temps voulu.
HAYAGRIVA: Platon insiste également sur la réminiscence. Un enfant, par exemple, peut ne pas connaître un sujet, mais le professeur peut obtenir des réponses de lui suggérant qu’il a acquis ce savoir particulier dans une existence antérieure.
SRILA PRABHUPADA: Nous constatons par conséquent que certains étudiants sont plus intelligents que d’autres. Pourquoi ? Un élève peut très rapidement comprendre un sujet alors que d’autres en sont incapables.
pûrvâbhyâsena tenaiva hriyate hy avaso ’pi sah
« En vertu de la conscience divine acquise dans sa vie passée, il est tout naturellement porté vers la pratique du yoga, parfois même à son insu. » (Gîtâ 6:44) Certains naîtront au sein de familles riches et pourront acquérir une bonne éducation, alors que d’autres, nés de familles pauvres, demeureront peu instruits. Il faut comprendre ici que l’opulence, l’aristocratie, l’éducation et la beauté sont les fruits d’actes passés. Quoi qu’il en soit, chacun doit être instruit dans la conscience de Krishna, peu importe sa position en ce monde. En ce sens, il y a égalité des chances. Comme le dit si bien le Srimad-Bhâgavatam (2.4.18) :
kirâta-hûnândhra
pulinda-pulkasâ âbhîra
sumbhâ yavanâh khasâdayah
ye ’nye ca pâpâ yad-apâsrayâsrayâh
sudhyanti tasmai prabhavisnave namah
“ Les races Kirâta, Hûna, Ândhra, Pulinda, Pulkasa, Âbhîra, Sumbha, Yavana, Khasa, ainsi que d’autres également souillées de fautes, peuvent se voir purifiées en prenant refuge des dévots du Seigneur, car Celui-ci possède toute puissance. À Lui mon plus humble hommage. » Ainsi, même l’aborigène peut être formé dans la conscience de Krishna, car celle-ci se situe au niveau de l’âme.”
HAYAGRIVA: En ce qui concerne l’éducation, nous lisons dans La République : « L’âme de tout homme possède le pouvoir d’apprendre la vérité et l’organe pour la voir. De même qu’il faudra peut-être faire volte-face pour que l’œil puisse voir la lumière au lieu des ténèbres, l’âme entière doit être détournée de ce monde en mutation, jusqu’à ce que son œil puisse contempler la réalité et la suprême splendeur que nous nommons le Bien. Il pourrait donc exister un art dont le but serait de réaliser la conversion de l’âme de la façon la plus prompte. Non pas pour doter de vision l’œil de l’âme, qui la possède déjà, mais pour garantir qu’elle ne regarde pas dans la mauvaise direction. »
SRILA PRABHUPADA: Tel est le but du Mouvement pour la Conscience de Krishna. Il s’agit certes d’un art, qui consiste en la purification des sens. Une fois ceux-ci purifiés, notre principal objectif est atteint. Nous ne disons pas qu’il faut mettre fin aux activités sensorielles; il faut plutôt les réorienter. À l’heure actuelle, les yeux contemplent des objets matériels. Les yeux désirant voir de belles choses, nous leur proposons: « Regardez la forme sublime de Krishna. » La langue, elle, aspire à goûter des mets délicieux, aussi lui disons-nous : « Savoure ce Krishna-prasâdam. Mais ne touche pas à la viande ni aux autres aliments qu’on ne peut offrir à Krishna. » Tout est là; il s’agit simplement de purifier les sens. Selon la Bhagavad-Gîtâ (2:59) :
visayâ vinivartante nirâhârasya dehinah
rasa-varjam raso ’py asya param drstvâ nivartate
« Même à l’écart des plaisirs matériels, l’âme incarnée peut encore éprouver quelque désir pour eux. Mais qu’elle goûte une joie supérieure, et elle perdra ce désir, pour demeurer dans la conscience spirituelle. »
HAYAGRIVA: Ni Socrate ni Platon ne mentionnent le service de Dieu, bien qu’ils parlent de contempler la réalité de Dieu, ou la suprême splendeur, le Bien. Ils insistent toujours sur la contemplation, ou méditation, comme dans le jñâna-yoga.
SRILA PRABHUPADA: Voilà une façon de connaître Dieu, et elle peut nous aider à Le connaître tel qu’Il est. Toutefois, quand nous en venons à Le connaître, nous comprenons: « Dieu est grand et je suis petit. » C’est le devoir du petit de servir le grand. Ainsi le veut la Nature. Chacun sert d’une façon ou d’une autre; mais quand nous réalisons être des serviteurs et non le maître, nous réalisons notre véritable position. Il est naturel pour nous de servir. Celui qui n’a pas de famille à servir se procurera des chiens pour les servir. Nous constatons, surtout en Occident, que les aînés sans enfants possèdent deux ou trois chiens qu’ils s’efforçent de servir. Nous demeurons toujours des serviteurs. Mais si nous croyons être le maître, c’est que nous sommes en proie à l’illusion.
Le mot mâyâ signifie que nous servons tout en croyant être le maître. Mâya se traduit par « ce qui n’est pas » ou « ce qui n’est pas réel ». Par la méditation, lorsque nous devenons des êtres réalisés, nous pouvons alors comprendre: « Je suis serviteur. Je sers présentement mâyâ, l’illusion; mais désormais, je servirai Krishna. » Voilà la perfection. Le maître spirituel nous engage dès le début au service de Dieu, ce qui nous permet d’atteindre la perfection sans délai.
HAYAGRIVA: Dans La République, Platon érige un État idéal où les leaders ne possèdent ni propriété ni famille. Il estime que les gens doivent vivre dans une communauté où femmes et enfants sont propriété commune pour se garder de la corruption, de la dépravation et du népotisme au sein du gouvernement. Les philosophes d’élite doivent s’unir à des femmes de haute vertu pour produire les meilleurs candidats pour des postes de responsabilité. Cela correspond-il à la version védique ?
SRILA PRABHUPADA: Dans la civilisation védique, l’homme doit prendre épouse pour avoir des fils (putras). Putra-pinda-prayojanam : Le fils doit offrir le pinda afin que son père défunt soit élevé s’il se trouve dans une situation indésirable. Le mariage sert à concevoir de bons fils qui nous délivrent des flammes de l’enfer. Voilà la raison d’être de la cérémonie du srâddha. C’est le devoir du fils d’offrir les oblations au cours de cette cérémonie. On prend donc épouse pour procréer un bon fils, non pour le plaisir charnel. Ceux qui utilisent leur vie sexuelle à des fins religieuses obtiendront un bon fils qui les délivrera. Aussi Krishna dit-Il dans la Bhagavad-Gîtâ (7:11): dharmâviruddho bhûtesu kâmo ’smi bharatasabha – « Je suis l’union charnelle qui n’enfreint pas les principes de la religion. » Les rapports sexuels qui vont à l’encontre des principes spirituels ne sont que plaisirs sensuels qui mènent à une existence infernale. Il faut donc, selon les Védas, se marier et engendrer une bonne progéniture. Même si mon Guru Mahârâja était un sannyâsî brahmachârî, il disait parfois: « Si je pouvais engendrer des enfants vraiment conscients de Krishna, je me livrerais volontiers à une centaine de rapports charnels. Mais pourquoi le ferais-je si ce n’est que pour créer des chats et des chiens? » Les shâstras disent également :
gurur na sa syât sva-jano na sa syât pitâ na sa syâj jananî na sa syât
daivam na tat syân na patis ca sa syân na mocayed yah samupeta-mrtyum
« Celui qui ne peut délivrer du cycle des morts et des renaissances ceux qui dépendent de lui, ne devrait jamais devenir maître spirituel, père, mari, mère ou déva. » (S.B. 5.5.18)
C’est le devoir des parents de libérer leurs enfants du cycle des morts et des renaissances. Celui qui peut s’acquitter de cette responsabilité pourra, à son tour, être délivré par son fils s’il venait à sombrer dans une condition infernale.
SYAMASUNDAR: Platon croit que l’État parfait doit être organisé de telle façon que les hommes puissent s’efforcer d’atteindre l’idéal. Il assimile l’activité politique aux entreprises morales et affirme que le chef d’État doit être un sage (philosophe-roi) ou un groupe de sages. Dans une société parfaite, chaque individu fonctionne de son mieux selon ses compétences naturelles. Ce qui résulte en une société on ne peut plus harmonieuse.
SRILA PRABHUPADA: On retrouve également cette idée dans la Bhagavad-Gîtâ, où Krishna dit que la société idéale est celle aux quatre varnas : brahmana, kshatriya, vaishya et shoudra. Dans la société humaine, comme dans la société animale, chaque être est soumis à l’influence des trois modes de la Nature matérielle: sattva-guna, rajo-guna et tamo-guna, c.-à-d. Vertu, Passion et Ignorance. En partageant les hommes selon ces attributs, la société peut devenir parfaite. Si un homme baignant dans l’ignorance assume le rôle du philosophe, le chaos s’ensuivra. Le philosophe ne peut pas plus travailler comme un ouvrier. Ces divisions scientifiques doivent exister pour parfaire la société. Selon les Védas, les brahmanes — les humains les plus intelligents, qui s’intéressent au savoir spirituel comme à la philosophie — doivent occuper le plus haut poste; les kshatriyas — ou administrateurs – doivent œuvrer selon leurs directives. Ils doivent faire régner l’ordre public et s’assurer que chacun remplit son devoir. Vient ensuite la classe productive, formée de vaishyas qui se livrent à l’agriculture et à la protection de la vache. N’oublions pas les shoudras, les ouvriers, qui travaillent pour le bien des autres classes.
De nos jours, bien sûr, l’industrialisation à grande échelle est synonyme d’exploitation. Celle-ci n’existait pas à l’époque védique. Les gens vivaient alors de l’agriculture et de la protection de la vache. S’il y a suffisamment de lait produit par des vaches bien portantes, tous peuvent se nourrir de céréales, fruits, légumes et autres aliments végétaux. Hélas, la civilisation moderne a adopté l’alimentation carnée, une pratique barbare, infra-humaine.
La société idéale sera formée de brahmanes, kshatriyas, vaishyas et shoudras. Le Srimad-Bhâgavatam compare ces divisions sociales au corps: la tête, les bras, l’estomac et les jambes. Toutes les parties du corps sont censées garder le corps en bonne santé. Comparativement aux jambes, la tête est plus importante. La tête doit diriger le corps vers tel ou tel endroit, mais sans les jambes, le corps ne peut se déplacer. Il doit donc y avoir coopération, qu’on retrouve dans l’État idéal. Aujourd’hui, des sots, des vauriens et des ânes sont élus. Si une personne peut obtenir des votes, elle se verra confier un poste d’administrateur, même s’il s’agit d’un coquin fieffé. Que peut-on y faire ? Voilà pourquoi personne n’est heureux.
L’État idéal fonctionne sous la direction des brahmanes, qui ne s’intéressent pas personnellement à la politique ou à l’administration, ayant un devoir supérieur à remplir. À l’heure actuelle, le corps social ressemble à un cadavre car il n’a pas de tête. La tête est très importante et notre Mouvement pour la Conscience de Krishna cherche à créer des brahmanes qui pourront guider adéquatement la société. Les administrateurs pourront diriger à merveille selon les directives des philosophes et théologiens — c.-à-d. des personnes conscientes de Dieu. Jamais un théiste n’autorisera l’ouverture d’abattoirs. L’abattage animal est permis de nos jours parce que de nombreux vauriens sont chefs d’État. Lorsque le roi Pariksit vit Kali attenter à la vie d’une vache, il dégaina aussitôt son épée en demandant: « Qui es-tu? Pourquoi cherches-tu à tuer ce pauvre animal ? » Voilà un vrai roi.
SYAMASUNDAR: Platon honorait également une telle structure sociale, qui préconisait cependant trois divisions plutôt que quatre. Les gardiens de la société étaient des sages qui régnaient et gouvernaient. Courageux, les hommes de guerre protégeaient autrui. Les artisans, quant à eux, accomplissaient leurs services avec obéissance, motivés à travailler par le besoin d’assouvir leurs appétits. Platon voyait en outre l’homme divisé en trois parties: intelligence, courage et appétit, qui correspondent aux trois attributs de l’âme — Vertu, Passion et Ignorance.
SRILA PRABHUPADA: L’âme ne possède pas trois attributs; c’est une erreur de le croire. Par nature, l’âme est pure, mais dû à son contact avec les modes d’influence de la Nature, elle revêt un vêtement matériel, que le Mouvement pour la Conscience de Krishna cherche à retirer. D’où notre premier principe : « Vous n’êtes pas le corps. »
HAYAGRIVA: Dans La République, Platon affirme qu’il n’y a pas meilleur gouvernement qu’une monarchie éclairée.
SRILA PRABHUPADA: Nous sommes d’accord sur ce point. Evam paramparâ-prâptam imam râjarsayo viduh : « Savoir suprême, transmis de maître à disciple, voilà comment les saints rois l’ont reçu et réalisé. » (Bhagavad-Gîtâ 4:2) On nomme râjarsi le saint roi qui est également un souverain idéal. Nous offrons notre hommage respectueux à Mahârâj Yudhisthir, à Mahârâj Pariksit et à Sri Râmachandra, exemples du souverain idéal.
HAYAGRIVA: Selon Platon, lorsque la monarchie dégénère, elle devient tyrannie. Quand l’aristocratie se détériore, elle se transforme en oligarchie, c.-à-d. un gouvernement dirigé par des hommes corrompus. Il considère la démocratie comme l’une des pires formes de gouvernement, car en se détériorant, elle dégénère en voyoucratie.
SRILA PRABHUPADA: Il en est d’ailleurs ainsi de nos jours. Au lieu d’un saint roi, des milliers de pseudo-rois pillent l’argent péniblement gagné des contribuables à coups d’impôts. La monarchie védique ne pouvait dégénérer en tyrannie du fait que le roi était guidé par un conseil de brahmanes, ou de saints érudits. Même Mahârâj Yudhisthir et Sri Râmachandra se soumirent à ce principe. Le roi devait agir conformément aux décisions des doctes érudits — les brahmanes — et des sâdhous, ou personnes saintes.
Lorsque Vena Mahârâj régnait de façon abusive, les brahmanes lui conseillèrent d’agir autrement, mais il refusa d’obtempérer. Aussi le maudirent-ils. Quand il en mourut, son fils Prithou le remplaça sur le trône. Un grand sage est requis pour remplir le rôle de monarque et assurer le bon fonctionnement du gouvernement. Les démocraties actuelles sont dérisoires, étant formées de vauriens qui se corrompent mutuellement. Une fois élus, ils pillent et se laissent acheter. Mais si le chef d’État peut comprendre la Bhagavad-Gîtâ, son gouvernement sera automatiquement parfait. C’est pourquoi on l’enseignait autrefois aux monarques : imam râjarsayo viduh (Gîtâ 4:2)
SYAMASUNDAR: Le système de Platon était en quelque sorte démocratique en ce qu’il estimait que chacun devrait avoir la chance d’occuper les différents postes.
SRILA PRABHUPADA: On peut en dire autant de nous, car nous offrons même au dernier des candâlas la chance de devenir un brahmane en éveillant sa conscience de Krishna. Dès qu’une personne acquiert cette conscience, elle peut accéder au plus haut poste, serait-elle née dans une famille de candâlas.
aho bata sva-paco ’to gariyan yaj-jihvagre vartate nama tubhyam
tepus tapas te juhuvuh sasnur arya brahmanucur nama grnanti ye te
« O Seigneur, même s’ils viennent de familles de mangeurs de chiens, ceux qui chantent Tes Saints Noms sont extrêmement élevés dans la conscience spirituelle. Car pour pouvoir ainsi chanter Tes Noms, ils ont dû mener maintes ascèses, exécuter d’innombrables sacrifices, se baigner dans tous les lieux sacrés et avoir étudié toutes les Écritures védiques. Ils sont certes les meilleurs des Aryens. » (Srimad-Bhâgavatam 3.33.7)
Et comme le dit si bien la Bhagavad-Gîtâ (9:32) :
mam hi pârtha vyapasritya ye ’pi syuh pâpa-yonayah
striyo vaisyâs tathâ sûdrâs te ’pi yânti parâm gatim
« Quiconque en Moi prend refuge, ô fils de Prithâ, fût-il de basse naissance, une femme, un vaishya [commerçant], ou même un shoudra [ouvrier], peut atteindre le but suprême. » Krishna dit que tous peuvent retourner auprès de Dieu, en leur demeure originelle. Samo ’ham sarva-bhûtesu : « Envers tous Je suis impartial. Tous peuvent venir à Moi. » (Gîtâ (9:29) Il n’y a pas d’obstacle.
SYAMASUNDAR: Platon croit que l’État doit former les citoyens de telle façon qu’ils deviennent vertueux. Selon son système d’éducation, les trois premières années de la vie seraient consacrées au jeu et à l’entraînement physique. De trois à six ans, les enfants apprendraient des récits spirituels. De sept à dix ans, la gymnastique; de dix à treize ans, la lecture et l’écriture; de quatorze à seize ans, la poésie et la musique; de seize à dix-huit ans, les mathématiques; de dix-huit à vingt ans, l’exercice militaire. Ceux qui avaient l’esprit scientifique ou philosophique demeuraient aux études jusqu’à l’âge de trente-cinq ans. S’ils étaient guerriers, ils se livraient à l’exercice militaire.
SRILA PRABHUPADA: Ce programme s’adressait-il à tous, ou existait-il différents systèmes d’éducation s’adressant à différentes classes d’hommes ?
SYAMASUNDAR: Il s’appliquait à tous.
SRILA PRABHUPADA: Cela n’est guère souhaitable. Si certains sont enclins à la théologie et à la philosophie, pourquoi les soumettre à l’exercice militaire ?
SYAMASUNDAR: Conformément au système de Platon, tous devaient se soumettre à deux ans d’exercice militaire.
SRILA PRABHUPADA: Pourquoi perdre ainsi deux années? Nous ne saurions même perdre deux jours.
SYAMASUNDAR: Ce genre d’éducation visait à déterminer à quelle classe une personne appartient. Ce ne sont pas ses qualifications qui déterminent à quelle classe elle appartient.
SRILA PRABHUPADA: D’accord, mais cette tendance ou disposition était déterminée par le maître spirituel, le précepteur qui formait l’enfant. Celui-ci doit être à même de voir qui est capable de recevoir une formation militaire, philosophique ou administrative. Ce n’est pas que tous doivent entreprendre le même apprentissage. Chacun doit être formé pleinement selon son inclination spécifique. Si par nature, une personne est portée vers l’étude de la philosophie, pourquoi perdrait-elle son temps dans l’armée? Si, au contraire, elle est encline à l’entraînement militaire, pourquoi perdrait-elle un temps précieux dans d’autres études? Arjuna, à titre d’exemple, était issu d’une famille kshatriya, formée à l’art militaire. Jamais les Pândavas ne reçurent de formation philosophique. Quoiqu’il fût brahmane, Dronâchârya — leur précepteur — leur enseigna la science militaire, non la théologie ou la philosophie (brahma-vidyâ). Tous ne doivent pas recevoir une formation dans tous les domaines. Ce serait une pure perte de temps. Si un élève est enclin à la production, les affaires ou l’agriculture, qu’on le forme dans ces domaines particuliers. S’il a l’esprit philosophique ou militariste, qu’on lui donne un apprentissage approprié. S’il est moins doué, qu’il soit ouvrier (shoudra). Les membres de ces quatre classes sont choisis selon leurs caractéristiques et leurs qualifications. Nârada Muni confirme qu’il doit en être ainsi. Même celui qui naît dans une famille brahmanique doit être considéré comme un shoudra, si telles sont ses qualifications. Par contre, ceux nés de familles shoudras doivent être tenus pour des brahmanes s’ils en manifestent les caractéristiques. Le maître spirituel doit être à même de discerner les inclinations de l’élève, qui doit aussitôt être formé dans ce domaine. Voilà qui amènera la perfection.
SYAMASUNDAR: Selon le système de Platon, ces inclinations n’émergeront que si une personne expérimente dans tous les domaines.
SRILA PRABHUPADA: C’est faux, car l’âme est éternelle. Elle retient donc certaines inclinations de sa vie précédente. Dans la culture védique, dès que naît un enfant, on fait appel à un astrologue. L’astrologie peut s’avérer d’une aide précieuse si un astrologue de premier rang peut dire dans quel domaine l’enfant œuvrait jadis et quelle formation il doit recevoir. De toute évidence, les caractéristiques psychologiques et physiques étaient aussi prises en considération. L’enfant qui ne remplit pas le rôle qu’on lui assigne peut être transféré à une autre classe. Généralement, les inclinations spécifiques d’un enfant sont déterminées dès sa naissance, bien qu’elles puissent changer selon les circonstances. Une personne peut avoir acquis une formation brahmanique dans une vie antérieure et en manifester les caractéristiques, mais il ne faut pas croire qu’on est automatiquement un brahmane simplement parce qu’on naît dans une famille de brahmanes. Car il ne s’agit pas ici d’une question de naissance mais bien de qualifications.
SYAMASUNDAR: Quelle serait alors la raison d’être de l’État, des ordres sociaux et du gouvernement ?
SRILA PRABHUPADA: Rendre chacun conscient de Krishna. Telle est l’ultime perfection de l’existence. L’entière structure sociale doit être conçue à cette fin. De toute évidence, tous ne peuvent atteindre cette perfection en une seule vie, de même que tous les étudiants à l’université ne recevront pas un doctorat. Mais il ne faut pas pour autant fermer les universités, même si les candidats de haut calibre sont plutôt rares. Dans un même ordre d’idée, une institution comme notre Association pour la Conscience de Krishna doit continuer d’exister afin qu’au moins quelques membres de la population puissent atteindre le but ultime.
SYAMASUNDAR: Le but du gouvernement doit donc être de rendre chacun conscient de Krishna ?
SRILA PRABHUPADA: Oui, car tel est bien le but suprême. Tous doivent donc aider ce mouvement et profiter de cette occasion qui leur est offerte. Quelle que soit notre position sociale, nous pouvons nous rendre au temple et y adorer Dieu. Cet enseignement s’adresse à tous et le prasâdam est également offert à tout un chacun. Il n’y a donc aucun problème. Chacun peut apporter sa contribution au Mouvement pour la Conscience de Krishna. Les brahmanes peuvent contribuer leur intelligence, les kshatriyas leur charité, les vaishyas céréales, lait, fruits et fleurs; quant aux sudras, leur contribution se présente sous forme de force physique employée au service d’autrui. Une telle coopération permettrait à tous d’atteindre un même but — l’ultime perfection.